Santé de▶ ◀la▶ démocratie américaine (17 janvier 1941)j k
J’étais à Times Square, au cœur ◀de▶ Manhattan, ◀le▶ soir ◀de▶ ◀l’▶élection présidentielle. À neuf heures, nous étions cent-mille, à onze heures, un demi-million. ◀Le▶ tout dans un ordre parfait, sous ◀l’▶œil amical ◀de▶ trois-cents policemen montés. On circulait sans nulle peine autour du building du Times, sur lequel passaient en rubans lumineux ◀les▶ résultats ◀de▶ ◀la▶ journée. À neuf heures, Willkie semblait mener. On vendait à ◀la▶ criée ◀les▶ derniers stocks ◀de▶ boutons au nom des candidats. À dix heures, ◀les▶ chapeaux commencèrent à s’orner ◀de▶ bandes ◀de▶ papier portant : « Je vous ◀l’▶avais bien dit ! » Une neige ◀de▶ papiers multicolores descendait lentement du haut des gratte-ciel, dansant à travers ◀les▶ faisceaux des projecteurs ◀de▶ cinéma. ◀De▶ quelque trentième étage, on déroulait ◀d’▶immenses serpentins blancs, bleus et rouges. À onze heures, ◀la▶ foule épela ces mots courant sur ◀les▶ murailles du Times : « Roosevelt entraîne New York City par 270 000 voix ◀de▶ majorité. » Je n’oublierai pas ◀la▶ rumeur qui monta lentement des masses, à mesure que ◀la▶ nouvelle faisait ◀le▶ tour du bâtiment, se transmettait dans ◀la▶ profondeur des rues environnantes et revenait submerger ◀le▶ square comme une marée ◀de▶ joie. Je n’oublierai pas ◀le▶ bonheur brillant dans tous ces yeux levés, ◀la▶ fraternisation générale des classes et des races, ◀les▶ plaisanteries cordiales adressées aux derniers porteurs ◀de▶ boutons Willkie, — ce sentiment, cette sensation physique ◀d’▶un renversement du destin en faveur de ◀la▶ démocratie. Et plus tard dans ◀la▶ nuit, traversant ◀le▶ square presque déserté, cette femme du peuple qui chantait à pleine voix ◀le▶ Star-Spangled Banner, avec ◀la▶ ferveur ◀d’▶une évangéliste ◀de▶ ◀l’▶Armée du salut.
Trois jours plus tôt, une dame milliardaire me déclarait pathétiquement : « Si Roosevelt gagne, je remplis mes caves ◀de▶ conserves. Car ce sera, je vous ◀le▶ dis, ◀la▶ famine et ◀le▶ bolchévisme ! » Cette dame s’occupe aujourd’hui, comme toutes ses pareilles, à réunir des conserves, mais pour ◀l’▶Angleterre, à présider des comités pour ◀l’▶Angleterre, à donner des bals pour ◀l’▶Angleterre, à payer des ambulances pour ◀l’▶Angleterre. ◀Le▶ lendemain même ◀de▶ ◀l’▶élection, toute ◀la▶ presse qui venait de soutenir Willkie avec ensemble, et qui n’avait pas cessé ◀de▶ démontrer que Roosevelt signifiait ruine, division, guerre et inflation, toute cette presse proclamait ◀l’▶union des partis, ◀l’▶oubli des polémiques, ◀la▶ confiance dans ◀le▶ gouvernement et ◀la▶ nécessité ◀d’▶augmenter ◀l’▶aide à ◀l’▶Angleterre. Willkie faisait une déclaration ◀de▶ loyauté au président et lui offrait ◀l’▶appui ◀d’▶une « opposition constructive ». On brûlait sur ◀les▶ places ◀les▶ panneaux et ◀les▶ insignes ◀de▶ propagande. ◀La▶ majorité avait parlé, ◀le▶ match était terminé, et parce que ◀la▶ démocratie avait tenu ◀le▶ coup, personne ne se sentait vraiment battu.
On peut dire aujourd’hui sans exagération que ◀la▶ réélection ◀de▶ Roosevelt a été l’une des trois « Kraftprobe » ◀de▶ ◀la▶ démocratie au xxe siècle. La première a été perdue par ◀la▶ France. La seconde a été gagnée par ◀l’▶Amérique. En attendant ◀le▶ résultat ◀de▶ la troisième et dernière manche, c’est-à-dire ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ lutte que soutient ◀l’▶Empire britannique, essayons ◀de▶ comprendre ◀les▶ raisons ◀de▶ ◀la▶ santé démocratique des USA.
Un organisme est sain lorsqu’il est capable ◀de▶ cicatriser rapidement ses blessures : signe que sa circulation est bonne. Si ◀les▶ oppositions politiques ◀les▶ plus violentes laissent peu ou point ◀de▶ rancune et se résolvent si rapidement aux États-Unis, c’est en grande partie à cause de ◀la▶ constante circulation ◀d’▶idées et ◀d’▶hommes qui s’est établie dans ce pays entre ◀le▶ gouvernement et ◀la▶ population. ◀L’▶opinion questionne, ◀le▶ gouvernement répond, il s’explique, il écoute à son tour.
