L’▶homme au poignard enguirlandé (1940)au
Oui, je veux opposer ◀la▶ Suisse de Manuel à ◀l’▶Helvétie des manuels ! Et qu’importe ◀le▶ calembour, s’il fait hésiter ◀les▶ corrects dans un pays trop ajusté.
Ah ! Nicolas Manuel Deutsch, on ne s’embêtait pas ◀de▶ ton temps ! On allait faire ◀la▶ guerre en Italie pour ◀le▶ plaisir ◀d’▶un sang violent, et quand ◀les▶ lansquenets trichaient au jeu mortel, quand ◀les▶ canons détruisaient ◀l’▶art des armes, on rentrait écœuré mais libre, et ◀l’▶on exhalait sa colère dans un chant débordant ◀d’▶injures : « Tu mens plus largement que ta gueule n’est fendue !… Tu t’es creusé un trou en terre comme un cochon dans son fumier !… Ô toi mon doux petit faiseur ◀de▶ rimes, je te tire une crotte sur ◀le▶ nez, trois dans ta barbe !15 » Mais nous voici mieux muselés que ces ours du duc de Milan ramenés en laisse, après Novare, par-dessus ◀les▶ Alpes, jusqu’à Berne. Quant à quitter ◀la▶ guerre il n’y faut plus songer, ce serait quitter du même pas ◀la▶ planète…
Un vers du temps — ◀d’▶un peu plus tard, sans doute, mais c’est encore ◀le▶ même rythme ◀de▶ vie — vient mêler sa guirlande à mes images, comme ◀la▶ devise du tableau, tandis que je songe à ◀la▶ vie ◀de▶ Nicolas Manuel Deutsch. C’est un autre guerrier qui parle en ses Tragiques ◀d’▶une nuit Où ◀l’▶Amour et ◀la▶ Mort troquèrent leurs flambeaux. Par ◀le▶ pinceau, par ◀l’▶épée et ◀la▶ plume, Manuel n’a cessé ◀de▶ provoquer ◀la▶ mort. Dans toute son œuvre, au cœur ◀de▶ son lyrisme, elle tient ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ passion ◀d’▶amour, et c’est elle qu’il invite à ◀la▶ danse avec une fougue adolescente, une peur naïve, un courage chrétien. Mort des martyrs et mort bourgeoise, mort soldatesque et mort ◀de▶ carnaval, vierge, paysanne, ou fille à lansquenets, c’est toujours elle qui ◀le▶ rejoint ou qu’il poursuit ; dans ◀les▶ métamorphoses ◀de▶ sa vie : toujours vêtue aux couleurs ◀de▶ sa fièvre et ◀de▶ sa nouvelle aventure.
Pourquoi ◀les▶ hommes ◀les▶ plus vivants ◀de▶ cette époque où ◀la▶ vie s’exaspère ont-ils fait à ◀la▶ mort, dans leurs rêves, ◀la▶ part que nous fîmes à ◀l’▶amour ? Urs Graf, Holbein, Hans Kluber, Grünewald, et tant d’autres, connus ou anonymes, dira-t-on que ce fut leur romantisme ? Mais non, ◀le▶ romantisme est littéraire, et ces hommes ont ◀le▶ regard net, accoutumé à taxer ◀le▶ réel avec une dure exactitude : face au danger. Leur Suisse est au sommet ◀de▶ son élan vers ◀la▶ conquête et ◀la▶ richesse ; au comble ◀de▶ sa gloire, et ◀de▶ son risque. Elle n’a jamais été moins neutre, moins confinée dans ses moyennes, ni moins en garde contre ◀les▶ tentations ◀de▶ ◀la▶ grandeur. Elle est sérieuse parce qu’elle est menacée et menaçante ; parce qu’elle est tout ◀le▶ contraire ◀d’▶un pays ◀d’▶« assurés ». Sérieuse et impétueuse, comme ceux qui savent que ◀la▶ vie n’est pas ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ vie, qu’elle ne mérite pas ◀de▶ majuscule, et qu’elle est quelque chose qui doit brûler, flamber, et non pas rapporter du trois pour cent. Sérieuse comme ce qui compte avec ◀la▶ mort, comme ce qui compte avec ◀l’▶esprit, — avec ◀la▶ profondeur et ◀la▶ hauteur sans quoi toute vie demeure plate et basse.
Quanta bella giovinezza
Che si fugge tuttavia !
Chi vuol esser lieto, sia !
Di doman non c’è certezza.
