Première partie
L’Incognito et la▶ Révélation
1. Le premier tour
C’est dans ◀les▶ Petits Poèmes en prose ◀de▶ Baudelaire que ◀l’▶on peut lire ◀la▶ phrase ◀la▶ plus profonde écrite par un moderne sur Satan :
◀La▶ plus belle ruse du diable est ◀de▶ nous persuader qu’il n’existe pas.
2. ◀L’▶Incognito
Reconnaissons que ce tour n’a jamais mieux réussi que dans ◀l’▶époque contemporaine. Même quand nous croyons « encore » en Dieu, nous croyons si peu au diable que ◀l’▶on m’accusera certainement ◀d’▶obscurantisme, ou simplement ◀de▶ manque ◀de▶ sérieux, si je persiste en mon projet ◀de▶ lui consacrer tout un livre.
Le premier tour du diable est son incognito.
Dieu dit : « Je suis celui qui suis ». Mais ◀le▶ diable, qui a ◀la▶ manie ◀de▶ vouloir imiter ◀la▶ vérité en ◀la▶ retournant, ◀le▶ diable nous dit comme Ulysse au Cyclope : Je ne suis personne. ◀De▶ quoi aurais-tu peur ? Vas-tu trembler devant ◀l’▶inexistant ?
Cependant ◀la▶ Bible dénonce ◀l’▶existence du diable à chaque page, ◀de▶ la première où il apparaît sous ◀la▶ forme du serpent, jusqu’à ◀l’▶avant-dernière où nous voyons Satan lié pour mille ans, puis délié et déchaîné sur ◀les▶ quatre parties du monde pour ◀les▶ tromper et pour ◀les▶ faire se battre sans raison alléguée, et finalement flamboyé par ◀le▶ feu du ciel et précipité dans un étang ◀de▶ flammes et ◀de▶ souffre avec ses faux prophètes, pour y être tourmenté nuit et jour, au siècle des siècles. ◀La▶ Bible, notez-◀le▶, parle beaucoup moins du « mal » en général que du Malin personnifié (tout au moins dans ◀les▶ textes originaux). Si ◀l’▶on croit à ◀la▶ vérité ◀de▶ ◀la▶ Bible, il est impossible ◀de▶ douter un seul instant ◀de▶ ◀la▶ réalité objective du diable.
D’ailleurs, ◀la▶ Bible donne ◀de▶ Satan une quantité ◀de▶ noms éminemment révélateurs, et qui pourraient fournir ◀les▶ bases ◀d’▶une démonologie assez complète. À tout ◀le▶ moins vont-ils nous permettre ◀de▶ repérer ◀le▶ diable sous ses déguisements quotidiens, dans ◀la▶ vie courante du siècle.
3. ◀L’▶Ange déchu
Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair.
Luc 10.18.
◀La▶ Bible nous apprend que Lucifer est un ange tombé du ciel.
◀Les▶ anges sont des créatures spirituelles vivant et agissant sur ◀les▶ frontières ◀de▶ ◀l’▶Éternel et ◀de▶ ◀la▶ Création, ◀de▶ ◀l’▶éternité et du temps. Ce sont des intentions divines, des messagers, — comme ◀le▶ dit leur nom grec : angellos ; des serviteurs à ◀la▶ fulgurante volée, dont ◀la▶ vitesse est celle ◀de▶ ◀la▶ pensée — c’est pourquoi ils nous sont invisibles ; des intelligences sans fraude, participant ◀de▶ ◀l’▶omniscience du Créateur — c’est pourquoi nous ◀les▶ comprenons mal. « Tout ange est terrible ! », dit Rilke. Mais tout ange est bon, servant Dieu. Au sommet ◀de▶ leur hiérarchie sont ◀les▶ archanges.
Un seul archange a trahi sa mission, son message et son être même, c’est Lucifer, ◀le▶ Porteur ◀de▶ Lumière. Satan s’est révolté, il a refusé ◀de▶ servir, il a refusé ◀de▶ transmettre son message divin, il a voulu se faire original, auteur ◀de▶ son destin, porteur ◀de▶ ses lumières à lui. Et aussitôt, par ◀les▶ lois mêmes ◀de▶ ◀l’▶être, il est « tombé » du Ciel, qui est ◀le▶ Royaume où ◀l’▶intention ◀de▶ Dieu règne absolue. (Coupez ◀la▶ communication, ◀le▶ courant « tombe ».) Il est devenu ◀le▶ messager ◀de▶ soi, et comme il n’est qu’un esprit pur, une fois coupé ◀de▶ ◀la▶ source ◀de▶ ◀l’▶Esprit, il est devenu ◀le▶ messager du Néant et ◀de▶ ses mystères.
Mais quoique déchu, il a gardé sa science ◀d’▶esprit pur. Comme un artiste qui a perdu son génie et ne croit plus à ◀la▶ peinture, mais qui a conservé son « métier » et ◀l’▶envie ◀d’▶être à ◀l’▶avant-garde. Satan connaît encore ◀l’▶Esprit et ◀les▶ esprits, mais non plus ◀la▶ fin et ◀la▶ gloire à laquelle ils sont destinés.
