Appendice
ou « in cauda venenum »
Autocritique de▶ ◀la▶ Suisse
Nul pays, à ma connaissance, n’a été plus souvent expliqué à lui-même et au monde que ◀la▶ Suisse. C’est qu’il en a besoin plus que nul autre. Sa devise est un paradoxe qu’il n’a pas toujours bien compris. Elle exclut en principe toute doctrine unitaire, et suppose donc ◀la▶ connaissance très vivante ◀d’▶une autre espèce ◀d’▶union, sans cesse à recréer. Or ◀l’▶inertie des masses et ◀l’▶à peu près intellectuel s’opposent sans cesse à cette reprise ◀de▶ conscience. ◀D’▶où ◀la▶ nécessité ◀d’▶une vigilante autocritique, si ◀l’▶on ne veut pas déchoir ou se laisser dissoudre, si ◀l’▶on veut durer et surtout, si ◀l’▶on prétend se donner en exemple.
1. Clarifions notre langage ! — Puisque ◀le▶ fédéralisme est une forme politique qui suppose ◀l’▶équilibre vivant entre ◀les▶ droits ◀de▶ chaque région et ses devoirs envers ◀l’▶ensemble, il est absurde ◀de▶ nommer « fédéraliste » un parti qui n’a ◀d’▶autre programme que ◀la▶ défense des intérêts locaux contre ◀le▶ centre. Ceux qui se disent, chez nous, « fédéralistes », ne sont souvent, je ◀le▶ crains, que des nationalistes cantonaux. Ceux qui insistent sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀l’▶union centrale auraient peut-être plus ◀de▶ droits à revendiquer ◀le▶ nom ◀de▶ fédéralistes, dans son sens étymologique. (fœdus = traité, serment, union.) Par une inconséquence très bizarre, ces pseudo-fédéralistes, ou régionalistes, nomment « fédéral » ce qui procède ◀de▶ Berne. Il en résulte que leur fédéralisme se résume à combattre tout ce qui est dit fédéral. Comprenne qui pourra !
Cette confusion verbale, symbolique ◀de▶ tant d’autres, est à ◀la▶ base ◀de▶ la plupart de nos conflits politiques, économiques, parlementaires.
2. Ni gauche ni droite. — ◀Les▶ centralisateurs et ◀les▶ régionalistes ont également tort, c’est évident, puisque ◀le▶ fédéralisme véritable ne commence qu’au-delà ◀de▶ leur opposition. Ils se font un programme ◀de▶ ce qui ne saurait être que ◀la▶ maladie individualiste ou ◀la▶ maladie collectiviste ◀de▶ notre État. À quand ◀le▶ parti ◀de▶ ◀la▶ santé fédéraliste ?
Il ne sera ni ◀de▶ gauche ni ◀de▶ droite. Car sous ◀l’▶opposition, indéfendable en théorie, des centralistes et des régionalistes, ce qui se cache en réalité, c’est ◀l’▶opposition gauche-droite. ◀Les▶ radicaux centralisateurs ne sont que des socialistes qui s’ignorent ; ceux-ci à leur tour ne sont que des totalitaires timorés, c’est-à-dire quelque chose ◀d’▶absolument inviable s’ils en restent là, ou ◀de▶ radicalement antisuisse s’ils progressent. ◀Les▶ « libéraux » et ◀les▶ conservateurs « fédéralistes » ne sont que des réactionnaires inconséquents : tant que je ne ◀les▶ aurai pas vu refuser ◀l’▶argent ◀de▶ ◀l’▶État, je ne pourrai pas prendre au sérieux leurs convictions « fédéralistes » (ce mot étant pris dans leur sens). (Et ce ne sont pas seulement ◀les▶ particuliers, propriétaires ou industriels, qui mendient ◀la▶ « manne fédérale », ◀les▶ subsides et ◀les▶ allocations ; mais ◀les▶ cantons ◀les▶ plus conservateurs sont souvent ceux qui, me dit-on, se gênent ◀le▶ moins…40)
Or ◀l’▶opposition gauche-droite est étrangère au génie ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Son origine parlementaire ◀le▶ prouve : rien ◀de▶ moins suisse que notre Parlement, importé ◀d’▶Amérique à une époque récente, et plus ou moins contaminé par ◀les▶ mœurs politiques françaises.
