Troisième partie
Le diable démocrate
21. Erreur fatale des démocrates
Voici donc repérés chez Hitler les▶ principaux aspects qui trahissent ◀l’▶œuvre du démon : ◀l’▶esprit tombé, ◀le▶ prince ◀de▶ ◀l’▶ici-bas, ◀le▶ tentateur, ◀l’▶accusateur et ◀le▶ menteur. Il reste à dépister Légion, celui qui dit toujours : ce n’est pas moi, c’est l’autre ! c’est ◀la▶ masse ! je n’y étais pas ! Celui qui n’est jamais où vous croyez ◀le▶ prendre, où ◀les▶ sanctions ◀l’▶attendent, où ◀le▶ mal se confesse. Eh bien, ce sera vite fait, nous connaissons ◀le▶ tour : ce qu’il y a finalement de plus diabolique chez Hitler, c’est ◀la▶ façon dont il a persuadé ◀le▶ peuple allemand que toutes ses misères venaient de ◀l’▶extérieur, ◀de▶ ◀l’▶étranger, du traité ◀de▶ Versailles, ou des Juifs, ou des Soviets, ou des Ploutocrates anglo-saxons, donc des autres, toujours des autres, — et jamais du peuple allemand lui-même. C’est à ce procédé que ◀l’▶on reconnaît ◀le▶ mieux ◀la▶ tactique ◀de▶ Satan chez tous ses délégués.
Mais ici, prenons garde ! (Ce livre est plein ◀de▶ pièges.) Si ◀l’▶on vient ◀d’▶accepter ◀les▶ phrases qui précèdent, c’est peut-être assez grave pour nous.
Car voici ◀le▶ point précis où tout se renverse, ◀le▶ point où nos accusations, délaissant ◀le▶ Führer et les siens, vont porter ◀de▶ plein fouet contre nous-mêmes.
Beaucoup de démocrates croient sincèrement qu’Hitler incarne seul tout ◀le▶ mal ◀de▶ notre temps. Or ce disant, ils usent en vérité ◀d’▶un procédé exactement semblable à celui que ◀l’▶on vient de dénoncer, mis en œuvre cette fois non plus par ◀le▶ Führer, mais par ◀le▶ Prince ◀de▶ ce monde et par Légion lui-même.
« Voyez, je ne suis qu’Hitler ! », nous dit Satan. Nous ne voyons qu’Hitler. Nous ◀le▶ trouvons terrible. Nous ◀le▶ détestons. Nous lui opposons avec plus ou moins ◀de▶ détermination nos vieilles vertus démocratiques, — et nous ne voyons plus ◀le▶ démon parmi nous. ◀Le▶ tour est joué, nous voilà pris. Si ◀le▶ diable est Hitler, nous sommes du bon côté ? Nous sommes donc quittes ? ◀Le▶ diable n’en demandait pas plus : il adore notre bonne conscience. C’est ◀la▶ grande porte par laquelle il entre en nous ◀de▶ préférence, en se faisant annoncer sous un faux nom.
22. Notre primitivisme
Chacun sait que ◀les▶ « primitifs » ◀de▶ ◀la▶ Mélanésie, victimes des plus célèbres études sociologiques du siècle, ont coutume ◀de▶ personnifier ◀les▶ forces mauvaises qui ◀les▶ menacent, ◀les▶ causes des crimes, des accidents, ◀de▶ ◀la▶ stérilité ou ◀de▶ ◀la▶ mort. Que ce soit un sorcier, un profanateur du sacré, un animal, un nuage, un bout ◀de▶ bois colorié, toujours ◀la▶ cause du mal dont souffrent ces sauvages est indépendante ◀d’▶eux-mêmes, et doit donc être combattue et anéantie hors ◀d’▶eux-mêmes.