Ayant refusé ◀de▶ servir Dieu, ◀de▶ servir à Dieu, il est devenu celui qui sert ◀le▶ Rien, ne sert à Rien. Et tout ce qui ne sert à rien, au sens spirituel, porte ◀la▶ marque diabolique. Mais il a conservé son « métier » ◀d’▶esprit pur. Il en sait plus que nous sur ◀les▶ mystères du monde et ◀le▶ secret des âmes qu’il abuse…
4. ◀Le▶ Prince ◀de▶ ce monde
◀L’▶acte ◀d’▶orgueil éblouissant et consumant qui transforma ◀l’▶Ange ◀de▶ lumière en Ange et Prince des ténèbres, ◀l’▶a condamné à un impérialisme sans limites, donc par définition désespéré. ◀La▶ perte ◀de▶ ◀l’▶Unique Nécessaire fait naître une soif essentiellement inextinguible. ◀Le▶ monde entier ne saurait combler ◀le▶ vide que forme au cœur ◀d’▶une créature ◀la▶ conscience ◀d’▶avoir quitté sa juste place dans ◀le▶ monde. Tombé ◀de▶ ◀l’▶éternel, Satan veut ◀l’▶infini. Tombé ◀de▶ ◀l’▶Être, il veut ◀l’▶Avoir. Mais ◀le▶ problème est insoluble à tout jamais. Car pour avoir et posséder, il faudrait être, et il n’est plus. Tout ce qu’il s’annexe, il ◀le▶ détruit. (◀Le▶ Néant néantit, dit Heidegger.) Et certes, il pourra tout avoir — puisqu’il est appelé Prince ◀de▶ ce monde dans ◀l’▶Évangile — mais il n’aura jamais que ce monde-ci. Il ne reconquerra jamais ◀le▶ Ciel, qui est proprement ◀l’▶âme ◀de▶ ce monde et ◀le▶ mystère du transcendant dans ◀l’▶immanence. Il n’aura ◀de▶ notre univers que ◀la▶ carcasse matérielle. Et c’est probablement ◀de▶ ces débris ◀de▶ ◀la▶ Maison désaffectée qu’il fera ◀le▶ bois ◀de▶ chauffage ◀de▶ son Enfer.
Il ◀le▶ sait bien. C’est pourquoi son désir et sa jalousie forcenée se portent sur nos âmes individuelles. Il rôde autour de nous comme un lion rugissant en quête ◀de▶ sa proie, dit ◀la▶ Bible. Il rôde autour de nous comme un gangster obsédé par ◀le▶ kidnapping. Ses victoires, il est vrai, seront toujours stériles. Car on ne devient pas père en volant un enfant. On peut voler ◀l’▶enfant, non ◀la▶ paternité. On peut voler ◀le▶ pouvoir, mais non ◀l’▶autorité. Satan peut voler ce monde, non sa divinité. Et cependant, nous pouvons perdre toutes ces choses, qui sont notre héritage ◀d’▶« enfants ◀de▶ Dieu ». C’est ◀la▶ seule chance du diable. Il ne ◀la▶ manquera pas…
5. ◀Le▶ Tentateur
◀Le▶ serpent était ◀le▶ plus rusé ◀de▶ tous ◀les▶ animaux des champs que ◀l’▶Éternel Dieu avait fait. Il dit à ◀la▶ femme : — Dieu a-t-il réellement dit : vous ne mangerez pas ◀de▶ tous ◀les▶ arbres du jardin ? ◀La▶ femme répondit au serpent : nous mangeons du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit ◀de▶ ◀l’▶arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, ◀de▶ peur que vous n’en mouriez. Alors ◀le▶ serpent dit à ◀la▶ femme : vous ne mourrez point. Mais Dieu sait que ◀le▶ jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant ◀le▶ bien et ◀le▶ mal1.
Voyez : avant ◀la▶ tentation proprement dite, il y a ◀le▶ doute ! Le premier procédé du démon, c’est ◀de▶ jeter un doute sur ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ loi divine, et donc sur ◀la▶ réalité elle-même et ses structures. « Dieu a-t-il réellement dit ?… » Sitôt que cette incertitude est insinuée dans un esprit, ◀la▶ possibilité ◀d’▶une tentation s’entrouvre. Car il n’y a pas ◀de▶ tentation là où n’existe aucune possibilité ◀d’▶imaginer quelque autre chose que ◀l’▶état ◀de▶ fait. On dit bien : ◀l’▶occasion fait ◀le▶ larron. Vous n’êtes pas tenté ◀d’▶aller dans ◀la▶ Lune, parce que vous savez que c’est absolument impossible. Mais vous seriez probablement tenté ◀d’▶y aller, si ◀l’▶on vous suggérait quelque moyen ◀de▶ ◀le▶ faire. Ève ne pensait même pas à manger cette pomme avant que ◀le▶ serpent n’ait mis en doute ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶ordonnance ◀de▶ Dieu. À ◀l’▶origine ◀de▶ toute tentation, il y a ◀l’▶occasion entrevue ◀d’▶aller à ◀la▶ divinité par un plus court chemin que celui du réel ; par un chemin que ◀l’▶on inventerait soi-même, en dépit des interdictions que posent ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ Création, ◀l’▶ordre divin et ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶homme.
