Quatrième partie
Le diable dans nos dieux et dans nos maladies
27. Le▶ diable dans nos dieux
Certes, il existe aussi un incognito divin, et c’est ◀l’▶Incarnation, c’est-à-dire Dieu caché autant que révélé dans ◀l’▶homme Jésus. Et quelques-uns seulement surent connaître ◀le▶ Christ dans ◀le▶ fils ◀de▶ Joseph, charpentier ◀de▶ village. Mais ◀l’▶incognito et ◀l’▶alibi du diable sont exactement inverses : c’est dans ◀l’▶image ◀de▶ nos dieux qu’il va se dissimuler, au cœur même ◀de▶ nos idéaux et ◀de▶ nos vérités trop humaines, dans ◀les▶ religions que nous confabulons en dehors de ◀la▶ foi révélée. ◀Le▶ diable nous empêche ◀de▶ reconnaître Dieu dans Jésus-Christ, mais à ◀l’▶inverse, il nous empêche aussi ◀de▶ nous reconnaître dans nos idoles.
Voici comment ◀les▶ hommes s’enchaînent aux dieux qu’ils créent. Ceux qui ne ◀l’▶ignoraient pas ont renié ◀la▶ Révélation. Dès lors ils en étaient réduits à inventer Dieu. Mais on n’invente que ce que ◀l’▶on est sans ◀le▶ savoir. Ils ont donc inventé un « Dieu » qui était ◀le▶ moi conscient ou inconscient ◀de▶ ses croyants. Une image ◀de▶ leur impérialisme, ou une compensation rêvée ◀de▶ leurs défauts. Et ce fut ◀le▶ Dieu de la Raison pour ◀les▶ tempéraments rationalistes, ◀le▶ Dieu de l’Instinct et ◀de▶ ◀la▶ Passion pour ◀les▶ hypercivilisés, ◀le▶ Dieu du Succès pour ◀les▶ robustes puritains, ◀le▶ Dieu philanthrope pour ◀les▶ avares et ◀les▶ timides, etc. Tout ceci pour ◀la▶ bourgeoisie et ◀le▶ siècle individualiste.
◀Les▶ suivants, nos contemporains, n’ont pas dit « Dieu », moins hypocrites. Mais ils ont dit Nation, ou Race, ou Classe. Dans ces trois entités divinisées, ◀le▶ moi n’est plus déguisé qu’en un nous.
Et ces trois entités ont ceci ◀de▶ commun : elles ne sont responsables ◀de▶ rien devant personne, s’étant faites elles-mêmes ◀les▶ critères ◀de▶ toute vérité purement humaine, et décrétant qu’il n’est plus ◀d’▶autre vérité. Or aux yeux de ceux qui ◀les▶ servent, ◀l’▶homme n’existe qu’en elles et par elles. Dans ◀la▶ mesure où nous leur obéissons, nous ne sommes donc plus responsables ◀de▶ nos actes, mais elles ◀le▶ sont à notre place. Et comme elles-mêmes n’ont à répondre auprès ◀d’▶aucune instance supérieure, il n’y a plus ◀de▶ responsabilité nulle part.
Mais s’il apparaît, à ◀l’▶inverse, que nous ne coïncidons pas avec ◀l’▶entité divinisée — parce que nous sommes ◀d’▶une autre race, ◀d’▶une autre classe, ou ◀d’▶une autre génération physique et mentale que celle qui détient ◀le▶ pouvoir —, alors nous sommes des « vipères lubriques » et nous devons ◀le▶ confesser publiquement. Après quoi nous recevons une balle dans ◀la▶ nuque, ou bien nous sommes décapités à ◀la▶ hache, selon qu’il s’agit respectivement du dieu Classe ou du dieu Race.
◀Les▶ dieux des hommes sont sans pardon. Ce sont des diables.
Toutefois, ◀le▶ diable est sans doute moins dangereux lorsqu’il nous tue que lorsqu’il prétend nous faire vivre. Il est moins dangereux dans nos vices que dans nos vertus satisfaites…
28. ◀Le▶ diable et ◀le▶ philanthrope
Un jour un Philanthrope marchait le long de la Cinquième Avenue. Il avait ◀la▶ tête et ◀les▶ poches pleines ◀de▶ projets philanthropiques, propres à réformer ◀l’▶humanité au-delà ◀de▶ tout ce que je désirerais même imaginer. Il venait ◀d’▶allumer un cigare ◀de▶ trente cents, dont ◀la▶ fumée montait comme un encens et devait être en bonne odeur à ◀l’▶Éternel, car cet homme avait ◀le▶ cœur pur.