Ainsi chantait Laurent le Magnifique. Manuel et ses contemporains savent et disent à leur manière que ◀de▶ demain rien n’est certain. Mais ce qu’ils sentent menacé, ce n’est point ◀la▶ jeunesse et ◀l’▶amour, je ne sais quel printemps platonicien, c’est ◀la▶ vie savoureuse et forte qui figure à leurs yeux ◀le▶ train normal ◀de▶ ◀l’▶homme. Leur œuvre illustre ◀la▶ vision ◀de▶ ◀l’▶Ecclésiaste, ce grand maître du vrai réalisme. « Jette ton pain sur ◀la▶ face des eaux, car avec ◀le▶ temps tu ◀le▶ retrouveras ; donnes-en une part à sept et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur ◀la▶ terre. » ◀Le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ vie généreuse est ◀la▶ conscience ◀de▶ sa brève vanité.
Dix-huit siècles ◀de▶ chrétienté ont prêché sur ◀le▶ thème du memento mori, mais nous préférons aujourd’hui ◀l’▶éloge ◀de▶ ◀la▶ vie au grand air. Et tout se passe comme si ◀le▶ souci ◀de▶ ◀l’▶hygiène, et celui ◀de▶ ◀l’▶épargne dans tous ◀les▶ domaines, tuaient en nous ◀le▶ sens métaphysique…
Sobre dans ◀la▶ plus libre fantaisie, mais énergique : je ne cesse ◀d’▶admirer chez Manuel la plupart des vertus qui nous manquent. Böcklin manque ◀de▶ sobriété, Hodler aussi. ◀D’▶où ◀l’▶espèce ◀de▶ niaiserie qui affecte essentiellement ◀les▶ solennelles démonstrations ◀d’▶Art du premier, ◀le▶ gigantisme méthodique du second. Et quant à ◀l’▶élégance dans ◀le▶ style énergique, ou au contraire à ◀l’▶énergie dans ◀la▶ libre invention lyrique, ce sont là des secrets spirituels dont la plupart des artistes modernes paraissent ignorer même ◀l’▶existence, soit qu’ils rêvassent dans ◀la▶ couleur ou cernent brutalement des figures sans mystère.
Manuel est un nerveux, mais ◀de▶ ferme écriture : un imaginatif, mais sans excitation ; un homme qui prend ◀les▶ choses telles qu’elles sont, ni vulgaires ni belles en soi, mais ◀les▶ compose avec une liberté puissamment significative. ◀Le▶ sens des fins dernières et une facture, ce qu’il faut pour faire du grand art, pour composer des hommes et des paysages dans une architecture théologique, c’est à peu près ce que nous avons perdu par une longue suite ◀de▶ « libérations » qui ne laissent enfin subsister que ◀la▶ plus discutable envie ◀de▶ peindre…
Son réalisme ne fait pas ◀d’▶histoires, parce qu’il n’est pas une polémique mais une acceptation des choses, à toutes fins utiles ou spirituelles, à ◀la▶ volée ◀d’▶une imagination qui se soucie d’abord ◀de▶ composer. Entre une épaule et une arcade, vous découvrez un lac entouré ◀de▶ cultures, ◀de▶ beaux champs gras, des laboureurs et des bateaux, toute une nature à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme, portant ◀les▶ marques ◀de▶ ◀l’▶usage, et dominée par quelques Alpes qui sont des vagues à peine figées dans leur élan. Une Suisse réelle, et non pas un décor ; non pas un état d’âme vaporeux, comme ◀les▶ idylles du xviiie , non pas ◀l’▶opéra romantique, bien moins encore ces planches ◀de▶ minéralogie que nous bariolent ◀les▶ peintres ◀d’▶Alpe. Ce qu’il peint, lui, c’est ◀la▶ terre des hommes, vue par ◀les▶ yeux ◀de▶ qui ◀l’▶habite et ◀l’▶utilise, et non point des « paysages » ou des « vues » que ◀l’▶« Art » dissout en impressions, et que ◀la▶ photo durcit et fixe comme nul regard vivant n’a jamais rien perçu.
Mais je m’attarde à ces tableaux, et Manuel n’est pas un « artiste » au sens moderne et bien suspect du terme. Un beau jour, fatigué ◀de▶ signer ◀d’▶un poignard ses tumultueuses compositions, il se joint aux guerriers du chevalier ◀de▶ Stein, va combattre à Novare et pille ◀la▶ cité, assiste à ◀la▶ défaite ◀de▶ ◀la▶ Bicoque, crie son indignation dans un furieux poème, et s’en revient à Berne pour y faire ◀la▶ Réforme. Il écrira d’abord des jeux ◀de▶ carnaval qui sont en vérité bien plus que des satires « contre ◀le▶ pape et sa séquelle » : des catéchismes illustrés, tout comme sa Danse des morts en était un. Le premier jeu se termine sur ce vers :
Et voilà qui résume toute sa vie. Car ce poignard, c’était déjà celui qu’il joignait à son monogramme, enguirlandé au coin ◀de▶ ses tableaux ; ce sera ◀l’▶arme réelle du guerrier suisse, signe des vieilles libertés ; et maintenant c’est ◀le▶ sceau des poèmes qu’il dédie « à ◀la▶ gloire ◀de▶ Dieu ».