Et voici le deuxième temps ◀de▶ ◀la▶ tentation :
◀La▶ femme vit que ◀l’▶arbre était bon à manger et agréable à ◀la▶ vue, et qu’il était précieux pour ouvrir ◀l’▶intelligence : elle prit ◀de▶ son fruit et en mangea.2
Voyez : ce n’est pas ◀le▶ mal en soi qui tente, mais c’est toujours un bien qu’on imagine, et même un meilleur bien que celui que Dieu offre, un bien que ◀l’▶on se figure « mieux fait pour soi ». Ève ne fut pas tentée par une chose mauvaise, mais par une fort belle et bonne pomme, agréable à ◀la▶ vue et précieuse pour ◀l’▶esprit. Elle ne fut pas tentée par ◀le▶ désir ◀de▶ nuire, mais par ◀l’▶idée ◀de▶ se diviniser, ce qui paraît en somme une excellente idée. Par malheur, pour quelque raison littéralement fondamentale, Dieu n’aimait pas cette idée-là et ◀l’▶excluait ◀de▶ sa réalité. Manger cette pomme et se diviniser ◀de▶ cette manière convoiteuse, il se trouvait qu’aux yeux de Dieu c’était ◀le▶ mal…
Ainsi ◀la▶ tentation est toujours utopie, — si ◀l’▶utopie est ◀l’▶imagination, puis ◀le▶ désir, ◀d’▶un bien que ◀le▶ réel condamne et que ◀le▶ plan divin ne prévoit pas. Satan, lorsqu’il tente ◀le▶ Christ, lui propose trois utopies, trois moyens ◀de▶ gagner ◀le▶ monde par un plus court chemin que ◀le▶ sentier du Golgotha. À ◀l’▶origine, ◀le▶ « méchant » n’est pas celui qui agit par méchanceté (à ses propres yeux tout au moins). Mais c’est celui qui se persuade que ◀le▶ bien qu’il a conçu vaut mieux que ◀le▶ vrai bien. « ◀Le▶ méchant fait une œuvre qui ◀le▶ trompe. » Or c’est parce qu’il se trompe d’abord que son œuvre va ◀le▶ tromper. ◀La▶ réalité méprisée se vengera automatiquement. ◀Le▶ péché est une faute, mais faute signifie tout à la fois erreur et chute.
C’est plus tard, c’est après plusieurs générations ◀de▶ pécheurs dans ◀l’▶histoire, ou ◀de▶ péchés dans une vie, que ◀le▶ mal finira par exister en soi, — apparence encore, mais active, contre nature devenue seconde nature. Et c’est à ce moment-là que Baudelaire peut écrire :
◀L’▶homme et ◀la▶ femme savent ◀de▶ naissance que dans ◀le▶ mal se trouve ◀la▶ volupté… ◀La▶ volupté unique et suprême gît dans ◀la▶ certitude ◀de▶ faire ◀le▶ mal.
Mais ici se sont déclenchés ◀les▶ mécanismes compliqués ◀de▶ ◀la▶ perversion, ◀de▶ ◀l’▶autopunition ◀d’▶une conscience déchirée, et du désir enfin ◀de▶ se détruire. Se détruire pour s’innocenter ! Pour échapper à sa manière encore aux conséquences du mal que ◀l’▶on a fait ; pour se châtier soi-même sans réparer. C’est ◀le▶ mystère du suicide et ◀la▶ logique ◀de▶ Judas, la dernière tentation, ◀la▶ suprême utopie.
6. ◀L’▶Accusateur
Il n’est peut-être au monde qu’une seule chose pire que ◀de▶ douter du bien et du réel, et c’est ◀de▶ douter du pardon, une fois qu’on a trahi ◀le▶ bien et ◀le▶ réel. Car douter du pardon nous replonge dans ◀le▶ mal, avec ◀la▶ sombre jouissance masochiste des « après moi ◀le▶ déluge » et des « tant pis pour moi ». Il faut croire au pardon pour oser confesser ◀le▶ mal qu’on a commis ; pour oser qualifier ◀de▶ faute sa propre faute ; et pour que puisse renaître ◀la▶ confiance qui donnera seule ◀le▶ courage ◀de▶ rebâtir. Celui qui doute du pardon ne peut pas confesser son crime, et celui qui ne ◀le▶ confesse pas n’en connaîtra jamais toute ◀l’▶étendue.
