Nicolas de Flue et la▶ tradition réformée (1er septembre 1939)c
Tout ce que ◀le▶ Suisse romand moyen connaît ◀de▶ Nicolas de Flue, c’est que ce pieux ermite vint à ◀la▶ Diète ◀de▶ Stans pour apaiser ◀les▶ deux partis confédérés, à ◀la▶ veille ◀d’▶une guerre civile. Quant au reste ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ Nicolas, on ◀l’▶ignore très généralement. Il n’en va pas de même chez nos confédérés des petits cantons. Et c’est pourquoi ◀les▶ catholiques n’ont pas eu ◀de▶ peine à s’annexer ◀le▶ « frère Claus », cependant que ◀les▶ protestants ◀l’▶abandonnaient sans grand chagrin. Situation très paradoxale, si ◀l’▶on songe qu’au xvie siècle, Nicolas fut revendiqué par tous ◀les▶ réformés ◀de▶ Suisse comme l’un ◀de▶ leurs plus grands précurseurs. Il m’a paru que ◀la▶ question méritait bien ◀d’▶être reprise, du point de vue ◀d’▶un réformé du xxe siècle. ◀D’▶où la première étude ◀d’▶ensemble que viennent de publier ◀Les▶ Cahiers protestants . Je suis heureux ◀de▶ ◀l’▶occasion qui m’est offerte ◀de▶ préciser ici ◀les▶ résultats ◀de▶ mon enquête.
Une solitude active
Rappelons d’abord quelques faits importants. Nicolas de Flue ne devint ermite qu’après avoir atteint sa cinquantième année. Né au début du xve siècle ◀d’▶une famille paysanne ◀de▶ ◀l’▶Obwald, il avait été capitaine, puis juge de paix, puis simple agriculteur, marié et père ◀de▶ dix enfants, lorsqu’il crut devoir obéir à ◀l’▶appel ◀de▶ ◀la▶ solitude. C’est donc au terme ◀d’▶une féconde carrière qu’il parvint à cette décision, non sans avoir mûrement pesé son acte et obtenu ◀le▶ consentement des siens. Nous ne sommes pas en présence d’un pauvre illuminé, mais ◀d’▶un solide confédéré qui a fait ses preuves dans ◀la▶ vie quotidienne. Notons ensuite qu’au lieu d’entrer dans un couvent, Nicolas se retire dans une cabane construite non loin de sa ferme, au Ranft. Il y mènera jusqu’à sa mort ◀la▶ vie ◀d’▶un pieux laïque et non ◀d’▶un moine, parfois même suspecté par ◀l’▶Église qui se méfie ◀de▶ cet « irrégulier ». Ne dit-on pas que, durant ◀les▶ vingt ans ◀de▶ sa retraite, il n’a pris ◀d’▶autre nourriture que ◀l’▶hostie, une fois par semaine ? ◀L’▶évêque et ◀les▶ autorités ont bien tenté ◀de▶ ◀l’▶espionner : jamais on ne ◀l’▶a trouvé en faute. Entouré du respect ◀de▶ ses concitoyens, il reçoit chaque jour des visites, donne des conseils ◀d’▶une grande sagesse pratique et participe si bien à ◀la▶ vie ◀de▶ son peuple que ◀le▶ simple message qu’il transmettra aux députés, lors de ◀la▶ fameuse Diète ◀de▶ Stans, sauvera ◀la▶ situation in extremis. Il n’aura pas besoin ◀de▶ paraître en personne ; son conseil suffira, et son autorité, pour calmer ◀les▶ passions déchaînées. ◀Le▶ Solitaire est donc devenu ◀la▶ principale force morale et politique ◀de▶ toute ◀la▶ Confédération.
Deux faits surtout méritent ◀de▶ nous retenir, dans ce bref memento biographique.
1° Malgré ◀l’▶extrême rigueur ◀de▶ ses « pratiques », Nicolas n’a pas pu trouver ◀la▶ paix ◀de▶ son âme dans ◀le▶ monde. Il a dû se retirer et vivre en marge des conditions normales ◀de▶ ◀l’▶existence. Signe du désarroi intime où ◀la▶ piété ◀de▶ ◀l’▶Église non réformée laissait ◀les▶ âmes, ◀les▶ plus exigeantes, privées ◀de▶ tout contact direct avec ◀la▶ Bible.
