Billet d’▶aller et retour (décembre 1939)f
Je ◀l’▶ai pourtant quittée, cette chambre paysanne, mais j’y suis pour peu que j’y pense, et c’est souvent. Faites ◀le▶ compte ◀de▶ vos heures et vous découvrirez que tout homme rêve une bonne part ◀de▶ sa vie.
Mais il arrive aussi que certains rêves, et certains cauchemars, soient vécus ; j’ai connu cela trois jours plus tard, dans une grande gare ◀de▶ cette Europe qui ne sait plus répondre aux menaces que par ◀l’▶extinction des lumières, — ◀de▶ toutes ◀les▶ lumières humaines. J’avais quitté mon train pendant ◀l’▶arrêt, à ◀la▶ recherche ◀d’▶un buffet quelconque, et je n’avais trouvé qu’un abri souterrain au bout du quai. Pendant ce temps, ◀l’▶express avait changé ◀de▶ voie. Dans ◀la▶ bleuâtre obscurité, nul écriteau lisible et nul visage reconnaissable. Une course haletante et bousculée dans ◀le▶ dédale des passages sous voie encombrés ◀de▶ sacs ◀de▶ sable, au long ◀d’▶étroits couloirs où je coudoyais des soldats sourds et muets — tous ◀les▶ numéros arrachés — tandis que des sifflets annonçaient un départ. À ◀la▶ fin, je retrouve un wagon qui me paraît être le mien, mais je ◀l’▶avais quitté presque vide et il est plein ◀de▶ dormeurs débraillés, ◀de▶ musettes et ◀de▶ masques à gaz. Déjà nous roulons lourdement. ◀Le▶ nom ◀de▶ cette gare — comme ◀de▶ toutes ◀les▶ autres — était camouflé, illisible. Je ne saurai jamais si j’ai rêvé. Mais au matin, oui, c’était bien Paris, et ◀les▶ sirènes ◀d’▶une fin ◀d’▶alerte.
Imaginez un Paris englouti dans ◀l’▶épaisse nuit des campagnes, mais une nuit sans clair de lune, sans arbres et sans abois lointains. On y rôde en frôlant ◀les▶ murs, heurtant des corps, guettant des phares sans reflet sur ◀le▶ macadam. Tout au bas, tout au fond ◀de▶ ◀l’▶ombre, dans ◀la▶ pierre et dans ◀les▶ vestiges ◀d’▶une civilisation qui déserte… Je me suis enfermé dans ma chambre ◀d’▶hôtel et j’ai écrit pendant deux jours ces conférences que j’allais faire, absurdement, dans un pays qui n’existait peut-être plus, qui était réduit à se défendre par ◀le▶ suicide, ◀la▶ Hollande inondée, disait-on.
Et voici sous ◀la▶ pluie et ◀la▶ brume, à ◀l’▶horizon des marécages, une confusion ◀de▶ silhouettes griffues : moulins, clochers, grues, cheminées, au-dessus ◀de▶ faubourgs luisants ◀de▶ briques et ◀de▶ verreries. C’est Rotterdam. C’est ◀le▶ chaos ◀d’▶une Renaissance américanisée ! ◀Le▶ train passe au-dessus des ports, dans ◀la▶ puissante vibration ◀d’▶un pont ◀de▶ fer, au-dessus ◀de▶ canaux reflétant ◀les▶ décors ◀d’▶une grandiose activité marchande. Ici, ◀les▶ sirènes annoncent ◀l’▶approche des richesses ◀de▶ ◀la▶ terre.
