La▶ grande « stratégie religieuse » ◀de▶ cette guerre (avril-mai 1942)l
◀Les▶ analyses ◀de▶ ◀la▶ situation actuelle qu’on lit dans ◀les▶ journaux et ◀les▶ revues se fondent à peu près exclusivement sur des données politiques ou économiques. Elles ne tiennent pas compte des facteurs religieux. Cette négligence me paraît s’expliquer par un certain nombre ◀de▶ préjugés ◀d’▶ordre subjectif : un écrivain non croyant est porté à sous-estimer ◀le▶ rôle des réalités religieuses dans ◀le▶ monde ; et la plupart des écrivains croyants, par prudence, pudeur ou timidité, croient devoir adopter ◀les▶ catégories courantes lorsqu’ils abordent des sujets politiques. Cependant, nous vivons dans une ère où ◀les▶ mouvements collectivistes vont nous forcer à prendre au sérieux ◀l’▶aspect sociologique, au moins, du fait religieux. Je voudrais décrire ici quelques connexions frappantes entre ◀l’▶évolution des diverses confessions et ◀l’▶évolution politique ◀de▶ ◀l’▶Occident, Amérique incluse.
Il existe aujourd’hui trois formes ◀de▶ totalitarisme, qui sont par ordre chronologique ◀d’▶apparition : ◀le▶ fascisme italien, ◀le▶ stalinisme, ◀le▶ national-socialisme. Ces trois formes politiques se trouvent correspondre géographiquement et historiquement aux centres ◀de▶ trois grandes confessions chrétiennes : ◀le▶ catholicisme romain, ◀l’▶orthodoxie, ◀le▶ luthéranisme. Mais d’autre part, nous ne constatons aucune forme ◀de▶ totalitarisme qui corresponde au calvinisme. Cette dernière confession se confond au contraire avec ◀l’▶aire des démocraties : Suisse, Hollande, Angleterre, USA et, dans une certaine mesure que je préciserai plus tard, France. Comment expliquer ces faits évidents, et auxquels personne jusqu’ici ne me paraît avoir prêté ◀la▶ moindre attention ?
Si ◀l’▶on considère ◀l’▶histoire ecclésiastique ◀de▶ ◀l’▶Italie, ◀de▶ ◀la▶ Russie, et ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, ◀l’▶on s’aperçoit que ◀la▶ distinction des pouvoirs entre ◀l’▶Église et ◀l’▶État n’a jamais été établie ◀d’▶une manière satisfaisante ou tolérable dans ces trois nations. En Italie, ◀la▶ papauté a toujours revendiqué un pouvoir temporel, qui ne pouvait s’accorder avec ◀le▶ pouvoir politique. ◀La▶ tendance théocratique y a dominé pendant des siècles. En Russie et en Allemagne, c’était ◀l’▶inverse : ◀le▶ tsar et ◀l’▶empereur étaient ◀les▶ chefs ◀de▶ ◀l’▶Église, et ◀le▶ clergé se conformait avec une certaine servilité aux buts ◀de▶ ◀la▶ politique ◀d’▶État. On se trouvait en présence de régimes césaropapistes. Ainsi dans ces divers pays, ◀l’▶Église et ◀l’▶État se confondaient plus ou moins aux yeux des peuples, et formaient ensemble ◀le▶ Pouvoir. Ce fait fondamental devait déterminer ◀la▶ forme des révolutions modernes. Car si ◀l’▶on s’attaquait à ◀l’▶État, cela revenait, dans ◀l’▶esprit populaire, à s’attaquer aussi à ◀l’▶Église. Renverser l’un, c’était renverser l’autre. Or ◀les▶ révolutions ont toujours copié, consciemment ou non, ◀les▶ structures du pouvoir qu’elles renversaient. ◀Les▶ jacobins, par exemple, se sont faits centralisateurs à ◀l’▶imitation des rois ◀de▶ France. Il était donc fatal que ◀les▶ chefs révolutionnaires, en Italie, en Russie et en Allemagne fussent amenés par ◀la▶ force des choses et ◀les▶ coutumes, à s’attaquer en même temps à ◀l’▶État et à ◀l’▶Église, confondus dans ◀l’▶esprit du peuple. Il était fatal que dès ◀le▶ moment qu’ils s’emparaient du pouvoir temporel, ils tentassent ◀de▶ s’emparer aussi ◀d’▶un pouvoir spirituel. ◀Les▶ structures théocratiques ou césaropapistes dont ils héritaient devinrent donc dans leur nouvel ordre des structures totalitaires. Car qu’est-ce que ◀le▶ totalitarisme, sinon ◀la▶ confusion parfaite du pouvoir temporel et ◀de▶ ◀l’▶autorité spirituelle ?
