(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « La grande « stratégie religieuse » de cette guerre (avril-mai 1942) » pp. 1-5

La grande « stratégie religieuse » de cette guerre (avril-mai 1942)l

Les analyses de la situation actuelle qu’on lit dans les journaux et les revues se fondent à peu près exclusivement sur des données politiques ou économiques. Elles ne tiennent pas compte des facteurs religieux. Cette négligence me paraît s’expliquer par un certain nombre de préjugés d’ordre subjectif : un écrivain non croyant est porté à sous-estimer le rôle des réalités religieuses dans le monde ; et la plupart des écrivains croyants, par prudence, pudeur ou timidité, croient devoir adopter les catégories courantes lorsqu’ils abordent des sujets politiques. Cependant, nous vivons dans une ère où les mouvements collectivistes vont nous forcer à prendre au sérieux l’aspect sociologique, au moins, du fait religieux. Je voudrais décrire ici quelques connexions frappantes entre l’évolution des diverses confessions et l’évolution politique de l’Occident, Amérique incluse.

Il existe aujourd’hui trois formes de totalitarisme, qui sont par ordre chronologique d’apparition : le fascisme italien, le stalinisme, le national-socialisme. Ces trois formes politiques se trouvent correspondre géographiquement et historiquement aux centres de trois grandes confessions chrétiennes : le catholicisme romain, l’orthodoxie, le luthéranisme. Mais d’autre part, nous ne constatons aucune forme de totalitarisme qui corresponde au calvinisme. Cette dernière confession se confond au contraire avec l’aire des démocraties : Suisse, Hollande, Angleterre, USA et, dans une certaine mesure que je préciserai plus tard, France. Comment expliquer ces faits évidents, et auxquels personne jusqu’ici ne me paraît avoir prêté la moindre attention ?

Si l’on considère l’histoire ecclésiastique de l’Italie, de la Russie, et de l’Allemagne, l’on s’aperçoit que la distinction des pouvoirs entre l’Église et l’État n’a jamais été établie d’une manière satisfaisante ou tolérable dans ces trois nations. En Italie, la papauté a toujours revendiqué un pouvoir temporel, qui ne pouvait s’accorder avec le pouvoir politique. La tendance théocratique y a dominé pendant des siècles. En Russie et en Allemagne, c’était l’inverse : le tsar et l’empereur étaient les chefs de l’Église, et le clergé se conformait avec une certaine servilité aux buts de la politique d’État. On se trouvait en présence de régimes césaropapistes. Ainsi dans ces divers pays, l’Église et l’État se confondaient plus ou moins aux yeux des peuples, et formaient ensemble le Pouvoir. Ce fait fondamental devait déterminer la forme des révolutions modernes. Car si l’on s’attaquait à l’État, cela revenait, dans l’esprit populaire, à s’attaquer aussi à l’Église. Renverser l’un, c’était renverser l’autre. Or les révolutions ont toujours copié, consciemment ou non, les structures du pouvoir qu’elles renversaient. Les jacobins, par exemple, se sont faits centralisateurs à l’imitation des rois de France. Il était donc fatal que les chefs révolutionnaires, en Italie, en Russie et en Allemagne fussent amenés par la force des choses et les coutumes, à s’attaquer en même temps à l’État et à l’Église, confondus dans l’esprit du peuple. Il était fatal que dès le moment qu’ils s’emparaient du pouvoir temporel, ils tentassent de s’emparer aussi d’un pouvoir spirituel. Les structures théocratiques ou césaropapistes dont ils héritaient devinrent donc dans leur nouvel ordre des structures totalitaires. Car qu’est-ce que le totalitarisme, sinon la confusion parfaite du pouvoir temporel et de l’autorité spirituelle ?