Une connaissance intime et personnelle ◀de▶ ce que ◀l’▶on appellera ◀l’▶âme hollandaise, je doute qu’elle en apprenne au voyageur davantage qu’une vision intense du paysage urbain ◀de▶ ◀la▶ Hollande. Tout ce que je sais ◀de▶ ce pays, après deux semaines ◀de▶ voyage et une centaine ◀de▶ conversations, je puis ◀le▶ lire et ◀le▶ relire dans ◀l’▶architecture ◀d’▶Amsterdam, ◀de▶ Rotterdam, ou des petites cités du centre. Je vois côte à côte un palais ◀de▶ ◀la▶ Renaissance flamande, un hôtel du xviiie siècle, un gratte-ciel et des entrepôts ◀de▶ marchandises venues des Indes. Cette même rue se prolonge par des villas ◀d’▶une incroyable variété ◀de▶ formes ultramodernes, puis se perd peu à peu dans ◀la▶ campagne, par des courbes douces et nettes. Nul disparate en tout cela : voilà ◀le▶ miracle hollandais. Je ne crois pas que ◀la▶ lumière fauve et ◀le▶ grenat des façades ◀de▶ briques renversées dans ◀l’▶eau jaune des canaux suffisent à expliquer cette harmonie solide, luxueusement nourrie ◀de▶ contrastes et ◀de▶ surprises. ◀Le▶ grand secret ◀de▶ ce pays, ce qu’il faut lire sur ces façades à la fois patinées et toujours neuves, c’est ◀la▶ continuité ◀d’▶une tradition et ◀d’▶une volonté créatrice qui n’ont jamais perdu ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶humain. Point ◀de▶ coupure ici, point ◀de▶ Révolution, point ◀de▶ scission ◀de▶ ◀l’▶Histoire et ◀de▶ ◀la▶ nation en deux camps longuement irréductibles et appauvris chacun ◀de▶ tout ce que l’autre annexe.
Ce mariage ◀de▶ ◀l’▶ancien et du moderne n’est pas seulement une réussite technique, une habileté des architectes. Il suppose une culture profonde et populaire, et plus encore, un arrière-plan spirituel, des assises religieuses fondant une unité si intérieure à chaque individu qu’elle permet ◀la▶ plus grande diversité dans ◀les▶ formes qui ◀la▶ manifestent. Quand je songe à ◀l’▶ennui, au désespoir qu’expriment ◀les▶ quartiers ouvriers ◀les▶ plus modernes des villes allemandes, je comprends, que dis-je : je vois ◀l’▶opposition tragique dont cette guerre est sortie, et qui est celle des deux grandes conceptions ◀de▶ « ◀l’▶ordre » qui se partagent notre Europe : harmonie intérieure ou uniformité géométrique et militaire — fédéralisme ou totalitarisme. Je comprends et je vois ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ paix : c’est une victoire ◀de▶ tous ◀les▶ jours, et ◀de▶ chacun, sur ◀l’▶esprit ◀de▶ laisser-aller ◀d’▶où naissent ◀les▶ réactions désespérées, ◀les▶ mises au pas brutalisantes et ◀le▶ triomphe des caporaux autodidactes et simplificateurs.
◀Les▶ petits peuples protestants ◀de▶ ◀l’▶Europe ont réalisé ce miracle ◀de▶ ◀l’▶équilibre entre l’Un et ◀le▶ Divers. Ils ont ◀la▶ charge ◀de▶ créer ◀les▶ seules bases vivantes ◀de▶ ◀la▶ paix. Ils ont ◀la▶ charge ◀de▶ tout ◀le▶ xxe siècle.
Mais nous reparlerons ◀de▶ toutes ces choses. Et ◀de▶ ◀la▶ Suisse, telle qu’on ◀la▶ voit ◀de▶ loin, dans sa vérité séculaire. ◀La▶ déprimante architecture ◀de▶ notre Palais fédéral — où je termine ces notes ◀de▶ voyage — me décourage un peu, ce soir. On dirait une école primaire démesurée. C’est ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qui fonde nos vraies valeurs et notre raison ◀d’▶être ; c’est ◀l’▶image même en pierre verdâtre, ◀de▶ ce qu’il nous faut combattre impitoyablement si nous voulons mériter notre paix.