Dans ◀les▶ pays calvinistes, au contraire, ◀la▶ distinction du temporel et du spirituel fut affirmée dès ◀le▶ xvi e siècle avec une grande vigueur. Pour des raisons à la fois théologiques et tactiques, ◀les▶ réformés furent amenés à insister surtout sur ◀les▶ droits individuels, basés sur ◀la▶ vocation que tout homme reçoit ◀de▶ Dieu. ◀Le▶ droit ◀de▶ révolte fut établi par Calvin et ses successeurs, non pour ◀l’▶individu isolé, il est vrai, mais pour un groupe20 qui se verrait lésé dans sa foi ou ses droits civiques par un abus ◀de▶ pouvoir temporel. Quant aux pouvoirs spirituels, ils s’organisèrent en fédérations ◀de▶ synodes, évitant ainsi, par définition, toute tentation ◀de▶ se confondre avec ◀le▶ pouvoir ◀d’▶un prince ou ◀d’▶une République. Cette organisation synodale ◀de▶ ◀l’▶Église et cette reconnaissance du droit ◀de▶ différer se traduisirent par un fédéralisme politique (« collégial ») en Suisse, dans ◀les▶ Provinces-Unies, aux USA, et dans une mesure moindre, au sein du Commonwealth britannique. ◀Les▶ calvinistes français, au xvi e siècle, furent les premiers à proposer une organisation fédéraliste du royaume, puis ◀de▶ ◀l’▶Europe entière. Lorsque plus tard, au xix e siècle, ◀la▶ foi calviniste s’affaiblit dans ces divers pays, ◀les▶ institutions qu’elle avait marquées ◀de▶ son empreinte évoluèrent naturellement dans un sens individualiste, et non pas totalitaire.
◀L’▶antithèse totalitarisme-démocratie se trouve donc correspondre dans une large mesure à des facteurs confessionnels et ecclésiastiques, ◀l’▶aire du calvinisme recouvrant à peu près ◀l’▶aire des démocraties.
Ces grandes lignes une fois reconnues, on peut tenter ◀de▶ marquer certaines nuances importantes. Pourquoi, par exemple, ◀les▶ États scandinaves, qui sont purement luthériens, n’ont-ils pas évolué dans ◀le▶ même sens que ◀l’▶Allemagne ? Et pourquoi ◀la▶ France, redevenue catholique en majorité, a-t-elle été plus loin que toute autre démocratie dans ◀la▶ voie ◀de▶ ◀l’▶individualisme ?
Pour ◀la▶ Scandinavie, ◀le▶ fait capital est celui-ci : lors de ◀la▶ Réformation, ◀le▶ roi, ◀l’▶Église et ◀le▶ peuple entier devinrent luthériens, sans opposition. Ce ne fut pas une lutte violente comme en Allemagne, où Luther pour résister à ◀l’▶empereur, dut se mettre sous ◀la▶ protection compromettante des princes. ◀La▶ réforme religieuse s’effectua en Suède dans ◀le▶ cadre des institutions anciennes, sans rupture. ◀Les▶ pouvoirs eurent donc ◀la▶ possibilité ◀de▶ se distinguer normalement. Nous constatons une évolution analogue en Angleterre, où toutes ◀les▶ formes traditionnelles furent conservées, toutefois au prix ◀d’▶oscillations plus violentes, ◀d’▶où ◀la▶ sécession des puritains. Or, ◀de▶ nos jours, un processus exactement pareil se reproduit dans ces mêmes pays, cette fois-ci dans ◀l’▶ordre social et économique. Nous voyons en Suède et en Angleterre une réforme socialiste s’introduire à ◀l’▶intérieur ◀les▶ cadres conservateurs ◀de▶ ◀la▶ royauté et des hiérarchies nobiliaires. On avait gardé ◀les▶ évêques en devenant protestants. On garde ◀la▶ cour et ◀les▶ titres en devenant socialistes. Et ici encore ◀la▶ transition s’opère avec moins ◀de▶ secousses en Suède qu’en Angleterre.
Quant à ◀la▶ France, elle redevint catholique sous Louis XIV, certes. Mais n’oublions pas que ce furent des protestants qui donnèrent ses cadres moraux à la Troisième République. Guizot créa ◀l’▶instruction publique, Buisson et Pécaut, ex-pasteurs, créèrent plus tard ◀l’▶école normale des instituteurs, qui fut ◀le▶ foyer ◀de▶ ◀l’▶esprit républicain dans ◀les▶ dernières décades du siècle passé. Cette influence protestante libérale devait nécessairement s’orienter vers ◀l’▶individualisme pur, à mesure que ◀le▶ contenu religieux s’évaporait et que ◀l’▶école se laïcisait.
Il serait intéressant ◀d’▶analyser ◀de▶ ce point de vue ◀le▶ cas des USA. Constitués par des colonies ◀de▶ dissidents protestants, ils étaient destinés à évoluer dans un sens à la fois fédéraliste et excessivement individualiste. Et c’est ce qui se produisit au xix e siècle. Mais ◀l’▶excès même ◀de▶ ◀l’▶individualisme américain devait provoquer des phénomènes ◀de▶ compensation. Une certaine tolérance opportuniste, voisine ◀de▶ ◀l’▶indifférence doctrinale, devait venir corriger ◀les▶ tendances à ◀la▶ division qu’introduisait ◀la▶ multiplicité des sectes. Un conformisme extérieur et superficiel, mais plus intolérant qu’en nulle autre partie du monde, devait venir corriger ◀l’▶individualisme foncier. En apparence, ◀les▶ USA sont « totalitaires » dans leur standardisation des mœurs et des aspects matériels ◀de▶ ◀la▶ vie. En réalité, ◀les▶ causes profondes ◀de▶ ce conformisme sont radicalement distinctes ◀de▶ celles qui ont conduit au fascisme en Europe.
Je me borne ici à indiquer quelques pistes et sujets ◀de▶ réflexion. À mon avis, ◀les▶ auteurs ◀de▶ plans ◀de▶ fédération mondiale à venir auraient grand avantage à tenir compte ◀d’▶indications ◀de▶ ce genre, et en particulier à recourir à ◀la▶ documentation considérable réunie par ◀le▶ mouvement œcuménique. Car c’est au sein de cette ultime « Internationale » que ◀les▶ problèmes ecclésiastiques et nationaux se trouvent actuellement confrontés avec ◀la▶ plus grande pertinence.