◀Le▶ diable est cet Accusateur qui veut nous faire douter ◀de▶ notre pardon pour nous forcer à fuir dans ◀les▶ remèdes du pire. ◀L’▶Apocalypse ◀le▶ désigne comme « ◀l’▶Accusateur ◀de▶ nos frères, celui qui ◀les▶ accuse devant Dieu jour et nuit »3. C’est lui qui demandait ◀la▶ tête ◀de▶ Job devant ◀le▶ tribunal céleste. Non content de nous prendre à ses pièges, sitôt qu’il nous a pris il est le premier à nous dénoncer devant Dieu ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus impitoyable. Non par amour ◀de▶ ◀la▶ justice mais par amour ◀de▶ notre châtiment, par haine froide. Pour ◀le▶ stérile plaisir ◀d’▶avoir raison.
Aussi, partout où ◀l’▶on condamne sans pitié son prochain ou soi-même, soyez sûrs que c’est ◀le▶ diable qui parle, ◀l’▶Accusateur qui tient ◀le▶ pardon pour une simple faute de logique, ◀la▶ grâce pour une erreur ◀de▶ calcul statistique.
◀La▶ duplicité infernale, c’est ◀de▶ nous faire croire qu’il n’y a pas ◀de▶ juge, ni ◀d’▶ordre divin du réel, et aussitôt que nous ◀l’▶avons cru, ◀de▶ nous accuser ◀de▶ contravention devant ◀le▶ Juge. Ainsi ◀la▶ morale laïque, morale du devoir kantien et des routines bourgeoises, excluant ◀le▶ Dieu personnel, nous accuse et nous prive en même temps ◀de▶ tout recours à Celui qui pardonne. Elle ne laisse aux meilleures ◀de▶ ses victimes que ◀l’▶héroïsme autosadique ◀de▶ ◀la▶ révolte.
7. ◀Le▶ Menteur
◀L’▶homme seul, dans toute ◀la▶ Création, peut dire ce qui n’est pas et mentir par ses actes.
◀Le▶ minéral repose où il fut composé, ◀la▶ plante pousse où se fixa ◀la▶ graine, ◀les▶ animaux muets sont prisonniers ◀de▶ ◀l’▶ordre intarissablement prodigue et infaillible ◀de▶ ◀l’▶instinct. Mais ◀l’▶homme a reçu ◀le▶ pouvoir ◀de▶ parler, ◀de▶ créer et ◀de▶ dénaturer. Par ◀la▶ grâce du langage, il peut dire ◀le▶ vrai ; par ◀la▶ faute du langage, il peut ◀le▶ contredire. Il peut créer dans ◀le▶ prolongement des perspectives ◀de▶ ◀la▶ Création, il peut aussi créer à tort et à travers. Il peut être un agent responsable ◀de▶ ◀la▶ nature naturante, mais il peut aussi faire ◀la▶ grève, se révolter, et fabriquer ◀l’▶anti-nature ou dénature.
Cette duplicité ◀de▶ nos pouvoirs constitue notre liberté. Elle en est à la fois ◀le▶ signe et ◀la▶ condition nécessaire. Elle est notre gloire équivoque.
C’est par ◀la▶ liberté, à cause ◀d’▶elle, et dans elle, que nous avons ◀le▶ pouvoir ◀de▶ pécher. Car pécher c’est tricher avec ◀l’▶ordre, opposer à ◀la▶ loi divine nos dérogations égoïstes, fautes ◀de▶ calcul et courtes vues intéressées. Pécher c’est fausser quelque chose dans ◀l’▶ordonnance du cosmos. C’est toujours en quelque manière dire un mensonge ou ◀l’▶opérer.
Par ◀le▶ langage ◀l’▶homme est libre. Par ◀le▶ langage il peut mentir. Par sa liberté seule il peut pécher. Et ◀le▶ péché n’est qu’un mensonge. Mais ◀le▶ mensonge proféré nous lie. ◀La▶ liberté jouée selon ◀la▶ Loi s’accroît ; jouée contre ◀la▶ Loi se perd. Plus elle s’accroît, plus grand paraît ◀l’▶enjeu, et plus grande ◀la▶ tentation ◀de▶ gagner dans ◀l’▶instant ce qu’on voit, quitte à se fermer ◀l’▶invisible et ◀l’▶infini du possible divin. Saisissant ◀la▶ proie, ◀l’▶on perd ◀l’▶ombre, mais ◀l’▶ombre était ◀la▶ créativité, ◀le▶ foisonnement enthousiasmant, c’est-à-dire « endieusant » du désir…
Comprenons maintenant que ◀le▶ diable ne pourrait rien sans notre liberté. Car c’est par nous seulement qu’il agit dans ◀le▶ monde, et c’est en provoquant ◀l’▶abus ◀de▶ notre liberté qu’il agit en nous et nous lie. Si Ève n’avait pas été libre ◀de▶ manger cette pomme interdite, Ève n’aurait pu pécher, ni Adam après elle.