◀L’▶idée même ◀de▶ parti, d’ailleurs, est antisuisse, dans ce sens qu’elle est antifédéraliste. Tout parti politique est en puissance un petit État totalitaire et unifié, qui voudrait bien tout régler à sa guise, et qui se condamne, ridiculement, à avoir des idées sur tout. ◀Les▶ seuls partis qu’une fédération puisse tolérer sont ◀les▶ partis à programme restreint, représentant une région, ou un groupe ◀d’▶activités apparentées, ou une tendance religieuse, ou des intérêts corporatifs. Sur ◀la▶ base ◀de▶ programmes restreints, bien définis, ◀l’▶on peut discuter entre experts, se compléter, collaborer. Mais ◀les▶ partis unitaires actuels représentent des tendances trop vagues : ils ne pourront jamais s’entendre, ou n’obtiendront que des compromis informes. Chacun veut tout assimiler, tout juger et tout absorber. Il serait temps ◀de▶ se remettre à ◀la▶ Diète !
3. Suite du précédent. — Comment peut-on se dire encore « ◀de▶ droite » ou « ◀de▶ gauche » au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀d’▶Espagne et du Pacte germano-russe ? ◀Les▶ Espagnols se sont entretués pendant trois ans, en toute sincérité et en tout héroïsme, au nom d’une droite et ◀d’▶une gauche extrémistes qui, dès « ◀l’▶affaire » liquidée, ont démasqué leur fructueuse entente… Mais rien n’y fait, notre presse continue, nos partis continuent, nos arguments ne changent pas ◀d’▶un demi-ton, nos philo-fascistes continuent à reprocher à nos socialistes un étatisme qui, en réalité, fait partie ◀de▶ tout programme fasciste ; nos marxistes continuent à se croire libertaires, etc. Seuls nos staliniens ont cessé ◀de▶ dénoncer ◀les▶ hitlériens, mais c’est pour dénoncer ◀les▶ antihitlériens, qui se trouvent d’ailleurs être ◀les▶ mêmes. (« Réactionnaires et capitalistes internationaux »…)
Nos descendants diront ◀de▶ notre siècle qu’il fut celui des gogos enragés.
4. Paresse ◀d’▶esprit. — Je parle ici par expérience : rien n’oblige un bureau ◀de▶ Berne à faire du centralisme à coups ◀de▶ décrets rigides ; rien ne ◀l’▶empêche ◀de▶ respecter nos précieuses diversités, et ◀de▶ se mettre à leur service, comme il se doit. Prévoir des exceptions, tenir compte des faits locaux, adapter, distinguer, assouplir, traduire : ce ne n’est pas beaucoup plus difficile ; c’est beaucoup plus intéressant ; et c’est utile. Si, pratiquement, la plupart des bureaux font tout ◀le▶ contraire, cela tient à ◀la▶ paresse ◀d’▶esprit des messieurs qui en occupent ◀les▶ fauteuils. ◀Les▶ organismes centraux ne deviennent centralistes (au mauvais sens) que par ◀la▶ faute des fonctionnaires qui s’y incrustent, et dont ◀l’▶intelligence politique s’atténue dans ◀le▶ confort et ◀la▶ prudence.
Ne dites donc plus : « Nous sommes opposés par principe à tout ce qui vient de Berne — sauf ◀les▶ crédits ». Mais dites : « Nous voulons des fonctionnaires frais et dispos, capables ◀d’▶imagination, détestant ◀les▶ complications administratives mais aimant ◀les▶ complexités concrètes, choisis pour leur sens fédéraliste, et révocables aussitôt qu’ils ◀le▶ perdent. » Si vous ◀les▶ obtenez, ◀la▶ révolution nationale dont certains parlent sera faite. Mais autrement, elle ne servira ◀de▶ rien.
5. Notre matérialisme. — ◀Le▶ pire danger qui nous menace : nous avons renversé ◀l’▶échelle des valeurs. ◀Le▶ cadre matériel ◀de▶ notre vie est parfait, mais il n’encadrera bientôt plus aucune vie digne ◀de▶ ce nom. Quelques exemples :
Je vois dans ◀le▶ budget ◀d’▶une œuvre destinée à soutenir telle branche ◀de▶ ◀l’▶activité intellectuelle que ◀les▶ deux tiers des ressources passent à ◀l’▶administration et aux salaires fixes, tandis que moins ◀d’▶un tiers est consacré au but ◀de▶ ◀l’▶œuvre.
