La▶ Suisse que nous devons défendre. IV : Notre « mission spéciale » (16 mars 1940)ag
Il est temps que je définisse ce que j’appelle ◀la▶ mission ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ou mieux encore, sa vocation. C’est très facile à dire en quelques mots. ◀La▶ vocation actuelle et historique ◀de▶ ◀la▶ Suisse, c’est ◀de▶ défendre et ◀d’▶illustrer aux yeux de ◀l’▶Europe ◀le▶ principe du fédéralisme ; principe, notons-◀le▶ bien, radicalement contraire a tout système totalitaire, et seule base possible et solide ◀de▶ ◀la▶ paix que nous espérons.
C’est très facile à dire, et ce n’est pas très neuf, en apparence. Mais dès qu’on veut prendre au sérieux cette vocation, ◀l’▶on s’aperçoit que ce n’est pas si simple.
Que signifient ces mots : défendre et illustrer ◀le▶ principe du fédéralisme ? ◀Le▶ défendre, c’est d’abord nous défendre, certes, mais c’est aussi ◀le▶ répandre au-dehors, ◀le▶ propager, et préparer par nos études, par nos initiatives, par certaines prises ◀de▶ position peut-être, ◀les▶ bases ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne. ◀L’▶illustrer, c’est ◀le▶ réaliser, ici et maintenant et dans nos vies, à l’intérieur de nos frontières. C’est faire que notre Suisse ait vraiment ◀le▶ droit ◀de▶ s’offrir en exemple à ◀l’▶Europe, sur le plan du fédéralisme. Ces deux aspects ◀de▶ notre vocation me paraissent inséparables. Il faut répandre ◀l’▶idée fédéraliste, si nous voulons ◀la▶ sauvegarder, car on ne se défend bien qu’en attaquant. Mais d’autre part on ne saurait attaquer avec succès que si ◀l’▶on est sûr ◀de▶ ses armes, et solidement appuyé par ◀l’▶arrière.
Quand on parle ◀d’▶une vocation ◀de▶ ◀la▶ Suisse vis-à-vis de ◀l’▶Europe, nombreux sont ceux qui crient à ◀l’▶utopie. Beaucoup de gens s’imaginent que ◀les▶ petites raisons sont plus réalistes que ◀les▶ grandes. Beaucoup de gens s’imaginent que ◀les▶ réalités matérielles et pratiques sont plus sérieuses que ◀les▶ réalités spirituelles, qu’ils traitent volontiers ◀d’▶idéologies fumeuses. Ces gens-là se trompent lourdement, et aujourd’hui plus qu’à toute autre époque. Car il est clair que ◀la▶ guerre actuelle est une guerre ◀de▶ doctrines et même ◀de▶ religions. Des raisons spirituelles ◀la▶ dominent, et il s’agit ◀de▶ ◀les▶ prendre au sérieux si ◀l’▶on veut rester réaliste. Épargnés jusqu’ici par ◀les▶ bombardements, nous sommes engagés comme ◀les▶ autres dans ◀le▶ conflit spirituel. Chose étrange, sur ce plan-là, nous combattons en tant que neutres, justement ! Affirmer ◀la▶ mission ◀de▶ notre neutralité, voilà notre rôle stratégique dans cette bataille des doctrines. Nous ◀l’▶avons constaté, à propos de ◀la▶ neutralité, ce sont ◀les▶ faits eux-mêmes qui nous invitent à prendre une attitude active vis-à-vis de ◀l’▶Europe. Ce sont ◀les▶ faits qui rendent insuffisantes nos justifications par ◀l’▶intérêt. De par notre situation ◀de▶ fait, nous sommes, si je puis dire, pratiquement condamnés à ◀l’▶idéalisme.
Mais beaucoup de bons Suisses ne ◀le▶ voient pas ◀de▶ leurs yeux, et par suite, ne veulent pas y croire. Ils prétendent tenir compte uniquement ◀de▶ ce qui est inscrit dans nos nécessités, dans notre situation géographique et matérielle. Et ils affirment que dans toutes ces choses qui peuvent être vues et touchées, nos Alpes, ◀la▶ petitesse ◀de▶ notre territoire, et nos difficultés économiques, ils n’aperçoivent nullement ◀l’▶indication ◀d’▶une vocation européenne ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Dans un certain sens, ils n’ont pas tort. Une vocation n’est jamais inscrite en clair dans ◀les▶ faits matériels. Il faut savoir ◀l’▶y déchiffrer, et cela ne se peut qu’avec ◀les▶ yeux ◀de▶ ◀l’▶esprit. Tenir compte des faits ne suffit pas : il faut savoir leur donner un sens, leur ajouter un sens par un acte ◀de▶ ◀l’▶esprit.
◀L’▶individu ou ◀le▶ pays qui se reconnaît une vocation doit sans nul doute partir des faits — sous peine de divaguer dans ◀l’▶utopie — mais il doit en partir justement, aller au-delà, et dans un sens qui ne peut être révélé que par sa foi.
Maintenant donc, il s’agit pour nous tous ◀de▶ reconnaître ◀la▶ vocation suisse, ◀d’▶en revêtir ◀la▶ charge, ◀d’▶en être ◀les▶ porteurs.