Ainsi ◀la▶ gloire ◀de▶ ◀l’▶homme étant sa liberté, il est clair que c’est en ce point que ◀le▶ Malin devait atteindre notre orgueil et s’insérer dans nos défenses ◀les▶ plus secrètes. ◀La▶ parole nous étant donnée pour répondre à ◀la▶ vérité, et pour ◀l’▶étendre et confirmer par ◀la▶ vertu du témoignage, il est clair que ◀la▶ grande ambition satanique devait être ◀de▶ s’emparer ◀de▶ ◀la▶ parole dans notre bouche, pour altérer ◀le▶ témoignage dans sa source. Et c’est pourquoi ◀la▶ Bible dit, énergiquement, que lorsque nous mentons, c’est ◀le▶ diable lui-même qui « tire sa langue dans notre langue ».
Mais il est deux manières ◀de▶ mentir, comme il est deux manières ◀de▶ tromper un client. Si ◀la▶ balance marque 980 grammes, vous pouvez dire : c’est 1 kg. Votre mensonge restera relatif à ◀la▶ mesure invariable du vrai. Si ◀le▶ client contrôle il peut voir qu’on ◀le▶ vole, et vous savez ◀de▶ combien vous ◀le▶ volez : une vérité reste juge entre vous. Mais si ◀le▶ démon vous induit à fausser ◀la▶ balance elle-même, c’est ◀le▶ critère du vrai qui est dénaturé, il n’y a plus ◀de▶ contrôle possible. Et peu à peu vous oublierez que vous trichez. Parions même que vous mettrez tous vos scrupules à faire des pesées rigoureuses, peut-être à rajouter quelques pincées « pour ◀le▶ bon poids », pour ◀le▶ sourire ◀de▶ ◀l’▶acheteur et ◀la▶ satisfaction ◀de▶ votre vertu. C’est là ◀le▶ mensonge pur, ◀l’▶œuvre propre du diable. À partir de ◀l’▶instant où vous faussez ◀la▶ mesure même ◀de▶ ◀la▶ vérité, toutes vos « vertus » sont au service du mal et sont complices ◀de▶ ◀l’▶œuvre du Malin.
« ◀Le▶ diable est Menteur, et ◀le▶ Père du mensonge », dit ◀l’▶Évangile tel qu’on ◀le▶ cite ◀d’▶ordinaire. Ceci concerne le premier mensonge, celui qui se borne à taire ◀la▶ vérité (tout en ne cessant ◀de▶ ◀la▶ connaître) ou à ◀la▶ nier (tout en sachant que pour si peu, elle ne cesse pas ◀d’▶exister). Mais ◀le▶ texte original ◀de▶ ce passage est infiniment plus étrange. « ◀Le▶ diable est menteur, nous dit-il, et il est ◀le▶ père ◀de▶ son propre mensonge. » Par ici nous entrons au mystère du mal. ◀Le▶ père ◀de▶ son mensonge est celui qui ◀l’▶engendre, ◀le▶ conçoit par ses propres œuvres, en abusant ◀d’▶une vérité qu’il rejette aussitôt qu’avilie et qui mourra du monstre mis au monde. Monstrueuse création du mensonge, car ◀le▶ mensonge, par essence, n’est pas ! C’est une espèce ◀de▶ décréation. C’est ◀le▶ trompe-l’œil et ◀le▶ sonne-creux ◀de▶ ◀l’▶invention bâtarde et ◀de▶ ◀l’▶art inauthentique. ◀Le▶ diable est ◀le▶ père du faux art, ◀de▶ toutes ces œuvres qui ne sont « ni bien ni mal », parce que ◀l’▶acte dont elles naquirent supprime ◀les▶ mesures mêmes du beau. Il n’y a plus ◀de▶ fautes ◀de▶ goût possibles là où n’existe plus ◀de▶ goût, comme il n’y a pas ◀de▶ crime possible là où n’existe pas ◀de▶ Loi. Peut-être ici découvrons-nous ◀la▶ raison dernière du mensonge : c’est toujours ◀le▶ désir ◀d’▶innocence utopique. ◀Le▶ mensonge ordinaire n’était que ◀l’▶omission ou ◀la▶ contradiction ◀d’▶une vérité, qui subsistait ailleurs et nous jugeait encore. Mais ◀le▶ mensonge diabolique tue ◀le▶ juge. Il ne part que ◀de▶ soi, et prolifère en autarcie, comme une monade cancéreuse, introduisant dans ◀l’▶univers ce sophisme ◀de▶ pure angoisse : ◀le▶ mensonge ◀d’▶aucune vérité.
8. Légion
Enfin ◀la▶ Bible appelle ◀le▶ diable : Légion. Ici nous n’en finirions pas ◀de▶ commenter, conformément à ◀la▶ nature du sujet. Bornons-nous à marquer trois directions ◀de▶ pensée : nous ◀les▶ suivrons tout au travers du livre.
Si ◀le▶ diable est Légion, cela signifie d’abord que tout en étant un, il peut revêtir autant ◀d’▶aspects divers qu’il y a ◀d’▶individus de par ◀le▶ monde.
Mais cela peut signifier aussi que ◀le▶ diable est ◀la▶ masse anonyme.
Et finalement, qu’étant tout le monde, ou n’importe qui, il va nous apparaître comme n’étant Personne en particulier. Et ceci nous ramène au premier ◀de▶ ses tours, qui était ◀de▶ nous faire douter ◀de▶ son existence même.
