De▶ Luther à Hitler (15 mars 1940)d
Nous n’avons plus le droit ◀de▶ nous tromper dans nos jugements sur les choses allemandes. Toute erreur, si minime soit-elle, toute appréciation erronée des origines, des fins et ◀de▶ la pratique hitlériennes, non seulement affaiblissent la résistance actuelle aux doctrines totalitaires, mais compromettent les chances ◀d’▶une solution prochaine, équitable pour tous, et englobant les pays germaniques.
Or l’erreur qui consiste à placer Luther au début ◀d’▶une évolution dont Hitler serait le terme, ce n’est pas une erreur minime. Elle résulte tantôt ◀d’▶une mauvaise foi consciente, et qui se voudrait « machiavélique », tantôt ◀d’▶une ignorance inqualifiable des faits les plus notoires et les plus importants ◀de▶ notre histoire occidentale. J’estime qu’elle a suffisamment duré. Je suis prêt à la dénoncer dans toutes les revues et dans tous les journaux qui veulent bien publier ma prose.
Il est bien clair que les milieux où cette erreur est professée y voient une arme non pas contre l’Allemagne, mais d’abord contre la Réforme : l’assimilation grossière ◀de▶ Luther à Hitler n’est évidemment pas destinée à diminuer le prestige du second, mais bien à englober le premier dans la réprobation que provoque le racisme. Est-ce une tactique adroite et justifiable, au moment où toutes les Églises sont appelées, par ailleurs, à faire un « front commun » contre la religion totalitaire ?
L’auteur ◀d’▶un livre récent sur l’Allemagne écrit que la nation éduquée par Luther « était prête à se donner à n’importe quel despote, pourvu qu’il fût Allemand et protestant ». Or le despote est venu, cher M. de Reynold : il était Autrichien et catholique.
Un billet, s’il vous plaît, au Suisse inquiet, au protestant scandalisé que je suis, pour expliquer cette affligeante contradiction.
D’autre part, où prend-on que Luther ait formé l’Allemagne moderne ? Comment sa doctrine centrale ◀de▶ la justification par la foi pourrait-elle avoir engendré la doctrine hitlérienne centrale ◀de▶ l’action pure, du mouvement pur, privé ◀de▶ toutes fins transcendantes, telle que j’ai pu la voir à l’œuvre et telle que je l’ai décrite en plus ◀d’▶un livre ? Certes, on pourra toujours faire jouer la balançoire dialectique : le blanc conduit au noir, le bien au mal, la foi pure ◀de▶ Luther à l’action pure ◀d’▶Hitler. Mais c’est une douteuse méthode entre les mains des défenseurs ◀de▶ la « Raison » et ◀de▶ la « claire latinité » que veulent être M. de Reynold, M. Massis, M. Maurras. J’y vois tout au plus un moyen ◀d’▶esquiver des questions plus directes. Ces questions, je les repose ici. On pourra différer ◀d’▶avis sur les conséquences des réponses. Mais il faut répondre d’abord.
Oui ou non, Niemöller est-il bon luthérien ? Oui ou non, le Führer est-il né catholique ? Oui ou non, le second a-t-il fait emprisonner le premier ?
Oui ou non, l’Allemagne préhitlérienne fut-elle gouvernée par Brüning, chef du parti du centre catholique ? Oui ou non, l’intronisation ◀d’▶Hitler est-elle le fait ◀de▶ von Papen, catholique ?
Oui ou non, l’Allemagne comptait-elle, depuis des siècles, 38 % ◀de▶ catholiques (aujourd’hui, 50 %) ? Oui ou non, le « germanisme éternel » existait-il avant Luther ?
Oui ou non, l’axe Berlin-Rome passe-t-il par Rome, et non point par Genève ?
Et si l’on persiste à prétendre que le luthéranisme porte en soi les germes indestructibles ◀de▶ la tyrannie politique (malgré la « résistance » qu’auraient représentée tous ces catholiques allemands), je poserai un problème délicat : Comment expliquer que les quatre pays où le luthéranisme a triomphé sans résistance, et bien plus totalement qu’en Allemagne, soient aujourd’hui les parangons ◀de▶ la liberté démocratique ? Je veux parler des États scandinaves, et du plus purement luthérien d’entre eux, la Finlande.
Si l’on me fait l’honneur ◀de▶ répondre franchement, je m’engage à reconnaître que Luther est coupable ◀de▶ n’avoir pas su, dans l’espace ◀d’▶une vingtaine ◀d’▶années, dominer les fatalités germaniques que six siècles ◀de▶ catholicisme lui léguaient parfaitement intactes.