N’importe quel citoyen peut critiquer publiquement telle ou telle mesure prise par ◀l’▶État : ◀la▶ presse et ◀la▶ radio lui en offrent ◀les▶ moyens. S’il a quelque chose ◀de▶ mieux à proposer, on ◀le▶ convoque à Washington, on examine son projet, et il arrive qu’on ◀le▶ charge officiellement ◀de▶ ◀le▶ réaliser. Nombreux sont ◀les▶ professeurs, ◀les▶ industriels, ◀les▶ financiers, ◀les▶ avocats ou ◀les▶ économistes que ◀le▶ gouvernement Roosevelt a mis ◀de▶ ◀la▶ sorte au service ◀de▶ ◀la▶ nation, pour une période et pour une tâche déterminées. Il en est résulté parfois certains flottements dans ◀la▶ politique du New Deal, mais ces défauts techniques sont compensés par un avantage moral considérable : un nombre croissant ◀de▶ citoyens qualifiés participent à ◀la▶ vie publique. Celle-ci n’est plus ◀l’▶affaire exclusive des cliques ◀de▶ politiciens ◀de▶ métier. Elle n’est plus ◀l’▶affaire des partis. Chacun peut s’y intéresser, parce que chacun peut espérer qu’on tiendra compte ◀de▶ son avis ou ◀de▶ ses compétences, qu’on lui « donnera sa chance », comme ils disent.
Cet esprit ◀de▶ participation exerce une influence excellente à la fois sur ◀le▶ gouvernement et sur ◀l’▶opinion. Il incite ◀les▶ dirigeants à s’expliquer franchement devant ◀le▶ peuple, et à ne rien entreprendre sans son appui. ◀Les▶ plus hauts fonctionnaires n’hésitent pas à participer à des débats publics, ou à commenter ◀l’▶activité ◀de▶ leur département devant ◀les▶ auditeurs ◀de▶ ◀la▶ radio : voilà ◀le▶ problème qui se pose, voilà ce que nous avons fait, voilà ce qui reste à faire. ◀Le▶ président et ses secrétaires ◀d’▶État tiennent des conférences régulières avec ◀les▶ journalistes, qui ont ◀le▶ droit ◀de▶ leur poser n’importe quelle question. Rien de plus frappant que ◀l’▶absence ◀de▶ démagogie et ◀d’▶effets oratoires qui caractérise ces communications publiques : un ton familier, humain ; des faits, et non pas ◀de▶ vagues et solennelles déclarations ◀de▶ principe ; des appels à ◀la▶ réflexion et non pas des phrases pathétiques. Et ce souci constant ◀de▶ ◀l’▶humanité du citoyen, qu’il s’agisse des nationaux ou des étrangers…
Ainsi informée et formée, ◀l’▶opinion se sent responsable ◀de▶ ses réactions. Lorsqu’on sait que ◀l’▶on sera pris au sérieux, on dit moins ◀de▶ bêtises, on se contrôle davantage. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres républiques, ◀l’▶opinion américaine discute réellement ◀les▶ problèmes posés. Elle cherche réellement à ◀les▶ résoudre dans ◀l’▶intérêt commun, — et non pas à répéter à tout propos ◀le▶ credo trop connu ◀d’▶un parti. ◀Le▶ secret ◀de▶ cette souplesse civique, ◀de▶ ce dynamisme et ◀de▶ cette efficience, qui contrastent si fortement avec ◀les▶ scléroses et ◀les▶ vieilles rancunes ◀de▶ ◀la▶ vie politique européenne : ce secret réside peut-être dans ◀le▶ fait très simple que voici : en réalité, il n’y a pas ◀de▶ partis aux États-Unis.
Il serait en effet absolument faux ◀d’▶assimiler ◀les▶ républicains et ◀les▶ démocrates américains à nos radicaux, conservateurs, libéraux et socialistes. Ni ◀les▶ républicains ni ◀les▶ démocrates ne possèdent une doctrine politique totale, fixée pour tous ◀les▶ cas et automatiquement par une longue tradition. Leur opposition reste fluente, mal définie… Elle se cristallise, et encore est-ce dans ◀les▶ courtes périodes ◀d’▶élection, ◀d’▶une manière d’ailleurs imprévisible. Cette division des citoyens en deux masses à peu près égales, — je serais tenté ◀de▶ dire : en deux teams — symbolise simplement ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ discussion, indispensable à toute vie démocratique. ◀Le▶ fait qu’il n’y a que deux partis, et que ces deux partis ne représentent nullement deux classes, à peine deux tendances générales, signifie pratiquement que ◀les▶ États-Unis sont une démocratie sans partis. Entre ◀le▶ citoyen et ◀les▶ autorités, pas ◀d’▶autre intermédiaire que ◀l’▶opinion publique. ◀L’▶Américain ne possède légalement ni ◀le▶ droit ◀de▶ référendum, ni ◀le▶ droit ◀d’▶initiative, mais il ◀les▶ exerce en fait, ◀d’▶une manière permanente, par ◀le▶ moyen ◀d’▶une opinion publique abondamment informée, chaque jour sondée par des agences spécialisées, chaque jour exprimée dans toutes ses nuances par des lettres aux journaux, des articles ◀de▶ magazines, des interviews, des débats contradictoires à ◀la▶ radio, des sermons, des mandements et des manifestes.
Sait-on assez que ◀les▶ Américains sont très conscients et très jaloux ◀de▶ ◀la▶ qualité ◀de▶ leur esprit public ? Sait-on assez ◀de▶ quelle passion profonde se charge ici ◀le▶ terme ◀de▶ démocratie ? En tournant tout à ◀l’▶heure ◀le▶ bouton ◀de▶ ma radio, j’ai entendu cette phrase prononcée ◀d’▶une voix forte : « Ici Radio municipale ◀de▶ New York, cité ◀de▶ 7 millions et demi ◀d’▶habitants, bénéficiant ◀de▶ ◀la▶ liberté démocratique. » Cela ne fait pas sourire, quand on voit que c’est vrai.