9. ◀Le▶ sophisme
◀L’▶Ange déchu nous dit : je suis ton ciel, il n’y a pas ◀d’▶autre espérance. ◀Le▶ Prince ◀de▶ ce monde nous dit : il n’y a pas ◀d’▶autre monde. ◀Le▶ Tentateur nous dit : il n’y a point ◀de▶ juge. ◀L’▶Accusateur : il n’y a point ◀de▶ pardon. ◀Le▶ Menteur résume tout en nous offrant un monde sans obligations ni sanctions, fermé sur soi mais recréé sans cesse à ◀l’▶image ◀de▶ nos complaisances : il n’y a pas ◀de▶ réalité. Enfin Légion dit le dernier blasphème : il n’y a Personne.
◀Le▶ monde moderne (et chacun ◀de▶ nous en lui) dans ◀la▶ mesure où il cultive un rêve ◀de▶ déification ◀de▶ ◀l’▶homme par sa science ; où il nie toute transcendance ; où il s’enferme dans ◀les▶ autarcies ◀de▶ ◀la▶ puissance et ◀de▶ ◀la▶ passion ; où il noie finalement ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀la▶ personne dans ◀l’▶anonyme irresponsable, — ◀le▶ monde moderne (et chacun ◀de▶ nous en lui) se rend à ◀la▶ loi ◀de▶ Satan. Mais du même coup il devient incapable ◀de▶ connaître celui qu’il sert !
Satan veut nous faire croire qu’il n’y a pas ◀d’▶autre monde. Si nous ◀le▶ croyons, il se trouve qu’aussitôt nous ne pouvons plus croire à Dieu ni à Satan ! S’il n’y a pas ◀de▶ ciel, comme nous ◀le▶ dit Satan, il n’y a pas non plus ◀d’▶enfer, ni ◀de▶ Maître ◀de▶ ◀l’▶enfer. S’il n’y a pas ◀de▶ juge, il n’y a pas non plus ◀de▶ faute ni ◀d’▶Auteur du mal. S’il n’y a pas ◀de▶ vérité, il n’y a pas non plus ◀de▶ mensonge, ni ◀de▶ Menteur. S’il n’y a personne enfin, il n’y a pas non plus lui !
Ainsi, plus il existe dans nos vies, moins nous pouvons ◀le▶ reconnaître. Plus il est effectif, moins il paraît dangereux. Sa propre action ◀le▶ dissimule aux yeux de celui qu’elle domine. Il s’évanouit dans son succès, et son triomphe est son incognito.
◀La▶ preuve que ◀le▶ diable existe, agit et réussit, c’est justement que nous n’y croyons plus.
Mais à ◀l’▶inverse, il n’est pas douteux que ce Dissimulé ne perde sa puissance à mesure qu’on ◀le▶ « révèle », comme disent ◀les▶ photographes, et qu’on ◀le▶ prive ainsi du bénéfice ◀de▶ ◀l’▶attaque par surprise, sa tactique favorite. Nous avons donc soumis ◀l’▶incognito ◀de▶ Satan au réactif ◀de▶ ◀la▶ Révélation, qui ◀le▶ rend visible à ◀l’▶œil spirituel. ◀L’▶objectif repéré, poursuivons notre approche.
10. Pour ceux qui n’en voient que ◀la▶ queue
Une remarque en passant, mais nécessaire. C’est au sujet ◀d’▶une variation sur ◀le▶ thème ◀de▶ ◀l’▶incognito, ◀d’▶un camouflage encore, mais très élémentaire, c’est-à-dire fort bien adapté à ◀la▶ myopie spirituelle des temps modernes. Voici : depuis deux ou trois siècles, il a plu au diable ◀de▶ revêtir une apparence moyenâgeuse qui ◀le▶ rend inoffensif aux yeux de la plupart d’entre nous. Car si ◀le▶ diable est simplement ◀le▶ démon rouge et cornu des mystères médiévaux, ou ◀le▶ faune à barbiche ◀de▶ chèvre et à longue queue des légendes populaires, il est vraiment trop facile ◀d’▶y croire : qui s’en donnerait encore ◀la▶ peine ? ◀De▶ fait, j’ai connu beaucoup ◀d’▶hommes qui voulaient bien admettre en souriant un diable ◀de▶ ce genre, mais non pas croire en Dieu ; ce qui revient à ne pas croire au diable.
Cette mascarade anachronique et bouffonne n’a pas médiocrement contribué à ◀la▶ réussite du premier tour que dénonce Baudelaire. Beaucoup s’y arrêtent : « Comment peut-on perdre son temps avec ces balivernes ◀d’▶un autre âge ? » Or ce sont eux qui s’y laissent prendre ! Fascinés par ◀l’▶image traditionnelle et trop évidemment puérile, ils ne se doutent pas que ◀le▶ diable agit ailleurs, sans queue ni barbe, par leurs mains peut-être…
Ce qui me paraît incroyable ce n’est pas ◀le▶ diable, et ce ne sont pas ◀les▶ anges, mais bien ◀la▶ candeur et ◀la▶ crédulité ◀de▶ ces « sceptiques », et ◀l’▶impardonnable sophisme dont ils se montrent ◀les▶ victimes : « ◀Le▶ diable est un bonhomme à cornes rouges et à longue queue ; or je ne puis croire à un bonhomme à cornes rouges et à longue queue ; donc je ne crois pas au diable. » C’est tout ce qu’il demandait.
