La route américaine (18 février 1941)d
L’Européen parle parfois de▶ sa conception ◀de▶ la vie. Aux États-Unis, on parle tous les jours ◀de▶ l’american way of life, littéralement : ◀de▶ la route américaine ◀de▶ la vie. Ce qui est pour nous concept, forme arrêtée, devient chez eux chemin, mouvement indéfini.
C’est pourquoi je prendrai les routes ◀d’▶Amérique comme un symbole du rêve et ◀de▶ la volonté du Nouveau Monde.
On croyait close l’ère des pionniers, l’ère des défricheurs ◀de▶ savanes qui firent reculer la frontière ◀de▶ décade en décade, à travers le Far West, jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint les terres du Pacifique. On ne pouvait plus rien ajouter aux plus hauts gratte-ciel ◀de▶ New York, à ces grandiloquents témoins ◀de▶ la crise ◀de▶ 1929, où les affaires périssent et les bureaux se vident au-dessus du cinquantième étage, pour peu que la pression baisse à Wall Street. Un grand malaise étreignait l’âme américaine, prise ◀de▶ nausée dès qu’elle ressent l’approche ◀d’▶une limite infranchissable. Où s’élancer encore ? Comment sortir ◀de▶ cet embouteillage ◀de▶ richesses matérielles ? Il restait à construire des routes.
Depuis dix ans, les autostrades américaines allongent sans répit leur ruban ◀de▶ béton, semblables à la trace ◀d’▶un grand fer à repasser au travers des savanes, des cultures et des territoires urbains. Cet effort gigantesque se poursuit en silence à travers tout le continent. Personne n’en parle. On n’a pas eu besoin ◀de▶ changer ◀de▶ régime pour le réaliser. Les autostrades américaines ne sont pas une réclame politique, ni même un expédient pour lutter contre le chômage. Elles sont le produit du rêve et ◀de▶ la vitalité inépuisable ◀d’▶un peuple libre, et qui voit grand sans se forcer. Voici enfin un spectacle émouvant qui n’effraye pas, mais au contraire atteste une force paisible et utile.
Trois pistes parallèles dans chaque sens, séparées par une large bande gazonnée où l’on s’est ingénié à conserver, ici ou là, un grand arbre isolé, témoin ◀de▶ la Prairie. Trois pistes blanches délimitées par des lignes jaunes et noires, entre lesquelles se déplacent lentement, ◀de▶ droite à gauche, ◀de▶ gauche à droite, entre 100 et 130 à l’heure, des millions ◀de▶ larges voitures. Une telle aisance dans la vitesse, l’absence ◀de▶ secousses et ◀d’▶obstacles, l’enivrante continuité du déferlement général, tout cela vous donne après quelques minutes l’illusion ◀d’▶une puissance immobile qui vaincrait la distance par le charme, attirant les villes à soi et déplaçant ◀de▶ vastes paysages au gré ◀d’▶une curiosité rêveuse. Mais soudain le regard est pris par un panneau rutilant sur la droite, puis mitraillé à bout portant par cent, par mille panneaux ◀de▶ toutes formes et couleurs. Sans relâche, ils croissent en gros plan et disparaissent en coup de vent, jusqu’à ce que l’œil s’éduque et se mette à déchiffrer cette espèce ◀de▶ manuel ◀de▶ conduite et ◀de▶ morale élémentaire (avec publicité dans le texte) dont les phrases fragmentées s’échelonnent tout au long des superhighways.
« Perdez une minute, épargnez une vie !… Gardez votre droite… Dépassez à gauche… Avez-vous pensé à l’anniversaire ◀de▶ votre femme ?… Donnez-lui un aspirateur Smith… Des bonbons Johnson… Ici, trois tués par jour… Lisez la Bible… Cabines ◀de▶ touristes à 100 yards… Ferry-boat du Delaware en grève… Faites un détour par Philadelphie… Et arrêtez-vous à l’Hôtel Franklin… Ralentissez, légion ◀de▶ daims… Les partis se réconcilient… autour ◀d’▶un verre ◀de▶ Champagne Renault !… Avez-vous vérifié votre niveau ◀d’▶huile ?… L’État de Pennsylvanie vous souhaite la bienvenue… Et limite votre vitesse à cinquante miles… 500 dollars ◀d’▶amende ou un an ◀de▶ prison… ou les deux ensemble… Dieu bénisse l’Amérique… »
Je ferme les yeux et j’écoute le grondement sourd des pneus qui mordent le béton. En cinq heures, nous aurons couvert les 400 kilomètres qui séparent le centre ◀de▶ New York de Washington, en traversant deux villes énormes : Philadelphie et Baltimore et l’estuaire du Delaware en ferry-boat. La vitesse rétrécit l’espace américain ; les routes ◀de▶ la vitesse lui créent enfin des cadres. Quand cette surface sera suffisamment organisée, vers quoi se tournera l’effort collectif ◀de▶ ce peuple ? Peut-être vers la profondeur, vers la culture, vers ces problèmes que le grand nombre a toujours fuis, partout. Peut-être alors les masses elles-mêmes comprendront-elles qu’il n’est qu’un seul infini véritable : celui que chacun porte en soi, celui ◀de▶ l’âme inépuisable. Ce jour-là, les glorieux highways aboutiront enfin à l’Homme.