À ◀l’▶inverse, ◀le▶ christianisme s’est efforcé depuis des siècles ◀de▶ nous faire comprendre que ◀le▶ Royaume ◀de▶ Dieu est en nous, que ◀le▶ Mal aussi est en nous, et que ◀le▶ champ ◀de▶ leur bataille n’est pas ailleurs que dans nos cœurs. Cette éducation a largement échoué. Nous persistons dans notre primitivisme. Nous rendons responsables ◀de▶ nos maux ◀les▶ gens ◀d’▶en face, toujours, ou ◀la▶ force des choses. Si nous sommes révolutionnaires, nous croyons qu’en changeant ◀la▶ disposition ◀de▶ certains objets — en déplaçant ◀les▶ richesses, par exemple — nous supprimerons ◀les▶ causes des maux du siècle. Si nous sommes des capitalistes, nous croyons qu’en déplaçant vers nous ces mêmes objets, nous sauverons tout. Si nous sommes ◀de▶ braves démocrates, inquiets ou optimistes, nous croyons qu’en rôtissant quelques dictateurs, profanateurs du droit, ou « sorciers », nous rétablirons ◀la▶ paix et ◀la▶ prospérité. Nous sommes encore en pleine mentalité magique. Comme ◀de▶ petits enfants en colère, nous battons ◀la▶ table à laquelle nous nous sommes heurtés. Ou comme Xerxès, nous flagellons ◀les▶ eaux ◀de▶ ◀l’▶Hellespont, à grands coups ◀de▶ discours sur ◀les▶ ondes courtes.
Nous oublions ce fait fondamental : c’est qu’en réalité nos adversaires ne diffèrent pas essentiellement ◀de▶ nous. Car tout homme porte dans son corps (et dans son âme) ◀les▶ microbes ◀de▶ toutes ◀les▶ maladies connues, et ◀de▶ bien d’autres. Anéantir ◀les▶ signes extérieurs ◀de▶ ◀la▶ menace ne serait nullement suffisant pour nous en délivrer. Ces signes — Hitler, Staline, ou ◀les▶ capitalistes, selon ◀les▶ cas, ◀les▶ méchants en général — ces signes personnifient des possibilités qui existent en nous aussi, des tentations latentes qui pourraient fort bien se développer un jour, à ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ misère ou ◀de▶ ◀la▶ fatigue, ou ◀de▶ quelque déséquilibre temporaire.
◀L’▶adversaire est toujours en nous.
Et c’est pourquoi je pense que ◀le▶ chrétien véritable, s’il existait, serait cet homme qui n’aurait ◀d’▶autre ennemi à craindre que celui qu’il loge en lui-même.
23. « Nous sommes tous coupables »
Voici une remarque des plus simples : personne n’a jamais prétendu qu’il agissait par mauvaise volonté. Nous sommes tous, Hitler y compris, des « hommes ◀de▶ bonne volonté »4. Pourtant voyez ce qui se passe dans ◀le▶ monde, et dites qui ◀l’▶a fait. ◀Le▶ diable ? Oui, mais par nos mains et nos pensées. C’est ici ◀le▶ moment ◀de▶ nous rappeler notre slogan démocratique : Tous ◀les▶ hommes se valent ! Certes, il y a des degrés dans ◀le▶ mal, il y a des inégalités dans ◀la▶ responsabilité. Mais nous sommes tous dans ◀le▶ mal, nous sommes tous ◀les▶ complices des plus grands responsables du monde.
Cependant, évitons à tout prix un malentendu menaçant. ◀L’▶intention des remarques précédentes n’est nullement ◀de▶ justifier « ◀les▶ autres », que ◀l’▶on avait d’abord accusés ◀de▶ tout ◀le▶ mal ; ni ◀de▶ nous fourrer tous dans ◀le▶ même sac, sans distinctions, comme semblait ◀le▶ faire en 1939 un manifeste ◀de▶ ◀l’▶Oxford Group, largement répandu en Europe, et qui s’intitulait non sans une curieuse présomption : « Nous sommes tous coupables. »
Je veux dire ceci : nous sommes tous coupables dans ◀la▶ mesure où nous ne reconnaissons pas et ne condamnons pas en nous aussi ◀la▶ mentalité des totalitaires, c’est-à-dire : ◀la▶ présence active et personnelle du démon dans nos passions ; dans notre besoin ◀de▶ sensation ; dans notre crainte des responsabilités ; dans notre inertie civique ; dans notre lâcheté vis-à-vis du grand nombre, ◀de▶ ses modes et ◀de▶ ses slogans ; dans notre ignorance du prochain ; dans notre refus enfin ◀de▶ tout Absolu qui transcende et qui juge nos intérêts « vitaux » (comme ils ◀le▶ sont toujours…).
Il est juste et nécessaire ◀de▶ dire que ◀le▶ diabolisme n’est pas seulement hitlérien, que ◀l’▶hitlérisme n’est pas seulement allemand, qu’ici aussi nous sommes déjà plus ou moins hitlérisés dans nos mœurs et dans nos pensées. Mais cela n’excuse pas Hitler. Loin de là ! Cela nous accuse.