Et ceux qui en restent aux contes ◀de▶ bonnes femmes, ce sont ceux qui refusent ◀de▶ croire au diable à cause de ◀l’▶image qu’ils s’en font, et qui est tirée des contes ◀de▶ bonnes femmes.
11. Diable et péché
Mais voici ◀d’▶un tour plus subtil. Imaginez que ◀le▶ diable aille se cacher dans ◀le▶ péché même, pour nous faire croire qu’il n’a point ◀d’▶existence personnelle, qu’il n’est en somme qu’une figuration mythologique du mal : ce serait un excellent calcul. Car il sait bien qu’il nous terroriserait s’il se montrait, tandis que ◀le▶ péché nous fait moins peur qu’envie.
Nous connaissons tous ◀de▶ ces dames qui se récrient quand on leur parle du diable — c’est trop affreux, vous me faites trop peur, je sens que je ne pourrai pas dormir ! — mais qui d’ailleurs adorent tromper leur mari (c’est ◀le▶ péché même, à leurs yeux), mentent sans ◀le▶ moindre scrupule, sont égoïstes avec passion, et n’ont en général aucune espèce ◀de▶ trouble ◀de▶ conscience. Elles ne conçoivent pas ◀le▶ diable comme ◀l’▶auteur du péché, mais comme une sorte ◀d’▶apparition ◀de▶ cauchemar, qui porte malheur et qui leur veut du mal. Elles ne se doutent pas que ◀le▶ diable est sans aucun pouvoir sur nous ailleurs que dans notre péché, et par lui seul…
Si nous savions voir ◀le▶ diable dans ◀le▶ péché, nous serions beaucoup plus prudents, car ◀le▶ péché attire, mais ◀le▶ diable fait peur. ◀L’▶astuce du diable est donc ◀de▶ se rendre invisible dans nos tentations. Il s’arrange pour montrer patte blanche, comme ◀le▶ grand méchant loup dans ◀le▶ conte du Chaperon rouge.
En vérité, ◀le▶ diable n’est pas dangereux là où il se montre et nous fait peur, mais là seulement où nous ne savons pas ◀le▶ voir.
Mais d’autres disent, au camp des vertuistes :
« Pourquoi parler ◀d’▶un diable personnel ? Nous voyons bien ◀le▶ péché, mais pas ◀le▶ diable. Ne peut-on pas en faire ◀l’▶économie ? Si ◀l’▶on dissipait ◀le▶ péché, ◀l’▶on constaterait qu’il n’y a personne derrière ◀l’▶écran. » N’en doutons pas, c’est encore lui qui parle.
Certes, ◀le▶ péché étant devenu notre seconde nature, il peut sembler qu’il agit ◀de▶ soi-même et sans Auteur, en vertu d’une espèce ◀d’▶inertie ou ◀de▶ force ◀de▶ ◀l’▶habitude. Une coutume du mal nous habite, que ◀l’▶on pourrait nommer ◀le▶ péché habituel, ou presque ◀le▶ péché normal. C’est notre propension toute mécanique à violer ◀les▶ dix commandements, c’est-à-dire à commettre des péchés, qui n’ont rien ◀de▶ très mystérieux et sont exactement catalogués : lâchetés et mensonges, actes ◀d’▶orgueil ou ◀d’▶égoïsme, vols, trahisons et méchancetés ◀de▶ toute espèce. Il est possible que ◀le▶ diable en personne ne se dérange pas pour si peu. Comme un directeur ◀de▶ journal qui ne fait pas ◀les▶ chiens écrasés, se réservant pour ◀les▶ grandes catastrophes ◀de▶ ◀la▶ politique mondiale. Voici cependant où ◀l’▶on verra percer ◀le▶ bout ◀de▶ son oreille pointue : c’est au moment précis où ◀le▶ péché n’est plus reconnu pour tel et veut se justifier.
Dans ◀les▶ mécanismes hérités ◀de▶ nos petits péchés quotidiens, nous sentons quelquefois intervenir comme un moment ◀d’▶accélération panique : c’est lui ! Tout ◀d’▶un coup, ◀les▶ choses s’aggravent et s’embrouillent, vous ne savez pourquoi ; elles deviennent inextricables, vous ne distinguez plus ◀le▶ bien du mal, ◀le▶ faux du vrai, ◀la▶ charité ◀de▶ ◀la▶ cruauté ; c’est lui qui a pris ◀le▶ jeu en main ! C’est lui qui invente nos sophismes moraux, efface nos catégories, transforme ce péché habituel en une « vertu » délirante, en un vertige ◀de▶ fausse innocence, en une exaltation ◀de▶ puissance destructive. C’est lui qui crée ◀les▶ situations extrêmes, sans issue.