2° Dans son ermitage du Ranft, Nicolas ne s’est pas abandonné aux « saintes délices » ◀de▶ ◀la▶ contemplation. Il ne s’est libéré ◀de▶ certaines servitudes que pour mieux servir ◀le▶ Seigneur dans ◀la▶ personne ◀de▶ son prochain. Il n’a renoncé à ses travaux ◀de▶ paysan que pour mieux travailler au bien ◀de▶ tous. En fin de compte, sa retraite hors du monde n’a pas anéanti, mais décuplé son action pratique sur ◀le▶ monde. Ce dernier point est capital. Car, après tout, si Nicolas est l’un des Pères ◀de▶ notre Confédération, c’est à son action qu’il ◀le▶ doit. S’il n’avait été qu’un ascète, nous ne saurions plus rien ◀de▶ lui. C’est pourquoi ◀les▶ réformateurs insistèrent à bon droit sur son rôle politique, tandis que ◀les▶ catholiques préféraient s’en tenir à ◀l’▶éloge ◀de▶ son jeûne et ◀de▶ ses visions.
Nicolas et ◀les▶ réformés
Mort en 1487, c’est-à-dire trente ans avant ◀la▶ Réforme, Nicolas appartient à ◀l’▶héritage commun des catholiques et des protestants suisses. Mais dès les premiers jours ◀de▶ ◀la▶ Réforme, ◀la▶ question se posa ◀de▶ savoir auquel des deux camps en présence son souvenir servirait ◀de▶ patronage. Si nous lisons ◀les▶ recueils ◀de▶ sources sur Bruder Klaus publiés par Dürrer en 1921, nous constatons que, dans ◀l’▶ensemble, ◀les▶ positions furent très vite prises, et très nettement. « Tandis qu’à ◀la▶ manière traditionnelle — écrit ◀le▶ catholique Dürrer — ◀les▶ réformés gardaient avec reconnaissance ◀le▶ souvenir ◀de▶ ◀l’▶action politique ◀de▶ Nicolas, Pacificateur des cantons et adversaire du régime des pensions, ◀la▶ Contre-Réformation insistait exclusivement sur ◀l’▶aspect religieux du frère Claus, considéré comme témoin ◀de▶ ◀l’▶ancienne foi, héraut ◀de▶ ◀l’▶Eucharistie et prophète des malheurs dus à ◀la▶ Réforme. Pour des fins partisanes non dissimulées, ◀les▶ politiciens des cinq cantons catholiques cherchent leur salut dans des soutiens extérieurs, et ◀les▶ publicistes jésuites, pour la plupart étrangers, tentent ◀d’▶éluder ◀l’▶action politique du frère Claus. Ils ne signalent pas ◀l’▶événement ◀de▶ ◀la▶ Diète ◀de▶ Stans, ni ◀le▶ patriotisme confédéral ◀de▶ Nicolas, qui incommodaient au suprême degré ces hommes d’État enrichis par ◀les▶ pensions et ◀le▶ service étranger. (R. Dürrer : Bruder Klaus, t. II, p. 851.)
Rien ◀d’▶étonnant, dès lors, si les premières biographies sérieuses ◀de▶ Nicolas sont dues à ◀la▶ plume ◀de▶ disciples ou ◀d’▶amis des réformateurs : Myconius, ◀de▶ Zurich ; Ritter, ◀de▶ Saint-Gall ; Valerius Anshelm, ◀de▶ Berne (dès 1529) ; Stumpf, pasteur à Stein, et, finalement, Bullinger lui-même, ◀le▶ célèbre successeur ◀de▶ Zwingli. Tous ces auteurs admettent et louent ◀le▶ miracle du jeûne prolongé ◀de▶ Nicolas. Seul ◀le▶ mystique luthérien Sébastien Franck dit à ◀la▶ fin ◀de▶ sa chronique : « Qu’il n’ait rien mangé, je ne puis ◀le▶ croire : ◀les▶ Suisses eux-mêmes ne ◀l’▶affirment et ne ◀le▶ croient pas. » Rappelons que lorsqu’on demandait à Nicolas comment il pouvait vivre « sans nourriture corporelle », il se bornait à dire : « Dieu ◀le▶ sait… »
Rien ◀d’▶étonnant non plus si, en 1522, un pamphlet catholique anonyme se plaint ◀de▶ ce que ◀les▶ réformés invoquent sans cesse ◀les▶ conseils ◀de▶ ◀l’▶ermite dès qu’il s’agit des affaires publiques. Après tout, dit ◀l’▶auteur, à quoi se résument ces conseils ? À ceci : « que chacun doit rester sur son fumier » ! Mais Nicolas n’a-t-il pas dit aussi qu’il fallait garder ◀l’▶« ancienne foi » ! Voilà ◀le▶ conseil que ◀les▶ protestants devraient suivre !