Je vois une revue ◀d’▶art et ◀de▶ littérature consacrer des milliers ◀de▶ francs à sa « présentation » matérielle, et zéro franc à payer ses collaborateurs. Si l’un d’entre eux s’étonne, on lui répond que ◀les▶ temps sont difficiles.
Je vois que dans ◀le▶ budget moyen ◀d’▶un ouvrier suisse, ◀le▶ cadre matériel ◀de▶ ◀l’▶existence (logement, vêtement, mobilier, assurances) absorbe plus ◀de▶ ◀la▶ moitié des ressources, proportion réellement exorbitante.
Je vois des gens qui hésitent entre deux types ◀de▶ salles ◀de▶ bain, l’une coûtant 300 fr. de plus que l’autre, et qui se désabonnent « vu ◀la▶ crise » ◀de▶ ◀la▶ seule revue qu’ils recevaient : elle leur coûtait 10 fr. par an.
Je vois enfin que toute notre politique est alourdie et comme paralysée par des soucis budgétaires ◀de▶ cet ordre, traduisant cette échelle ◀de▶ valeurs.
Et je conclus : « Si quelque chose aujourd’hui menace ◀la▶ liberté, ce n’est pas comme jadis ◀la▶ superstition… c’est ◀la▶ préoccupation, ◀la▶ passion du bien-être matériel. Sa pente, n’en doutons pas, est du côté de ◀la▶ tyrannie. »
C’est Vinet qui parlait ainsi, il y a longtemps, tout au haut ◀de▶ ◀la▶ pente…
6. Cultures. — C’est quand on doute ◀de▶ soi qu’on a peur du voisin. ◀Les▶ Romands qui se rétractent au seul mot ◀de▶ germanisme ne sont pas ceux qui sauront illustrer ◀la▶ Suisse romande, donc ◀la▶ défendre.
Rousseau, Constant, Madame de Staël, Vinet n’ont pas eu peur du germanisme, ◀l’▶ont étudié et ◀l’▶ont aimé. Ce sont nos meilleurs écrivains.
7. Tolérance. — ◀Le▶ fédéralisme véritable suppose une tolérance particulière : ◀le▶ respect des vocations supérieures ou rares, des exceptions, des manières ◀de▶ vivre hors-série. Car « ◀l’▶exception » dans ◀la▶ vie quotidienne doit jouer ◀le▶ même rôle que ◀la▶ minorité dans une vie fédérale saine : elle a droit à de plus grands égards, relativement, que ◀la▶ majorité. C’est ainsi que ◀l’▶équilibre s’établit entre ◀les▶ grands et ◀les▶ petits, entre ◀le▶ nombre et ◀les▶ groupements restreints.
◀Les▶ petits cantons, chez nous, ont voix égale avec ◀les▶ grands ; ◀les▶ catholiques avec ◀les▶ protestants ; ◀les▶ Romands, Tessinois ou Ladins avec ◀les▶ Suisses alémaniques.
Nier ce principe ou ◀l’▶appliquer sans loyauté, dans n’importe quel domaine ◀de▶ notre vie, même « privée », c’est nier ◀le▶ fédéralisme et ruiner ◀les▶ bases ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Que nos moralistes s’en souviennent, et que nos conformistes ne ◀l’▶oublient pas !
8. Intolérance. — À mon avis, un fédéralisme sain doit se montrer radicalement intolérant envers toute influence totalitaire ou unitaire. Exemple : ceux qui, chez nous, font profession ◀d’▶admirer ◀la▶ méthode ◀d’▶un dictateur qui a pu écrire : « ◀L’▶État, c’est ◀l’▶âme ◀de▶ ◀l’▶âme », voilà des drôles ◀de▶ fédéralistes, des drôles ◀de▶ Suisses41. Je ◀les▶ estime intolérables, s’ils parlent en connaissance de cause. (◀Le▶ plus souvent, d’ailleurs, ils se contentent ◀de▶ ne pas remarquer ◀la▶ ressemblance entre ce qu’ils détestent en Suisse et ce qu’ils admirent au-dehors…)
9. Notre naïveté. — Elle éclate dans certaines mesures « ◀de▶ prudence » prises à l’égard de ◀la▶ presse — par qui ◀de▶ droit — et qui consistent à ménager non seulement ◀la▶ chèvre et ◀le▶ chou, ce qui est humain, mais encore ◀l’▶agneau… et ◀le▶ loup, ce qui est moins impartial qu’il ne semble.
