La▶ leçon ◀de▶ ◀l’▶armée suisse (4 mars 1942)c
Peu avant ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914, ◀l’▶empereur Guillaume II fit une visite au gouvernement suisse. Au cours des manœuvres militaires, il dit à un soldat : « Vous êtes 500 000 hommes, et vous tirez bien ; mais si nous vous attaquions avec un million ◀d’▶hommes, que feriez-vous ? » — « Chacun ◀de▶ nous tirerait deux fois », répondit calmement ◀le▶ soldat. ◀Le▶ Kaiser préféra passer par ◀la▶ Belgique.
◀La▶ Suisse est l’un des pays qui a ◀le▶ mieux résolu ◀l’▶urgent problème ◀de▶ ◀la▶ défense de ◀la▶ démocratie, sans toutefois tomber dans une mobilisation totalitaire.
Voici ◀les▶ faits : Avec une population ◀de▶ 4 millions et demi ◀d’▶habitants, ◀la▶ Suisse a une armée ◀de▶ 600 000 hommes. Un habitant sur 7 est un soldat. ◀La▶ même proportion donnerait aux États-Unis une armée ◀de▶ 20 millions ◀d’▶hommes. Mais nulle part ◀les▶ coutumes et ◀les▶ institutions ne sont plus démocratiques qu’en Suisse, et nulle part ◀l’▶armée n’est plus populaire et ne fait aussi partie ◀de▶ ◀la▶ vie nationale qu’en Suisse.
Depuis que ◀les▶ communes suisses se libérèrent pour la première fois ◀de▶ ◀la▶ domination médiévale des seigneurs, leur armée a été un groupement ◀de▶ citoyens libres, possédant chacun ses propres armes et portant fièrement son fusil, ses munitions et son équipement militaire. C’est ainsi qu’on peut souvent voir un paysan, assis sur ◀le▶ seuil ◀de▶ sa porte, polissant et graissant son fusil après ◀le▶ tir du dimanche, — spectacle que vous ne verrez nulle part ailleurs dans ◀le▶ monde.
Cette habitude remonte au Moyen Âge germanique. À cette époque, ◀l’▶« homme libre », — celui qui n’était pas un serf, — se distinguait par ce fait : il avait ◀le▶ droit ◀de▶ porter des armes. ◀Les▶ Suisses considèrent leurs armes comme un symbole ◀de▶ leur liberté. ◀Les▶ libertés civiques et ◀l’▶esprit militaire n’ont jamais été en contradiction. Depuis ◀les▶ temps ◀les▶ plus anciens, ◀les▶ Suisses étaient libres parce qu’ils étaient forts, et ils étaient forts parce qu’ils étaient libres.
◀La▶ possession par chaque citoyen ◀de▶ ses propres armes, montre ◀d’▶une façon concrète que ◀l’▶État lui fait confiance. Imaginez ce qui arriverait dans certains États modernes, en proie à des luttes sociales ou politiques, si ◀les▶ soldats démobilisés avaient ◀le▶ droit ◀d’▶emporter chez eux leurs armes et leurs munitions ! En France, après ◀l’▶Armistice, on offrit cent-mille francs aux soldats, en échange ◀de▶ leurs fusils, par crainte ◀d’▶une révolution. Hitler fit désarmer ses propres troupes ◀de▶ choc, après ◀l’▶épuration du 30 juin 1934, leur laissant seulement un poignard décoratif.
◀La▶ possession par chacun ◀de▶ ses propres armes a également une importance technique qui n’est nullement à négliger. C’est ◀le▶ seul moyen ◀d’▶assurer une mobilisation ultrarapide. Et c’est ◀la▶ défense ◀la▶ plus adéquate contre ◀les▶ parachutistes. Une coutume médiévale est devenue, ainsi, ◀la▶ méthode ◀la▶ plus moderne ◀de▶ défense. C’est ◀la▶ clé ◀de▶ ◀l’▶organisation ◀de▶ ◀l’▶armée suisse et ◀le▶ secret ◀de▶ sa popularité…
◀L’▶armée est un lien non seulement entre ◀les▶ individus, mais aussi entre ◀les▶ classes. ◀La▶ Suisse n’a pas ◀d’▶école réservée aux officiers. Tous ◀les▶ hommes ◀de▶ 20 ans, propres au service militaire vont à ◀la▶ même école. Là ◀le▶ paysan a comme compagnon ◀de▶ chambre ◀l’▶étudiant, ◀l’▶ouvrier ◀le▶ fils ◀de▶ son patron. Pendant ◀les▶ trois mois que dure ◀l’▶entraînement, on a ◀le▶ temps ◀de▶ reconnaître ◀la▶ valeur réelle et ◀les▶ faiblesses ◀de▶ son voisin, ◀de▶ se faire des amitiés. Une égalité complète existe dans ◀les▶ baraquements. Cet entraînement intensif renvoie ◀les▶ hommes à ◀la▶ vie civile, bronzés, endurcis et chargés ◀d’▶expérience que ◀la▶ vie paisible des villes ou des villages ne leur aurait pas donné en dix ans. Ces 3 mois sont un puissant tonique pour ◀la▶ jeunesse suisse et ◀la▶ durée relativement courte ◀de▶ ◀l’▶entraînement permet à chaque recrue ◀de▶ retrouver à son retour sa place dans ◀la▶ vie civile.