Si je ressemble à un criminel, cela ne justifie pas ◀le▶ criminel, cela me condamne. Et puisqu’il faut combattre ◀le▶ crime, je ne dirai pas que je vais laisser courir ◀le▶ criminel ◀d’▶en face, pour mieux me livrer d’abord à ma réforme intérieure ! Je dirai au contraire que ◀la▶ lutte pour me réformer et ◀la▶ lutte pour empêcher ◀le▶ criminel ◀de▶ poursuivre ses méfaits, sont une seule et même lutte.
Que servirait ◀de▶ gagner cette lutte en moi seulement, puisque ◀le▶ criminel risquerait ◀de▶ me supprimer ? Que servirait ◀de▶ ◀la▶ gagner hors de moi seulement, puisque je risquerais ◀de▶ devenir à mon tour un autre criminel ? Il n’y a qu’un crime, en moi et hors de moi ; qu’un hitlérisme, chez ◀les▶ nazis et chez nous. C’est ◀le▶ même diable.
Et ceci n’est qu’un post-scriptum à ◀l’▶adresse des pacifistes : « Nous sommes tous coupables, me disent-ils, donc nous n’avons pas ◀le▶ droit moral ◀de▶ nous battre contre Hitler. » — Nous sommes tous coupables, certes, mais si nous en sommes persuadés, il ne nous reste plus qu’à combattre ◀le▶ mal, en nous et hors de nous, c’est ◀le▶ même mal ! En nous par des moyens spirituels et moraux, hors de nous par des moyens matériels et militaires, conformément à ◀la▶ nature du péril. Si quelqu’un met ◀le▶ feu à une maison, il faut des pompiers, coupables ou non, pour éteindre ◀l’▶incendie ; et des policiers, coupables ou non, pour arrêter ◀l’▶incendiaire. Or ◀l’▶Histoire nous a mis, bon gré mal gré, dans ◀le▶ rôle technique des pompiers et des gendarmes. Cela ne fait pas ◀de▶ nous des saints. Cela n’implique même pas que nous soyons « meilleurs que ◀les▶ autres ». Mais nous serons sûrement pires si nous ne faisons pas notre métier.
24. Signalement du diable déguisé en démocrate
N’ayant pas su reconnaître l’un des traits ◀les▶ plus précisément diaboliques chez Hitler — sa façon ◀de▶ localiser tout ◀le▶ mal à ◀l’▶étranger, pour s’innocenter — nous sommes tombés dans ◀la▶ même erreur que lui : nous avons fait ◀d’▶Hitler une image du démon tout extérieure à notre réalité. Et pendant que nous ◀la▶ regardions, fascinés, ◀le▶ démon est revenu par-derrière nous tourmenter sous des déguisements qui ne pouvaient éveiller nos soupçons.
◀Le▶ xixe siècle, sans s’en douter, a remplacé ◀la▶ Providence par ◀le▶ progrès automatique. Devant ◀les▶ résultats présents ◀de▶ cette croyance quasi universelle dans ◀les▶ masses et ◀l’▶élite, ◀l’▶on est induit à reconnaître que ◀le▶ Progrès automatique n’était qu’un déguisement du diable. Non pas qu’aucun progrès réel soit diabolique en soi ! Mais si ◀l’▶on s’abandonne au rêve du Progrès, laissant aller ◀les▶ choses avec ◀l’▶arrière-pensée fataliste et réconfortante que tout s’arrangera ◀de▶ soi-même, dans ◀l’▶ensemble et à la longue, alors ◀le▶ Progrès devient ◀le▶ plus dangereux des soporifiques, une véritable drogue du démon, l’un ◀de▶ ses nouveaux noms.
Nous avons cru à ◀la▶ bonté foncière ◀de▶ ◀l’▶homme. Par gentillesse pour ◀les▶ autres, évidemment… Mais c’est toujours une manière ◀de▶ croire aussi à sa propre bonté. Et donc ◀de▶ s’aveugler sur ◀le▶ mal que ◀l’▶on porte en soi. Et donc ◀de▶ ne pas se soucier ◀de▶ ◀la▶ présence active du démon. Et donc enfin ◀de▶ lui laisser ◀le▶ champ libre pour nous duper.
