Henri le Vert ou l’▶âme alémanique (1940)al
Je dois ma première découverte ◀de▶ ◀l’▶atmosphère suisse allemande à un cours ◀de▶ répétition. Nous faisions des manœuvres dans ◀la▶ campagne bernoise. C’était ◀l’▶été, nous traversions des vergers, des jardins et des fermes, dans ◀la▶ grande liberté militaire, pénétrant dans ◀l’▶intimité ◀d’▶une vie bonhomme et opulente, dormant dans des auberges inconnues des touristes, nous dans des cuisines accueillantes, où ◀le▶ confort moderne et ◀le▶ confort paysan se mariaient à ◀l’▶ombre des installant pour quelques heures ◀le▶ confort moderne et ◀le▶ confort auvents immenses, et des balcons ◀de▶ bois ornés ◀de▶ pieuses devises et ◀de▶ géraniums éclatants. Tout paraissait, dans ce pays, un peu plus large que chez nous, plus largement assis et attablé, dans une nature moins douce, mais plus drue. Je m’étais bien promis ◀d’▶y retourner, et c’est encore ◀la▶ mobilisation qui m’y ramène.
Si je vous confie que mes premiers loisirs ◀de▶ militaire ont été consacrés à ◀la▶ lecture du grand roman ◀de▶ Gottfried Keller intitulé Henri le Vert, c’est que je dois à cette œuvre célèbre ma seconde découverte ◀de▶ ◀l’▶âme alémanique. Il est à peine croyable que ce roman soit si peu lu chez nous, si mal connu, et qu’il n’en existe à cette heure qu’une seule et unique édition. Car ce n’est pas seulement l’un des chefs-d’œuvre ◀de▶ ◀la▶ littérature universelle, l’un ◀de▶ ces livres à la fois populaires et pleins ◀de▶ secrets émouvants, où chacun peut trouver sa pâture, mais c’est encore, et c’est surtout, pour moi, ◀la▶ meilleure expression ◀de▶ ◀l’▶esprit suisse allemand. Courez demain matin chez un libraire ou à ◀la▶ bibliothèque ◀la▶ plus proche, et demandez ◀la▶ traduction ◀de▶ ce gros livre. Vous commettrez une bonne action patriotique. Car ◀le▶ patriotisme suisse est d’abord une question ◀d’▶amitié, et ◀l’▶amitié suppose une connaissance mutuelle, et je ne sais rien qui puisse nous donner, comme ce roman ◀de▶ Gottfried Keller, ◀le▶ sentiment ◀de▶ ◀la▶ réalité alémanique. Vous trouverez dans ce récit ◀d’▶une jeunesse aventureuse et ◀d’▶un retour vers ◀le▶ pays natal, un mélange étonnant ◀de▶ romantisme, ◀de▶ bon sens bourgeois et ◀d’▶humour. Et c’est peut-être là ◀le▶ secret des Suisses allemands. ◀Le▶ secret ◀d’▶un certain lyrisme qui ◀les▶ distingue ◀de▶ nous autres Romands. Et quand je parle ◀de▶ lyrisme, je n’entends pas ce sentimentalisme vague et un peu lourd qui met tant de points ◀d’▶orgue dans ◀les▶ couplets ◀d’▶un Männerchor, mais une espèce ◀de▶ saveur primitive, une manière plus confiante et plus joyeuse ◀d’▶accepter ◀la▶ vie instinctive, un peu plus ◀de▶ musique, un peu moins ◀de▶ scrupules, un peu plus ◀d’▶énergie et moins ◀d’▶esprit critique. Ce sont ces nuances-là qui donnent ◀le▶ ton ◀de▶ ◀la▶ bonne chanson suisse allemande, et ◀de▶ ◀la▶ fantaisie ◀d’▶Henri le Vert.