◀L’▶insuffisance technique résultant ◀d’▶une si brève période ◀de▶ service est compensée par un entraînement annuel. ◀La▶ vie civile également apporte au citadin ◀de▶ fréquents contacts avec ◀les▶ affaires militaires. Dans chaque village, dans chaque club ◀de▶ tir, on voit des « cercles ◀d’▶amis » pour officiers et sous-officiers.
◀L’▶officier suisse est, dans la plupart des cas, un civil, comme tout le monde. Entre ◀les▶ manœuvres annuelles, il consacre quelques heures par semaine à ses devoirs militaires. Un capitaine, par exemple, dans ◀la▶ vie civile, surveille sa compagnie : il sait toujours où ses hommes habitent. ◀L’▶habitude veut qu’ils lui envoient leurs bons vœux ◀de▶ Nouvel An, auxquels il répond toujours. Plusieurs ◀de▶ ces hommes vont vers lui pour lui demander un conseil ou pour ◀les▶ aider à trouver du travail. Tous ◀le▶ considèrent comme ◀le▶ chef ◀d’▶une famille ◀de▶ 200 hommes.
◀Le▶ Haut-Commandement ◀de▶ ◀l’▶armée en Suisse a prévu dès 1930 déjà, que ◀la▶ prochaine guerre ne serait pas une guerre ◀de▶ « fronts », et qu’une défense en profondeur devait être organisée, constituée par des « nids » offrant une résistance locale et soigneusement équipés. C’est ainsi que ◀les▶ Suisses retournent à leur ancienne tradition ◀de▶ faire ◀la▶ guerre. Chaque canton a son propre système ◀de▶ défense, selon sa topographie et ses ressources. Des petits corps ◀d’▶armée surgissent en certains points pour défendre ◀les▶ profondes vallées et pour barrer ◀le▶ paysage des gorges étroites. Si ◀l’▶ennemi est trop puissant, des renforcements sont demandés aux voisins, suivant des plans préétablis. Nous trouvons ainsi à ◀la▶ base ◀de▶ ◀l’▶organisation militaire, ◀les▶ mêmes facteurs qui déterminent ◀la▶ structure politique du pays : autonomie locale et entraide.
◀La▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶armée est composée ◀de▶ divisions mobiles régulières. ◀Le▶ reste consiste en garnisons et en forts pour défendre ◀les▶ principaux passages des Alpes. Ce sont des brigades ◀de▶ montagne, constituées par des spécialistes du ski et ◀de▶ ◀l’▶alpinisme, et des brigades indépendantes pour défendre ◀les▶ frontières.
Ces troupes ◀de▶ couverture connaissent ◀les▶ positions préparées à ◀la▶ frontière, parce qu’elles ◀les▶ ont fortifiées ◀de▶ leurs propres mains. À la première alerte, ◀les▶ hommes endossent leurs uniformes et vont à leurs postes. ◀Les▶ machines et ◀les▶ canons anti-tanks sont prêts. ◀Les▶ magasins ◀de▶ munitions et ◀de▶ vivres ont été cachés dans ◀les▶ rochers. En 1939, ◀la▶ disposition ◀de▶ ces troupes ◀de▶ couverture, qui précéda ◀la▶ mobilisation générale ◀de▶ cinq jours, se fit en quelques heures, le long de toutes ◀les▶ frontières ◀de▶ ◀la▶ Suisse.
◀Les▶ gardes-frontière prennent position à quelques kilomètres ◀de▶ leurs propres maisons. Ils savent ce qu’ils défendent. Il n’est pas besoin ◀de▶ leur faire des discours. L’un ◀de▶ ceux qui écrivit cet article fut mobilisé en 1939, à un poste-frontière du Jura. Il pouvait voir, à travers ses jumelles, un champ, à 3000 pieds au-dessous, et parfois attraper ◀le▶ clair reflet ◀d’▶une robe ◀d’▶été et imaginer qu’il reconnaissait ses enfants. ◀De▶ telles choses comptent dans ◀la▶ guerre.