Quand on dit chez nous ◀de▶ quelqu’un « qu’il a fait un peu tous ◀les▶ métiers », ce n’est pas un éloge, il s’en faut, c’est plutôt une manière ◀de▶ lui refuser cette considération bourgeoise qui s’attache aux carrières monotones. Mais ◀la▶ grandeur ◀d’▶un Manuel, et ◀de▶ plusieurs à son époque, est ◀d’▶avoir su conduire leur vie vers un but qui transcende toutes nos activités. Fougueux et appliqué dans sa peinture, Manuel n’hésite pas un instant à planter là pinceaux et chevalet lorsqu’ayant dominé son art, il entrevoit une action plus urgente. Poète satirique ou guerrier, architecte ou négociateur, à quelle passion maîtresse ordonna-t-il sa vie ? Peut-être à ◀la▶ recréation ◀d’▶une unité ◀de▶ rythme et ◀de▶ vision au sein d’un monde qui perdait ses mesures. Et quand ◀le▶ lieu du grand débat devient enfin ◀l’▶Église et sa réforme, courant toujours au plus pressé, au plus vivant, Manuel se fait théologien ; puis, après ◀la▶ victoire, homme d’État.
Je vois ainsi ◀l’▶unité ◀de▶ sa vie dans ◀la▶ recherche ◀d’▶une forme et ◀d’▶un sens. Si ◀l’▶art n’y suffit pas, c’est que ◀le▶ mal est profond : ◀d’▶où ◀la▶ nécessité ◀d’▶agir sur ◀la▶ cité. Si ◀la▶ cité n’a plus ◀de▶ vraies mesures, c’est ◀l’▶Église qui doit ◀les▶ refaire. Qu’elle s’y refuse, il faut ◀la▶ réformer. Après quoi ◀l’▶on pourra rebâtir un État…
◀La▶ sagesse des manuels a ◀le▶ don ◀de▶ stériliser ◀d’▶un seul mot ◀l’▶exemple ◀d’▶une vie trop ardente : « romantique » ou « aventurier » ou mieux encore « homme ◀de▶ ◀la▶ Renaissance ». Rappelons alors que ce guerrier fut bon époux, et bon père ◀de▶ six enfants ; que cet artiste, l’un des plus grands ◀de▶ son pays, fut aussi ◀le▶ plus raisonnable parmi ◀les▶ chefs ◀de▶ ◀la▶ Réformation. ◀L’▶année même où pour divertir Zwingli et ses savants collègues il leur envoie ◀le▶ manuscrit ◀d’▶une satire contre ◀la▶ messe, on vante à Berne ◀la▶ modération ◀de▶ ses discours lors des débats ◀de▶ religion. Ce dernier trait achève ◀de▶ peindre ◀le▶ sérieux ◀de▶ ce fantastique. Mais je m’aperçois un peu tard que j’oubliais ◀de▶ citer sa devise, inscrite au coin ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ ses dessins : N.K.A.W., ce qui veut dire : « Personne ne peut tout savoir » (Nieman kan alls wüssen). Comme pour s’excuser, comme s’il croyait au fond qu’on devrait tout savoir, et que pourtant… C’est ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, si ◀l’▶on veut. Je crois plutôt que c’est encore ◀l’▶angoisse avide ◀d’▶une unité ◀de▶ sens spirituel, inaccessible à tout « savoir », aussi vaste qu’on ◀l’▶imagine.
◀Le▶ 21 mars 1530, Manuel parut pour la dernière fois à ◀la▶ Diète ◀de▶ Baden. Du 1er au 12 avril, il assiste chaque jour aux séances du Conseil ◀de▶ Berne. ◀Le▶ 16, il est signalé comme absent. ◀Le▶ 18 on ◀le▶ confirme dans sa charge ◀de▶ banneret. ◀Le▶ 20 avril, il n’est plus. « Pareil au cierge qui se consume ◀d’▶autant plus vite qu’il a mieux éclairé — écrit un chroniqueur du temps —, notre banneret Manuel apparut parmi nous comme un flambeau brûlant et éclatant. Survint alors ◀la▶ maladie qui nous ◀l’▶arrache dans sa 46e année. »
◀Le▶ seul autoportrait qui subsiste ◀de▶ lui nous montre, à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie, un regard doux et perspicace, un visage aigu ◀de▶ malade, peint avec ◀la▶ véracité ◀d’▶un homme qui sait exactement ce que vaut une vie ◀d’▶homme devant Dieu.