Nous avons cru que ◀le▶ mal était relatif dans ◀le▶ monde, qu’il provenait ◀d’▶une mauvaise répartition des biens, ◀d’▶une éducation mal comprise, ◀de▶ lois inadéquates, ou ◀de▶ refoulements et ◀d’▶injustices qui pouvaient être éliminés par des mesures adroites. Toutes ces croyances, en grande partie superstitieuses, ont eu pour principal effet ◀de▶ nous aveugler sur ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶homme, c’est-à-dire sur ◀la▶ réalité essentielle du mal enraciné dans notre liberté, dans nos données premières, dans ◀la▶ nature et dans ◀la▶ définition même ◀de▶ ◀l’▶homme en tant qu’il est humain.
Nous avons été optimistes par principe, et presque par savoir-vivre, dirait-on, malgré tous ◀les▶ démentis ◀de▶ ◀la▶ réalité. Cet optimisme n’est pas ◀la▶ confiance naïve ◀de▶ ◀l’▶enfant, mais une espèce ◀de▶ mensonge. Exactement : une fuite devant ◀le▶ réel. Car dans ◀le▶ réel, nous savons bien qu’il y a du mal, qu’il y a ◀l’▶action du diable. Mais cela nous scandalise et nous effraye. Alors nous essayons ◀de▶ conjurer ◀le▶ mal en ◀le▶ niant : c’est encore ◀la▶ mentalité magique. Nous pensons que celui qui dénonce ◀le▶ mal comme fondamental doit être lui-même très méchant. Nous croyons qu’en avouant ◀le▶ mal, nous ◀le▶ créons ◀d’▶une certaine manière. Nous préférons ne pas insister. Nous « refoulons », dirait Freud. Cette fuite et ce mensonge inconscients nous rendent incapables ◀de▶ comprendre ce qui se passe dans ◀le▶ monde, et nous livrent aux ruses ◀les▶ plus simples du Malin.
Nous avons éliminé ◀de▶ notre existence bourgeoise ◀le▶ sens du tragique, pour nous tourner exclusivement vers ◀la▶ recherche du confort et des vertus moyennes. Par là, nous avons provoqué Hitler et ◀l’▶éruption des « forces mystérieuses » qu’il représente. Autant que ◀la▶ compensation fatale ◀de▶ nos défauts, Hitler est ◀le▶ négatif exact ◀de▶ nos idéaux optimistes, dans ◀la▶ mesure où ils étaient irréalistes, utopiques comme tout ce qui néglige ◀le▶ tragique, platement égoïstes, et n’exprimant plus qu’un désir médiocre, dilué et trop étendu (comme on « étend » ◀d’▶eau une solution concentrée) ◀de▶ divinisation prométhéenne. Nos vertus comme nos vices n’avaient plus ◀l’▶air ◀de▶ rien, et leur insignifiance était leur diabolisme. Il est trop clair que ◀les▶ démocraties, en tant que telles, n’ont pas produit ◀d’▶exemples ◀d’▶héroïsme et ◀de▶ vertu5 comparables en grandeur aux atrocités rigoureuses produites par ◀l’▶hitlérisme au nom d’Hitler. Ce qui a paru ◀de▶ grand, dans notre camp n’a pas été ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ démocratie bourgeoise, mais ◀de▶ chrétiens comme Niemöller, ou ◀de▶ révolutionnaires mystiques. Après tout, dira-t-on, c’est normal, car ◀la▶ démocratie n’est rien en soi. Elle n’est que ◀le▶ régime qui permet aux croyants, comme aux incroyants, ◀de▶ se manifester sans être massacrés6. Oui, mais encore faut-il qu’il y ait des croyants ! Or nous étions devenus ◀d’▶incurables sceptiques.
De même que nous disions, en présence d’un miracle du bien : trop beau pour être vrai ! nous disions en présence de certaines descriptions du mal : trop affreux pour être vrai 7 !
Cependant, c’était vrai, mais cela nous gênait. Nous ◀l’▶écartions irrésistiblement ◀de▶ nos pensées…
Car si ce « trop affreux » eût été vraiment vrai, il eût fallu agir ◀d’▶urgence et sans réserve ; et si nous nous étions mis à agir sans réserve, nous aurions vu très vite que ce mal avait des racines dans nos vies aussi, et que ◀d’▶une certaine manière, nous ◀l’▶aimions ! Voilà ◀le▶ grand secret.