Mais dès que vous croyez ◀l’▶apercevoir, parce qu’il en a fait un peu trop, dès que vous tentez ◀de▶ ◀le▶ démasquer dans ◀le▶ péché, il vous égare en vous faisant dire par ◀les▶ savants que ◀le▶ péché lui-même n’existe pas : trouble des glandes endocrines ou fantaisie du subconscient, maladie mentale ou conditionnement social insuffisant… Nous ne sommes responsables ◀de▶ rien. Nous ne sommes pas méchants, mais malades…
12. ◀Le▶ psychanalyste confondu
◀La▶ psychanalyse, considérée dans son ensemble et dans sa tendance générale — sans doute inconsciente ! — peut être définie comme une tentative ◀de▶ ramener ◀le▶ « péché » et ◀le▶ « Mal » à des mécanismes subjectifs, dont ◀le▶ médecin pourra se rendre ◀le▶ maître. Chaque époque a son utopie. ◀Le▶ Moyen Âge cherchait ◀la▶ pierre philosophale dans ◀les▶ cornues des alchimistes. Nous essayons ◀de▶ dissoudre ◀le▶ diable dans ◀les▶ eaux troubles du subconscient. Ce n’est encore qu’une variante scientifique du sophisme ◀de▶ ◀l’▶incognito. Point ◀de▶ diable aux yeux des freudiens, mais seulement une croyance au diable, résultant ◀de▶ ◀la▶ « projection » ◀d’▶un complexe ◀de▶ culpabilité. Guérissez ce complexe, vous n’aurez plus ◀de▶ croyance au diable, ni donc ◀de▶ diable. ◀Le▶ démon ne serait qu’une image ◀de▶ névrose, quelque chose qui se soigne, se guérit, et s’évanouit au terme du traitement.
On ne demanderait pas mieux que ◀d’▶y croire. Mais ◀les▶ psychanalystes et ◀les▶ Christian Scientists eux-mêmes savent bien qu’il y a des accidents irréductibles à ◀la▶ psychologie, qu’il y a des faits, disons des tuiles qui tombent des toits, et qui tombent également sur ◀l’▶homme normal et sur ◀l’▶homme torturé par ses complexes. Or ◀la▶ chute ◀de▶ ◀l’▶ange Lucifer est justement ◀l’▶Accident absolu qui survint dans ◀l’▶histoire du monde.
J’aime opposer d’ailleurs à ◀la▶ psychanalyse une parabole qu’on m’a donnée pour histoire vraie, et que je trouve trop belle pour ne pas être vraie.
Comme on demandait à C. G. Jung s’il croyait aux phénomènes occultes, ◀le▶ grand psychanalyste se contenta ◀de▶ répondre par ◀l’▶anecdote suivante. Un jour une dame vient ◀le▶ trouver à Zurich, et lui expose son tourment : elle ne pouvait plus se promener dans ◀la▶ rue sans se voir aussitôt attaquée par ◀les▶ oiseaux. Depuis des mois, elle en était réduite à ne sortir qu’en voiture fermée. Jugeant elle-même qu’il s’agissait ◀d’▶une hallucination, elle demandait à Jung ◀de▶ ◀la▶ traiter. Chacun sait ce qu’un oiseau veut dire. ◀Le▶ cas paraissait clair, et ◀la▶ cure facile. ◀Les▶ séances commencèrent aussitôt. Après deux ou trois mois, ◀l’▶état général ◀de▶ cette dame s’était notablement amélioré. Elle dormait mieux, ◀l’▶appétit revenait, ◀les▶ migraines duraient moins longtemps. Mais nul changement ne se marquait quant à ◀la▶ phobie des oiseaux… On continua. Tous ◀les▶ complexes habituels affleuraient l’un après l’autre, s’avouaient, s’épanouissaient, et finalement se résolvaient dans toutes ◀les▶ règles ◀de▶ ◀l’▶art. Mais toujours rien ne se manifestait, qui parût se rapporter ◀de▶ près ou ◀de▶ loin au mystère des oiseaux agresseurs.
Un an s’écoula, sans progrès. ◀Le▶ médecin commençait à désespérer, il envisageait même ◀d’▶abandonner ◀la▶ cure. (Et vous savez pourtant si rien égale ◀la▶ patience ◀d’▶un psychanalyste !) Enfin, par un beau jour ◀d’▶été, ◀la▶ malade vint pour une dernière tentative. Il faisait une chaleur torride. Jung possède une villa sur ◀les▶ rives du lac ◀de▶ Zurich. Il proposa que ◀la▶ séance eût lieu dans un petit pavillon au bord de ◀l’▶eau. On sort, ◀la▶ dame la première ; et sitôt dans ◀le▶ jardin, conclut Jung, eh bien… ◀les▶ oiseaux ◀l’▶attaquaient !