Mais une petite armée peut-elle défendre avec succès un pays contre un adversaire cinquante fois mieux équipé ?
Le premier acte du « blitzkrieg » est ◀d’▶empêcher ◀la▶ mobilisation du pays que ◀l’▶on veut envahir. ◀Les▶ partenaires ◀de▶ ◀l’▶Axe peuvent devenir ◀les▶ maîtres ◀de▶ ◀l’▶air et désorganiser ◀les▶ communications ferroviaires. Mais ◀l’▶armée suisse a été mobilisée depuis 1939 et ◀les▶ distances sont si petites que ◀les▶ troupes peuvent être déplacées sans ◀l’▶aide des voies ferrées.
La seconde phase du « blitzkrieg » est ◀la▶ trouée du territoire derrière ◀les▶ ◀lignes▶. Cela serait-il possible en Suisse ? Il y a autant ◀de▶ centres ◀de▶ résistance qu’il y a ◀de▶ cantons ou ◀de▶ villes, autant ◀de▶ bases ◀de▶ défense qu’il y a ◀de▶ défilés et ◀de▶ montagnes. Chaque village ◀de▶ ◀la▶ Suisse est devenu un fort, ses entrées fermées par des barricades et ◀les▶ maisons transformées en des forteresses en miniature. Vous ouvrez ◀la▶ porte ◀de▶ quelque grenier et vous vous trouvez en face d’un canon anti-tank, protégé par un mur en ciment. Une poussée rapide ◀de▶ divisions motorisées pourrait seulement se faire en évitant ◀les▶ villages et en passant à travers ◀les▶ forêts ou ◀les▶ pâturages. Mais ◀les▶ routes sont minées. ◀Les▶ fleuves, ◀les▶ vallées et ◀les▶ gorges sont protégés par des canons cachés dans ◀les▶ parois rocheuses. Dans chaque « compartiment » du territoire suisse, ◀l’▶ennemi aurait à développer une attaque en règle. Il ne serait nullement question ◀d’▶avancer rapidement comme dans ◀les▶ plaines ◀de▶ Flandre ou en Pologne.
◀Les▶ deux premières années ◀de▶ ◀la▶ victoire allemande ont renforcé ◀la▶ volonté des Suisses ◀de▶ se défendre. ◀Le▶ contact entre ◀les▶ hommes et ◀le▶ sol, entre ◀l’▶armée et ◀le▶ peuple, entre ◀le▶ présent et ◀les▶ traditions historiques, s’est vu raffermi par cette longue période ◀de▶ mobilisation. ◀La▶ Suisse fut épargnée au printemps 1940 uniquement parce que ses voisins comprirent que ce serait un « morceau dur à avaler », et parce qu’il était celui qui a, dans ses mains, ◀le▶ Gothard.
◀Les▶ 4/5e du trafic entre ◀l’▶Allemagne et ◀l’▶Italie se font par ◀le▶ Gothard ou ◀le▶ Simplon. Ces tunnels sont puissamment minés. Beaucoup ◀d’▶hommes ont juré ◀de▶ ◀les▶ faire sauter au premier signe ◀d’▶invasion. ◀L’▶Axe ◀le▶ sait, ◀l’▶Axe connaît aussi ◀le▶ plan suisse ◀de▶ défense. ◀La▶ ◀ligne▶ du Gothard a été déclarée comme ◀ligne▶ ◀de▶ retraite nationale. Certaines unités ◀de▶ ◀l’▶armée doivent ralentir ◀la▶ pénétration des frontières, d’autres doivent défendre ◀les▶ vallées partant du Gothard. ◀Les▶ Suisses pourraient tenir, sans espérer toutefois une victoire, mais ils sauveront du moins ◀l’▶honneur du pays.
Des extraits ◀d’▶un récent discours prononcé à Berne par un colonel, devant un grand public, montre ◀l’▶état d’esprit actuel ◀de▶ ◀la▶ Suisse.
◀Le▶ vrai Confédéré est celui qui ne questionne jamais pour ce qui a trait à ◀la▶ défense du sol quand cela est raisonnable. À ceux qui demandent : « Pourquoi ces sacrifices ? », il répond : « Ni ◀la▶ famine, ni ◀la▶ guerre, ni ◀l’▶exil ne pourront être évités si nous gémissons sans lutter. » ◀La▶ liberté individuelle ne pourra survivre dans un État qui ne défend pas son indépendance. Mais au-delà ◀de▶ tout calcul ◀de▶ gain ou ◀de▶ perte, il y a des valeurs morales. Il y a ◀l’▶idée fédéraliste que nous devons conserver comme un héritage à nos descendants. Voilà pourquoi nous croyons en Dieu et non pas en un homme qui prétend être adoré comme un Dieu.