◀Le▶ diable a réussi à faire croire aux démocrates qu’ils n’aimaient pas du tout ◀le▶ mal, qu’ils ne ◀le▶ désiraient nullement, qu’ils étaient bons et ◀les▶ autres méchants, et que c’était tellement simple… Comme je voudrais que cela soit aussi simple ! Ne fût-ce que pour ◀le▶ moral militaire. Car, ainsi qu’aimait à ◀le▶ répéter un fameux général autrichien, Conrad von Hötzendorf : « Tout ce qui n’est pas aussi simple qu’une gifle ne vaut rien pour ◀la▶ guerre. » C’est sans doute vrai pour une armée. Mais cette guerre-ci oppose bien plus que des armées. Elle oppose des conceptions ◀de▶ ◀la▶ vie. C’est une espèce ◀de▶ guerre civile mondiale. Elle sera perdue si nous perdons d’abord ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ réalité morale. Et certaines simplifications ◀le▶ perdent à coup sûr. Je parle ici comme un Européen qui a vu ◀de▶ près des phénomènes bizarres ◀de▶ désintégration démocratique et ◀de▶ conversion au fascisme. ◀La▶ France était démocratique dans son ensemble en 1939 ; presque chacun ◀de▶ ses citoyens se disait sincèrement antinazi, et se croyait parfaitement à ◀l’▶abri ◀de▶ ce genre ◀de▶ tentation. Il avait sa bonne conscience ◀de▶ démocrate. Hitler est venu, ◀le▶ pays a capitulé, et aujourd’hui, certains ci-devant « intellectuels antifascistes » ◀de▶ Paris découvrent soudain qu’au fond, ◀le▶ nazisme n’est pas si mal que cela ; qu’en somme, ils avaient toujours désiré quelque chose qui ressemblait assez à cela ; et qu’après tout, « ◀les▶ nazis sont des hommes comme nous ».
Voilà ◀le▶ danger que court ◀la▶ démocratie américaine, après toutes ◀les▶ autres. Elle aussi a cru et croit encore que ◀les▶ nazis sont des animaux ◀d’▶une tout autre race que ◀les▶ Américains. Elle aussi risque ◀de▶ découvrir un jour qu’« après tout, ils sont des hommes comme nous ». Et c’est bien vrai : ils sont des hommes comme nous dans ce sens que leur péché est aussi en nous, secrètement.
L’une des leçons claires qui se dégagent des événements européens me paraît être celle-ci : ◀la▶ haine purement sentimentale du mal qui est chez autrui peut aveugler sur ◀le▶ mal que ◀l’▶on porte en soi, et sur ◀le▶ sérieux du mal en général. ◀La▶ condamnation trop facile du méchant qui est en face peut recouvrir et favoriser beaucoup de complaisance intime à cette même méchanceté. Je pense aux vertueuses indignations du puritain tenté et qui se fait une caricature du vice ◀d’▶autrui pour éviter ◀de▶ ◀le▶ reconnaître en lui-même. Je soupçonne une profonde ambivalence dans certaines dénonciations passionnées ◀de▶ ◀l’▶hitlérisme : ◀la▶ violence du ton et ◀le▶ simplisme obstiné ◀de▶ certains jugements trahissent une vague mauvaise conscience, une anxiété secrète, une tentation inavouée. Devant des antifascistes qui ne veulent être que des antis — sans méfiance pour leur propre cas ! —, je ne puis m’empêcher ◀de▶ penser qu’un jour ou l’autre, ◀le▶ pro qui sommeille dans un coin ◀de▶ leur cœur se réveillera brusquement et ◀les▶ renversera. Nous avons vu trop ◀de▶ cas ◀de▶ ce genre, individuels ou collectifs. Nous avons vu ◀la▶ population ◀de▶ ◀la▶ Sarre se jeter dans ◀les▶ bras ◀d’▶Hitler en 1935. Nous avons vu ◀la▶ Vienne sozialdemokrat se transformer dans ◀l’▶espace ◀de▶ vingt-quatre heures en une Vienne délirante ◀de▶ passion hitlérienne. Nous avons vu quelques-uns ◀de▶ nos amis « occupés » découvrir subitement ◀les▶ « bons côtés » du système totalitaire. C’est pourquoi nous dirons aujourd’hui aux braves démocrates : — Regardez ◀le▶ diable qui est parmi nous ! Cessez ◀de▶ croire qu’il ne peut ressembler qu’à Hitler ou à ses émules, car c’est à vous-même qu’il s’arrangera toujours pour ressembler ◀le▶ plus ! C’est en vous seulement que vous ◀le▶ prendrez sur ◀le▶ fait. Et alors seulement, vous serez en état ◀de▶ ◀le▶ dépister chez autrui, et ◀de▶ ◀l’▶y combattre avec succès. Car alors seulement, vous serez guéris ◀de▶ votre naïveté invraisemblable devant ◀le▶ danger totalitaire. Vous pourrez échapper à ◀l’▶hypnose.