Travaillons tout d’abord à ◀la▶ défendre, c’est-à-dire à ◀la▶ faire connaître autour de nous et en dehors de nos frontières. Si quelqu’un me dit que pour sa part, il ne voit pas par quels moyens il pourrait y contribuer, je lui demanderai ◀d’▶aider au moins ceux qui se trouveraient mieux placés dans ce combat, et ◀d’▶être prêt à leur porter main-forte cas échéant. Car tout revient, dans ce domaine, à une question ◀d’▶état d’esprit et ◀de▶ préparation morale. Ce qu’il s’agit ◀de▶ créer, avant tout, c’est une disposition du sentiment public favorable à des entreprises éventuelles, qu’il serait imprudent ◀de▶ préciser trop vite, mais qui naîtront sans aucun doute, ici ou là, dans ◀la▶ mesure où nous ◀les▶ appellerons, où nous ◀les▶ croirons justes et nécessaires. Peut-être est-il encore trop tôt pour mobiliser ◀l’▶opinion en faveur d’une action ◀de▶ ◀la▶ Suisse auprès de ses voisins en guerre. Ce n’est pas encore une mobilisation spirituelle que je réclame, c’est plutôt une mise ◀de▶ piquet. Soyons prêts à répondre à tout appel, même balbutiant, qui se ferait entendre. Préparons-nous à dire très haut, dès que ◀l’▶occasion s’en montrera, ce que nous aurons à dire à nos voisins, forts que nous sommes ◀d’▶une expérience fédéraliste ◀de▶ six siècles. Et surtout, ne dénigrons pas ◀les▶ tentatives qui se feraient jour dans ce sens, comme nous avons trop souvent dénigré ◀l’▶essai ◀de▶ ◀la▶ Société des Nations. Essayons au contraire de ◀les▶ améliorer, si nous ◀les▶ jugeons maladroites.
Travaillons aussi, c’est le deuxième point, à illustrer notre fédéralisme, c’est-à-dire à ◀le▶ mieux réaliser, ◀d’▶une manière qui ◀le▶ rende exemplaire, au sens littéral ◀de▶ ce mot. Profitons ◀de▶ notre paix matérielle pour ◀le▶ parfaire et pour ◀l’▶approfondir, jusque dans ◀le▶ détail ◀de▶ nos vies, en sorte que cette réduction ◀d’▶Europe fédérée qu’est ◀la▶ Suisse soit au moins ◀de▶ ◀l’▶ouvrage bien fait, digne ◀d’▶être exposé et en bonne place, comme un modèle valable pour ◀l’▶Europe ◀de▶ demain. Voilà un travail immédiat. Nul besoin cette fois-ci, ◀d’▶attendre que ◀la▶ paix s’approche pour s’y mettre. Notre vocation intérieure est pour ◀le▶ moment plus précise que notre vocation européenne : mais je ◀le▶ répète, l’une suppose l’autre, et ◀la▶ soutient.
Je laisserai ◀de▶ côté ici ◀l’▶aspect politique — au sens étroit — du problème. J’estime que ◀le▶ fédéralisme est tout d’abord une réalité morale, et même spirituelle. Et c’est sur ce plan décisif qu’il nous reste ◀le▶ plus à faire. Il nous reste, par exemple, à découvrir toute notre histoire, ou nos histoires diverses, si curieusement défigurées et affadies par ◀les▶ manuels. Il nous reste à connaître beaucoup mieux nos confédérés suisses allemands, qui savent souvent tellement mieux que nous ce qu’est ◀la▶ Suisse. Il nous reste surtout à développer en profondeur ce que j’appellerai ◀le▶ sens fédéraliste intime, qui suppose toute une morale, toute une manière ◀de▶ vivre et ◀de▶ penser.
Connaître ◀le▶ voisin ◀de▶ langue ou confession différente, lui reconnaître ◀le▶ droit ◀de▶ différer ◀de▶ nous ; ◀le▶ comprendre jusqu’à ◀la▶ limite du possible comme il se comprend lui-même ; ne point rechercher ◀l’▶union dans ◀le▶ compromis, mais dans cette clarté rigoureuse que répand ◀la▶ vraie charité ; c’est toute ◀l’▶éthique fédéraliste.
Faut-il me résumer ? Ce sera vite fait. Je n’ai développé dans mes articles qu’une seule idée : c’est que ◀la▶ Suisse que nous devons défendre n’est pas ◀la▶ Suisse des manuels, des cartes postales et des discours, n’est pas ◀la▶ Suisse qui se vante ◀de▶ ses beautés, ◀de▶ ses libertés et ◀de▶ sa neutralité, mais bien ◀la▶ Suisse qui sait reconnaître dans ces privilèges ◀les▶ signes ◀d’▶une mission dont elle est responsable. Une seule idée… Mais si nous ◀l’▶acceptons, je suis certain que la plupart des critiques auxquelles j’ai dû me livrer en débutant perdront leur légitimité. Si nous refusons ◀de▶ considérer ◀le▶ fait ◀d’▶être Suisses comme une espèce ◀de▶ filon, si nous ◀le▶ considérons tout au contraire comme une mission spéciale devant ◀l’▶Europe, nous apprendrons à voir plus grand, et par suite à penser plus librement, avec plus ◀de▶ générosité. Alors nous serons en état ◀de▶ mesurer ◀la▶ vraie grandeur des événements actuels, ◀la▶ vraie grandeur du rôle qui peut nous y attendre. Et parce que nous serons plus conscients ◀de▶ ce que nous avons à donner, nous serons mieux armés pour défendre ◀la▶ Suisse où Dieu nous veut à son service.