Ne commettons plus ◀l’▶imprudence capitale du monsieur qui s’enquiert « objectivement » des motifs ◀d’▶un bandit tout prêt à ◀l’▶assommer.
Or je connais une certaine propagande qui nous tape sur ◀le▶ crâne, littéralement, et cela depuis plusieurs années. ◀De▶ ce point de vue, nous ne sommes plus neutres en fait, nous sommes en guerre parce que victimes ◀d’▶une agression systématique et quotidienne contre ◀les▶ principes mêmes qui fondent notre État. (Je me garderai bien ◀de▶ donner ici un autre exemple que celui ◀de▶ ◀la▶ propagande stalinienne.) Si ◀l’▶on nous interdit ◀de▶ ◀le▶ dire, et ◀de▶ nous défendre en ripostant, pourquoi donc, demanderai-je, fortifier nos frontières ? ◀L’▶intégrité du territoire serait-elle plus importante ◀de▶ nos jours que ◀l’▶intégrité ◀de▶ ◀la▶ conscience nationale ? Celle-là conserve-t-elle son sens quand celle-ci est déjà compromise ?
10. Poésie et prose. — Revenons à ◀la▶ géographie ! dit ce poète. Et ◀de▶ nous décrire une Suisse héroïque protégée par ◀les▶ Alpes, ce rempart, ◀le▶ Jura, cette barrière, et ◀le▶ Rhin, ce fossé… Oui, mais ◀les▶ géographes, plus sobres, définissent ◀la▶ Suisse en ces termes : « Une dépression entre deux chaînes ◀de▶ montagnes. »
Renvoyons ◀la▶ géographie, ◀de▶ grâce, ou faisons-◀la▶ mentir !
11. Neutralité. — Pendant ◀l’▶hiver 1939-40, nous avons pu lire dans ◀les▶ journaux cet avertissement sibyllin : « Température maximum : 18° ». Il s’agissait sans doute ◀d’▶inciter ◀le▶ public à des économies ◀de▶ charbon. On nous recommandait ◀la▶ tiédeur…
Mais voici nos voisins belligérants qui viennent nous dire : « Ceux qui ne sont ni froids ni bouillants seront vomis ».
Qu’est-ce que cela signifie, pratiquement ? Que ceux qui dont froids ou bouillants seront mangés. Je demande à voir ce qui vaut ◀le▶ mieux.
Il ne faut pas parler ◀de▶ neutralité en général, dans ◀l’▶absolu et dans ◀l’▶abstrait. Car tout dépend ◀de▶ ceci : vis-à-vis de quoi, ou ◀de▶ qui, est-on tiède, est-on neutre ?
Si c’est vis-à-vis du Christ, ◀la▶ parole évangélique nous apprend que cette neutralité est suprêmement désavantageuse : elle entraîne notre expulsion violente hors du Royaume ◀de▶ Dieu. « Je vous vomirai », dit ◀le▶ Christ.
Si c’est vis-à-vis de ◀la▶ guerre des autres que ◀l’▶on reste tiède, cette neutralité peut être avantageuse dans certains cas, dans ◀la▶ mesure où elle nous exclut, précisément, ◀d’▶un conflit que nous jugeons mauvais. (Reste à savoir si ◀le▶ conflit actuel est « mauvais ». Puis, si notre tiédeur suffira pour que ◀le▶ monstre ◀de▶ ◀la▶ guerre nous vomisse… Mais ceci est une autre histoire.)
On ferait bien ◀de▶ ne pas utiliser comme des proverbes généraux certaines paroles du Christ qui n’ont ◀de▶ sens que par rapport à sa Personne, à son Royaume, à son Éternité. Répéter que ◀les▶ tièdes seront vomis, en détournant ce verset ◀de▶ son sens spirituel, c’est toujours un blasphème, et c’est souvent une grosse sottise.