Ce dernier argument ayant été repris par ◀le▶ catholique Faber, Zwingli réplique en 1526 :
Pieux confédérés, Faber adjure Zurich ◀de▶ conserver ◀l’▶ancienne foi des cantons : mais vous savez très bien que Zurich seule garde ◀le▶ souci ◀de▶ ◀la▶ vieille foi, celle des saints apôtres et ◀de▶ nos ancêtres ! Car c’est par ◀la▶ seule force ◀de▶ Dieu que nos ancêtres se sont libérés des maîtres que Faber sert aujourd’hui… Si nous suivions ◀les▶ conseils du frère Claus, nous serions délivrés ◀de▶ ces valets qui, sous prétexte de foi, trafiquent et jettent ◀la▶ discorde parmi nous.
Plusieurs fois déjà, dans ses sermons, Zwingli avait cité avec éloges ◀le▶ « pieux frère Claus von Unterwalden ». ◀Les▶ autres réformateurs ◀de▶ ◀la▶ Suisse allemande en font autant. Joachim von Watt, ou Vadian, ◀le▶ savant humaniste fondateur ◀de▶ ◀l’▶Église ◀de▶ Saint-Gall, décrit ◀la▶ vie ◀de▶ Nicolas dans un ouvrage sur ◀la▶ Vie monacale. Il insiste sur ◀le▶ fait que ◀l’▶ermite n’a nullement rompu ses liens avec sa paroisse, mais, au contraire, n’a cessé ◀de▶ visiter ◀les▶ malades et ◀de▶ venir en aide aux affligés ; « de plus, ajoute-t-il, il n’a pas établi sa demeure tout à fait à ◀l’▶écart du monde, mais au contraire près des habitations ◀de▶ sa famille et ◀de▶ sa parenté. »
En 1556, Matthias Flacius l’Illyrique, ◀le▶ père ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Église chez ◀les▶ protestants, fait ◀l’▶éloge ◀de▶ Nicolas dans un ouvrage au titre significatif : « Catalogue des témoins ◀de▶ ◀la▶ foi qui se sont dressés, avant Martin Luther, contre ◀le▶ pape et ses erreurs ». Enfin, s’il était besoin ◀d’▶une attestation plus décisive encore, voici celle ◀de▶ Luther en personne. Il écrit dans une lettre à Speratus : « Joignez ◀le▶ frère Claus à tous ceux qui ont témoigné pour ◀le▶ Christ contre ◀l’▶Antéchrist. »
Nicolas et ◀le▶ théâtre protestant
L’une des meilleures preuves ◀de▶ ◀l’▶adoption spontanée ◀de▶ Nicolas non seulement par ◀les▶ docteurs réformés, mais par ◀les▶ populations protestantes, je ◀la▶ trouve dans ◀le▶ théâtre ◀de▶ ◀l’▶époque.
Voici tout d’abord deux satires dialoguées, datées ◀de▶ 1526 et ◀de▶ 1538 ; elles font intervenir ◀l’▶ermite du côté des réformés, ennemis du régime des pensions. Il s’agit là ◀de▶ pièces ◀d’▶actualité, ◀d’▶intentions nettement polémiques.
Beaucoup plus vaste est ◀la▶ portée ◀d’▶un mystère intitulé ◀Le▶ Miroir du Monde, qui fut joué à Bâle en 1550. Ce premier drame sur Nicolas de Flue est ◀l’▶œuvre ◀d’▶un protestant, ◀l’▶Alsacien Valentin Boltz. Il ne comptait pas moins ◀de▶ 149 rôles parlés, et sa représentation demanda deux jours pleins, nous dit Dürrer. Nicolas y personnifie ◀l’▶idée confédérale, créatrice ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Autour de lui, gravitent des figures symboliques ou historiques : ◀les▶ treize cantons, des apôtres, des prophètes et des représentants ◀de▶ ◀la▶ hiérarchie catholique.