Nous manquions ◀d’▶une représentation moderne du démon. Nous avions donc cessé ◀d’▶y croire. Puis nous avons imaginé que ◀le▶ diable était Hitler. Et ◀le▶ diable se frotte ◀les▶ mains. (Hitler aussi.)
Peut-être serait-il plus fécond maintenant, plus amusant aussi, et finalement plus vrai, ◀d’▶essayer ◀de▶ nous représenter ◀le▶ diable sous ◀les▶ traits ◀d’▶un playboy dynamique et optimiste, vierge ◀de▶ toute pensée. Ou, si nous sommes par hasard des intellectuels libéraux, sous ◀les▶ traits ◀d’▶un intellectuel libéral qui ne croit pas au diable…
25. La Cinquième Colonne ◀de▶ tous ◀les▶ temps
J’ai dit du mal ◀de▶ tout le monde, des hitlériens et des démocrates, des autres, ◀de▶ nous, et donc ◀de▶ moi aussi. Mais si ◀le▶ diable est partout, sa figure se brouille. Et ◀les▶ définitions que j’en ai données successivement, à force de se compenser, finissent par se neutraliser. ◀Le▶ diable n’est pas Hitler, qui pourtant est démoniaque ; il n’est pas non plus ◀la▶ démocratie, qui pourtant n’est pas sainte ; mais il agit partout, il est dans tout… Vos descriptions, me dira-t-on, ne sont pas bien claires. Pourquoi ne pas nous donner une image nette et facilement reconnaissable ◀de▶ ◀la▶ personne ◀de▶ Satan ?
C’est que ◀le▶ diable est justement celui qui n’est jamais clairement et honnêtement définissable. Il est celui qui s’arrange toujours pour être à la fois juge et partie dans ◀le▶ procès ◀de▶ sa définition. Un être paradoxal par essence. Il est, oui, mais il est dans tout être ce qui n’est pas, ce qui tend au néant, ce qui souhaite secrètement ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀l’▶existence, — celle des autres ou la sienne propre. Sa qualité ◀de▶ n’être pas ceci ou cela ◀de▶ positif lui donne une liberté indéfinie ◀d’▶action, ◀d’▶incognito et ◀d’▶alibis à perte de vue.
Vulgaire et séduisant, pharisien et voyou, hypocrite et cynique à la fois, repoussant mais non moins fascinant, il est sans doute ◀la▶ créature ◀la▶ plus poétique du monde, au sens romantique ◀de▶ ce terme. Il est beau aux yeux des naïfs qui croient que ◀le▶ mal doit toujours être laid ; et il est ◀d’▶une laideur irrésistiblement attirante aux yeux des désabusés ou des raffinés. En bref, il n’est jamais où vous pensiez ◀le▶ trouver. Il imite en ◀la▶ caricaturant ◀l’▶action même du Saint-Esprit, toujours ambiguë pour notre doute et déconcertante pour notre raison.
On sait assez que ◀le▶ procédé favori ◀de▶ la Cinquième Colonne consiste à semer ◀la▶ confusion dans ◀le▶ camp ◀de▶ ◀l’▶adversaire en y répandant alternativement ◀de▶ vraies et ◀de▶ fausses nouvelles. Voilà ◀le▶ diable à ◀l’▶œuvre dans nos vies ! ◀Le▶ maître du confusionnisme dirigé ! Hitler est ◀l’▶âme ◀de▶ la cinquième colonne du siècle, mais Satan est ◀l’▶essence même ◀de▶ la Cinquième Colonne au siècle des siècles.
Enfin — et ceci doit me rendre prudent, personnellement —, ◀le▶ diable est ◀l’▶être qui, lorsqu’une dénonciation ◀le▶ fait déguerpir ◀de▶ sa cachette, va se loger ◀de▶ préférence chez celui qui ◀l’▶a dénoncé, et qui se tient pour assuré dans sa bonne conscience. Au moment où vous croyez ◀l’▶attraper chez un autre et lui régler son compte — voici qu’il est devenu vous-même !
Mais alors ?…
26. Une bonne adresse
— Si vous voulez déjouer le premier tour du diable, et son second tour du même coup, si vous tenez sérieusement à ◀l’▶attraper, je vais vous dire où vous ◀le▶ trouverez ◀le▶ plus sûrement : dans ◀le▶ fauteuil où vous êtes assis.