Dans les pays calvinistes, au contraire, la distinction du temporel et du spirituel fut affirmée dès le xvi e siècle avec une grande vigueur. Pour des raisons à la fois théologiques et tactiques, les réformés furent amenés à insister surtout sur les droits individuels, basés sur la vocation que tout homme reçoit de Dieu. Le droit de révolte fut établi par Calvin et ses successeurs, non pour l’individu isolé, il est vrai, mais pour un groupe20 qui se verrait lésé dans sa foi ou ses droits civiques par un abus de pouvoir temporel. Quant aux pouvoirs spirituels, ils s’organisèrent en fédérations de synodes, évitant ainsi, par définition, toute tentation de se confondre avec le pouvoir d’un prince ou d’une République. Cette organisation synodale de l’Église et cette reconnaissance du droit de différer se traduisirent par un fédéralisme politique (« collégial ») en Suisse, dans les Provinces-Unies, aux USA, et dans une mesure moindre, au sein du Commonwealth britannique. Les calvinistes français, au xvi e siècle, furent les premiers à proposer une organisation fédéraliste du royaume, puis de l’Europe entière. Lorsque plus tard, au xix e siècle, la foi calviniste s’affaiblit dans ces divers pays, les institutions qu’elle avait marquées de son empreinte évoluèrent naturellement dans un sens individualiste, et non pas totalitaire.

L’antithèse totalitarisme-démocratie se trouve donc correspondre dans une large mesure à des facteurs confessionnels et ecclésiastiques, l’aire du calvinisme recouvrant à peu près l’aire des démocraties.

Ces grandes lignes une fois reconnues, on peut tenter de marquer certaines nuances importantes. Pourquoi, par exemple, les États scandinaves, qui sont purement luthériens, n’ont-ils pas évolué dans le même sens que l’Allemagne ? Et pourquoi la France, redevenue catholique en majorité, a-t-elle été plus loin que toute autre démocratie dans la voie de l’individualisme ?

Pour la Scandinavie, le fait capital est celui-ci : lors de la Réformation, le roi, l’Église et le peuple entier devinrent luthériens, sans opposition. Ce ne fut pas une lutte violente comme en Allemagne, où Luther pour résister à l’empereur, dut se mettre sous la protection compromettante des princes. La réforme religieuse s’effectua en Suède dans le cadre des institutions anciennes, sans rupture. Les pouvoirs eurent donc la possibilité de se distinguer normalement. Nous constatons une évolution analogue en Angleterre, où toutes les formes traditionnelles furent conservées, toutefois au prix d’oscillations plus violentes, d’où la sécession des puritains. Or, de nos jours, un processus exactement pareil se reproduit dans ces mêmes pays, cette fois-ci dans l’ordre social et économique. Nous voyons en Suède et en Angleterre une réforme socialiste s’introduire à l’intérieur les cadres conservateurs de la royauté et des hiérarchies nobiliaires. On avait gardé les évêques en devenant protestants. On garde la cour et les titres en devenant socialistes. Et ici encore la transition s’opère avec moins de secousses en Suède qu’en Angleterre.

Quant à la France, elle redevint catholique sous Louis XIV, certes. Mais n’oublions pas que ce furent des protestants qui donnèrent ses cadres moraux à la Troisième République. Guizot créa l’instruction publique, Buisson et Pécaut, ex-pasteurs, créèrent plus tard l’école normale des instituteurs, qui fut le foyer de l’esprit républicain dans les dernières décades du siècle passé. Cette influence protestante libérale devait nécessairement s’orienter vers l’individualisme pur, à mesure que le contenu religieux s’évaporait et que l’école se laïcisait.

Il serait intéressant d’analyser de ce point de vue le cas des USA. Constitués par des colonies de dissidents protestants, ils étaient destinés à évoluer dans un sens à la fois fédéraliste et excessivement individualiste. Et c’est ce qui se produisit au xix e siècle. Mais l’excès même de l’individualisme américain devait provoquer des phénomènes de compensation. Une certaine tolérance opportuniste, voisine de l’indifférence doctrinale, devait venir corriger les tendances à la division qu’introduisait la multiplicité des sectes. Un conformisme extérieur et superficiel, mais plus intolérant qu’en nulle autre partie du monde, devait venir corriger l’individualisme foncier. En apparence, les USA sont « totalitaires » dans leur standardisation des mœurs et des aspects matériels de la vie. En réalité, les causes profondes de ce conformisme sont radicalement distinctes de celles qui ont conduit au fascisme en Europe.

Je me borne ici à indiquer quelques pistes et sujets de réflexion. À mon avis, les auteurs de plans de fédération mondiale à venir auraient grand avantage à tenir compte d’indications de ce genre, et en particulier à recourir à la documentation considérable réunie par le mouvement œcuménique. Car c’est au sein de cette ultime « Internationale » que les problèmes ecclésiastiques et nationaux se trouvent actuellement confrontés avec la plus grande pertinence.