12. Neutralité « éternelle ». — On nous parle aujourd’hui ◀de▶ « neutralité éternelle », et ◀l’▶on va même jusqu’à nous affirmer que cette « éternité » est ◀la▶ base officielle ◀de▶ notre politique. Dans ce cas, notre politique reposerait sur une faute de français, j’en suis fâché. Ce n’est pas éternelle qu’il convient ◀de▶ dire, mais perpétuelle. Se figure-t-on que ◀l’▶homme a ◀le▶ droit et ◀le▶ pouvoir ◀de▶ décréter « ◀l’▶éternité » ◀d’▶une décision humaine ? Apprenons donc à qui ◀de▶ droit que nul État humain n’est éternel ; que ◀la▶ Suisse est un État humain ; et que par conséquent ◀l’▶épithète « éternelle » ne saurait désigner ◀l’▶attitude adoptée par ◀la▶ Suisse en politique. De plus, ◀la▶ Suisse n’est devenue neutre qu’à partir ◀d’▶un certain moment ◀de▶ son histoire. Or ce qui est éternel ne commence pas à un certain moment, en 1648 ou en 1815 par exemple. Tout ce qui commence à un certain moment, dans ◀l’▶histoire, cessera aussi nécessairement à un autre moment. On peut ◀le▶ nier parfois dans un élan ◀de▶ passion. Mais on ne peut pas ◀le▶ nier par un décret.
13. Neutralité perpétuelle. — Certes, les premiers Confédérés déclarèrent que leur alliance devait, s’il plaisait à Dieu, durer « éternellement ». C’était une manière ◀d’▶affirmer qu’ils ◀la▶ concluaient sans arrière-pensée. (Comparez avec certaines offres ◀de▶ paix « pour 25 ans » que faisait naguère à ses voisins un homme dont Anastasie m’a fait oublier ◀le▶ nom.)
De même pour ◀la▶ neutralité « perpétuelle » : cela signifie simplement que nous refusons ◀d’▶envisager son abandon, et que nous ◀le▶ refuserons aussi longtemps que possible. Par exemple : tant que notre mission européenne ne sera pas accomplie. (◀L’▶Empire fédératif ?)
Mais toute politique digne ◀de▶ ce nom consiste à prévoir même ◀le▶ pire, et même ◀la▶ réalisation prochaine ◀de▶ nos plus lointaines ambitions. Or prévoir, c’est aussi se préparer, peser ◀le▶ pour et ◀le▶ contre, discuter…
On connaît ◀la▶ devise humoristique du Méridional : « Toujours à gauche, mais pas plus loin. » Pourquoi est-ce comique ? Parce que ◀l’▶histoire et ◀la▶ politique ne cessent pas ◀de▶ modifier ces positions toutes relatives que sont ◀la▶ gauche et ◀la▶ droite. Affirmer dans ◀l’▶absolu une position relative, si légitime qu’elle soit, c’est se condamner à être sans cesse dépassé et ridiculisé par ◀les▶ faits.
14. Neutralité « morale ». — ◀Les▶ traités nous reconnaissent une neutralité politique et militaire. Ils nous obligent aussi à ◀la▶ défendre intégralement. Mais ils ne nous imposent nullement une neutralité ◀d’▶opinion. Renoncer au droit de nous exprimer, ce n’est donc pas nous conformer aux exigences ◀de▶ ◀la▶ neutralité. Ce peut être, dans certains cas, une mesure opportune ; mais passé certaine limite, c’est tout simplement renoncer à une belle part ◀de▶ notre indépendance. C’est renoncer à nous défendre intégralement. Et c’est enfin céder sur un point décisif pour notre indépendance future, étant donnée ◀la▶ nature des guerres modernes, qui sont d’abord des guerres morales, des guerres ◀de▶ propagande.
Quand une troupe est réduite à ◀l’▶impuissance par ◀l’▶adversaire, on ne dit pas qu’elle est neutre, on dit qu’elle est neutralisée. Taire nos opinions, aujourd’hui, ce n’est pas rester neutres, c’est accepter ◀d’▶être neutralisés moralement.