Au premier acte, on voit ◀les▶ évêques et ◀les▶ moines chassés ◀de▶ ◀la▶ scène à coups ◀de▶ fouet par ◀le▶ prophète Elie. Puis ◀les▶ cantons personnifiés viennent discuter ◀le▶ renouvellement ◀de▶ ◀l’▶ancienne alliance confédérale. Nicolas invoque Moïse, qui lui répond longuement en décrivant ◀la▶ corruption ◀d’▶Israël et ◀la▶ nécessité ◀d’▶une piété purifiée et « sérieuse ». Au dernier acte, après que ◀la▶ Mort ait accompli son Jugement, ◀les▶ treize cantons reparaissent et loue ◀la▶ sagesse du frère Claus. ◀Les▶ cantons catholiques reconnaissent qu’il avait eu raison ◀de▶ ◀les▶ mettre en garde contre ◀les▶ vaines richesses, ◀les▶ prières des lèvres, ◀les▶ « vêtements étrangers » et ◀les▶ doctrines qu’on ne met pas en pratique. ◀Les▶ cantons protestants, pour leur part, se repentent ◀de▶ leur orgueil. Et Nicolas, une dernière fois, ◀les▶ adjure ◀de▶ garder ◀le▶ Pacte dans ◀l’▶amour fraternel et ◀la▶ vigilance. Puis il salue ◀l’▶ange ◀de▶ Dieu qu’il voit venir à sa rencontre.
◀Les▶ satires zwingliennes et ◀le▶ mystère ◀de▶ Valentin Boltz devaient être à ◀l’▶origine ◀d’▶une riche tradition dramatique. Mais à partir de ◀la▶ fin du xvie siècle, ◀les▶ pièces ◀d’▶inspiration catholique deviendront ◀de▶ beaucoup ◀les▶ plus nombreuses. (La première en date, celle du jésuite Jacob Gretser, fut jouée à Lucerne en 1586. ◀Le▶ rôle politique ◀de▶ Nicolas n’y est même pas mentionné !) N’y a-t-il pas là une grande anomalie ? Car, enfin, ◀l’▶élément ◀le▶ plus spectaculaire ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ Nicolas réside dans son intervention politique. Or c’est précisément ce trait que les premiers réformés ont souligné. Ne conviendrait-il pas que ◀les▶ protestants, ◀de▶ nos jours, s’avisent ◀de▶ renouer leur tradition ◀de▶ Nicolas, et précisément au théâtre ?
C’est dans cette idée que j’ai conçu, en septembre dernier, ◀la▶ légende dramatique qui sera joué — Dieu voulant ! — à ◀l’▶Exposition ◀de▶ Zurich. J’ai tenté ◀de▶ réintégrer Nicolas dans ◀l’▶actualité ◀la▶ plus brûlante ◀de▶ notre siècle : il n’était que ◀de▶ mettre en relief ◀les▶ traits ◀de▶ cette figure qui frappèrent particulièrement nos ancêtres réformés. Toute ma pièce est donc centrée sur ◀la▶ vocation exceptionnelle ◀de▶ ◀l’▶ermite, c’est-à-dire sur ◀le▶ rôle civique que sa retraite lui permit ◀de▶ jouer.
Nicolas ne pouvait pas lire ◀la▶ Bible, mais il aimait à en citer ◀les▶ versets qu’on lui avait enseignés. Je ◀l’▶ai fait parler ◀le▶ plus possible en style biblique, conscient ◀de▶ me ranger ainsi dans ◀la▶ vraie tradition du théâtre protestant, telle que ◀l’▶illustre, par exemple, ◀l’▶Abraham sacrifiant ◀de▶ Théodore de Bèze. Nicolas de Flue, me dira-t-on, n’est pas un « sujet protestant » ? Eh quoi ! Abraham non plus n’était pas calviniste. Ce qui caractérise un drame protestant, c’est bien moins ◀le▶ sujet que ◀le▶ style, ◀l’▶inspiration biblique, au premier chef.
Ces quelques mots sont bien rapides, je ◀le▶ sens. Je ◀les▶ termine dans ◀l’▶angoisse ◀d’▶une crise qui recrée, à ◀l’▶échelle mondiale, ◀le▶ drame ◀de▶ ◀la▶ Diète ◀de▶ Stans. Notre Europe trouvera-t-elle son pacificateur ? ◀Le▶ mérite-t-elle encore ? Saura-t-elle ◀l’▶écouter ? Puisse du moins ◀le▶ souvenir ◀de▶ Nicolas de Flue nous faire comprendre que ◀le▶ paix n’est jamais ◀le▶ résultat ◀de▶ nos calculs, mais ◀le▶ miracle ◀de▶ Dieu seul, et ◀la▶ victoire ◀de▶ Sa miséricorde.