On me dira que je vais chercher bien haut, et dans une œuvre exceptionnelle, mon modèle du Suisse allemand… Oh, bien sûr, ils ne sont pas tous des Gottfried Keller ou des Henri le Vert. Tous ◀les▶ Français non plus ne sont pas des Pascal, tous ◀les▶ Allemands ne sont pas des Goethe — loin de là… Et cependant, celui qui a compris Pascal, ou Goethe, ou Gottfried Keller, il a découvert du même coup quelque chose du mystère français, du mystère germanique, ou du mystère alémanique ; sa meilleure part, sans doute, celle qu’autrement nous n’eussions jamais soupçonnée, et que dorénavant nous saurons reconnaître ici ou là, ◀d’▶une manière furtive mais parfois émouvante, dans ◀la▶ vie quotidienne ◀d’▶un ◀de▶ ces peuples, oui, dans sa vie apparemment banale. Depuis que j’ai lu Henri le Vert, j’entends tout autre chose dans ◀les▶ chants suisses allemands que cette fameuse lourdeur sentimentale un peu scolaire ; je distingue une malice un peu brusque, un élan, une saveur populaire et lyrique, tout ce qui fait ◀le▶ meilleur fonds du Suisse allemand dès qu’il est délivré ◀de▶ son sérieux massif. Et alors, dans mon enthousiasme, j’évoque Berne, avec sa force calme et ses maisons aux puissantes assises, ses ours qui furent conquis sur ◀le▶ duc de Milan et ramenés par-dessus ◀les▶ Alpes, — j’évoque ◀le▶ dynamisme américain des Zurichois, ◀la▶ vieille culture patinée des Bâlois, ◀la▶ Suisse centrale qui mène encore une existence patriarcale autour du Saint-Gothard, notre bastion sacré, dans ◀le▶ souvenir ◀de▶ Nicolas de Flue. Et je me dis que ◀la▶ Providence nous veut vraiment du bien, à nous ◀les▶ Suisses, puisqu’elle nous a permis ◀de▶ réunir des qualités et des défauts qui se complètent si heureusement : ◀la▶ rouspétance du Suisse romand et ◀la▶ patience ◀de▶ ◀l’▶Alémanique, — ◀la▶ nervosité latine et ◀la▶ ténacité germanique ; notre ironie critique et leur humour.
Et tout ce qu’il y a dans ◀la▶ culture romande ◀d’▶un peu précautionneux ou ◀de▶ timide, se trouve à merveille compensé par ◀la▶ confiance plus naïve en ◀la▶ vie que manifestent par exemple ◀les▶ grands romans ◀de▶ Jérémie Gotthelf.
Et puisque j’ai parlé ◀de▶ fédéralisme, permettez-moi ◀de▶ terminer par une petite citation qui prouvera aux plus ombrageux des régionalistes romands qu’un Suisse allemand n’est pas nécessairement un centraliste ou un Monsieur de Berne ! C’est un fragment ◀de▶ discours patriotique que Gottfried Keller — encore lui ! — met dans ◀la▶ bouche ◀d’▶un ◀de▶ ses héros, dans ◀le▶ récit intitulé ◀Le▶ Fanion des sept braves. Par ◀les▶ temps que nous vivons, une telle page prend une allure ◀de▶ véritable manifeste. ◀La▶ voici :
Un enfant avec son arche ◀de▶ Noé pleine ◀d’▶animaux ◀de▶ toute espèce, mâles et femelles, ne saurait être plus content que ces hommes avec leur chère petite patrie et ◀les▶ milliers ◀de▶ bonnes choses qu’elle contient, depuis ◀le▶ vieux brochet moussu qui nage au fond ◀de▶ ses lacs jusqu’aux aigles qui planent sur ses glaciers. Combien ◀d’▶espèces ◀de▶ gens grouillent dans cet étroit espace, tous différents par leurs mœurs et coutumes, par leurs costumes et leurs accents !… Et tout est bon et beau et cher au cœur, — car c’est ◀la▶ patrie.
Qu’il est donc réjouissant que tous ◀les▶ Suisses ne soient pas sortis du même moule, qu’il y ait des Zurichois et des Bernois, des gens ◀d’▶Unterwald et ◀de▶ Neuchâtel, des Grisons et des Bâlois, et même deux espèces ◀de▶ Bâlois ! Qu’il y ait une histoire ◀de▶ ◀l’▶Appenzell et une histoire ◀de▶ Genève ! Cette variété dans ◀l’▶unité — Dieu veuille nous ◀la▶ conserver — voilà ◀la▶ véritable école ◀de▶ ◀l’▶amitié ! Et quand une même appartenance politique vient à s’épanouir dans ◀l’▶amitié commune, alors un peuple atteint ce qu’il y a de plus haut.