◀Le▶ Conseil fédéral a repoussé officiellement et publiquement ◀la▶ prétention ◀de▶ ceux qui voulaient « neutraliser » ◀de▶ cette manière notre opinion. En tant que citoyen suisse respectueux des décisions ◀de▶ nos autorités suprêmes, j’ai donc ◀le▶ droit ◀de▶ condamner ouvertement des régimes étrangers qui attaquent ouvertement le nôtre. Et qu’on ne vienne pas me dire qu’une pareille attitude peut compromettre notre indépendance : elle ◀l’▶affirme au contraire !
◀Le▶ devoir ◀de▶ ◀l’▶armée est ◀de▶ garantir par ◀la▶ force ◀l’▶intégrité ◀de▶ notre indépendance, et non pas seulement sa matérialité (◀le▶ territoire).
◀Le▶ vrai patriote suisse ne dit pas : « Plutôt renoncer à ma liberté ◀d’▶opinion que ◀de▶ risquer des ennuis avec une légation. » Il dit au contraire — il disait autrefois : « Plutôt ◀la▶ mort que ◀l’▶esclavage.42 »
15. Diplomatie. — Ne cédons pas à ◀la▶ tentation des basses époques : confondre ◀le▶ réalisme avec ◀la▶ médiocrité des vues politiques. ◀Les▶ petits pays ne sont pas dispensés ◀d’▶imaginer et ◀de▶ voir grand. Bien au contraire : ils sont contraints ◀de▶ compenser leur petitesse physique par leur prestige moral. C’est la première condition ◀de▶ leur indépendance, même matérielle.
Nos réalistes — toujours en retard ◀d’▶une guerre, ◀d’▶une époque — ont récemment découvert qu’un diplomate moderne doit être un expert commercial. Conception bien typique du siècle dernier, où, en effet, ◀la▶ politique n’était plus guère qu’une annexe des affaires.
Rien de plus dangereusement utopique que ◀le▶ réalisme ◀d’▶avant-hier.
Notre époque n’est plus celle du grand commerce ; ni même ◀de▶ ◀la▶ grande industrie (réalisme ◀d’▶hier). Notre époque est celle des religions politiques, sociales, nationales. ◀Le▶ commerce, ◀l’▶industrie, ◀l’▶économie en général, ont cessé ◀d’▶imposer leurs « lois fatales ». Ce sont ◀les▶ chefs qui dictent ◀les▶ prix, ◀les▶ cours des changes, ◀la▶ consommation. Ces chefs montrent ◀la▶ plus parfaite indifférence à l’égard des fameuses « nécessités techniques », superstition des experts ◀d’▶hier et ◀d’▶avant-hier. Ils ont pensé, et prouvé par ◀le▶ fait, que ◀la▶ Technique ne saurait inspirer une politique, mais qu’elle peut au contraire servir à tout lorsqu’on ◀l’▶y force — et en particulier à dominer ◀les▶ masses43.
Il est temps que ◀la▶ Suisse comprenne que ◀le▶ souci ◀de▶ son économie ne saurait plus servir ◀d’▶excuse à ◀l’▶absence ◀de▶ vues politiques.
On demande à un gouvernement ◀de▶ « gouverner44 », ◀de▶ piloter ◀l’▶État et ◀d’▶orienter sa marche ; ◀le▶ reste, ◀le▶ fonctionnement technique ◀de▶ ◀la▶ machine, étant ◀l’▶affaire des fonctionnaires — leur nom ◀l’▶indique — et des conseillers commerciaux.
On demande des diplomates qui fassent une politique, et qui aient plus ◀d’▶idées générales que ◀de▶ compétences économiques. Je connais tel professeur ◀d’▶Université, tel écrivain, tel philanthrope, tel connaisseur et praticien des choses ◀de▶ ◀la▶ SDN et ◀de▶ ◀la▶ chose européenne, qui nous représenteraient à ◀l’▶étranger — officiellement ou non — avec combien plus ◀d’▶efficacité que ◀les▶ meilleurs spécialistes formés par ◀les▶ bureaux ◀de▶ Berne, et rompus à toutes ◀les▶ prudences « fédérales ».
Sur le plan diplomatique européen, ◀la▶ Suisse pourrait et devrait jouer dans notre siècle une partie magnifique. Mais il faudrait que notre gouvernement comprenne ceci :
◀La▶ prudence est ◀le▶ vice des timides et ◀la▶ vertu des audacieux.