À quelques mètres derrière lui suivaient ◀le▶ diable et l’un ◀de▶ ses compères. Ils observaient ◀le▶ Philanthrope, ◀d’▶un œil critique. Un pauvre homme ◀l’▶arrêta pour lui demander une cigarette, dans un anglais ◀de▶ réfugié. ◀Le▶ Philanthrope sans hésiter lui remit un quarter, et poursuivit son chemin. Il marchait dans ◀la▶ gloire, et sa conscience resplendissait comme un sou neuf. « Tu n’as pas peur ◀de▶ lui ? dit ◀le▶ compère au diable, il m’a l’air terriblement bon ! Et ses plans sont irréprochables, paraît-il : intelligents et généreux, idéalistes, réalistes… » ◀Le▶ diable ne répondit rien, il souriait, tout en lisant un bout ◀de▶ papier qu’il venait de ramasser sur ◀le▶ trottoir. Après quelques instants poussant du coude son compère : « Je fais mon affaire du bonhomme ! dit-il entre ses dents. Voici son plan qu’il a laissé tomber en donnant un quarter au mendiant. Il est parfait, ce plan, comme tu ◀le▶ craignais. Mais moi je vais ◀l’▶organiser ! »
29. ◀Le▶ diable homme du monde
Qui donc disait que ◀le▶ diable est un monsieur très bien ? Entre ◀les▶ gens du monde et ◀le▶ Prince ◀de▶ ce monde, ◀les▶ mots suggèrent, dans presque toutes ◀les▶ langues, certaines complicités particulières. Et ◀le▶ peuple, inspiré peut-être par ◀les▶ traditionnels avertissements ◀de▶ ◀la▶ chaire chrétienne, a toujours vu dans ◀la▶ « mondanité » quelque chose ◀de▶ vaguement satanique. Il imaginerait volontiers un diable en cravate blanche et monoclé.
◀Le▶ diable, dit un proverbe espagnol, n’est pas à craindre parce qu’il est si méchant, mais parce qu’il est si vieux. C’est ce que ◀l’▶on peut penser aussi des gens du monde, et ◀de▶ ◀la▶ sagesse mondaine en général. Elle a son charme et son utilité ; mais elle est vieille, elle est trop avertie, elle offre trop ◀de▶ recettes éprouvées : elle finit par ne plus croire au bien, ni au sérieux, ni à ◀la▶ naïveté, cette insondable ruse des cœurs purs qui leur permet ◀de▶ passer au travers des cercles vicieux ◀de▶ ◀la▶ raison et ◀de▶ ◀l’▶égoïsme « bien compris ».
◀La▶ fonction normale ◀de▶ ◀la▶ vie mondaine serait ◀de▶ maintenir et ◀d’▶illustrer un certain nombre ◀de▶ devises ◀d’▶élégance morale et ◀de▶ sagesse pratique. Il n’y a rien là ◀de▶ diabolique, tout au contraire. ◀Le▶ jeu mondain, s’il est bien joué, ménage autant ◀de▶ liberté qu’il ne suppose, dit-on, ◀d’▶hypocrisie. Il a ◀le▶ charme reposant des formes fixes. Mais ◀le▶ mondain qui n’est que cela inspire une sorte ◀d’▶effroi furtif, révélateur ◀d’▶une présence perverse au sein même ◀de▶ ◀l’▶insignifiance. ◀L’▶exactitude impitoyable ◀de▶ ses jugements, qui ne portent d’ailleurs que sur ◀les▶ apparences ; sa capacité ◀d’▶éliminer froidement ce qui n’est pas conforme aux goûts appris ; sa propension presque maniaque à n’attacher ◀de▶ ◀l’▶importance qu’à un détail fortuit dans un être ou une œuvre ; tous ces traits qui pourraient dénoter ◀l’▶exigence ◀d’▶un artiste véritable, prennent soudain quelque chose ◀de▶ satanique lorsque ◀l’▶on s’aperçoit ◀de▶ ◀la▶ stérilité du personnage, et des effets stérilisants qu’entraîne sa fréquentation. Ce n’est pas ◀le▶ goût ni même ◀le▶ pédantisme ◀de▶ ◀la▶ forme qui est satanique, c’est ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ forme imitée.
◀Le▶ milieu mondain ◀le▶ plus suavement correct et moral peut fort bien être préféré par ◀le▶ diable à ces milieux bohèmes et ◀de▶ mœurs relâchées qui se croiraient volontiers damnés. C’est, je crois, parce que, dans ◀le▶ monde, un miracle paraît plus qu’ailleurs improbable.
30. ◀Le▶ diable auteur
« Point ◀d’▶œuvre sans ◀la▶ collaboration du démon », dit André Gide, l’un des rares hommes que j’aie connus qui croient au diable et qui en parlent bien. ◀La▶ discussion ◀de▶ cette sentence inconfortable ne paraît que trop indiquée dans un livre qui, plus que tout autre, menace ◀d’▶impliquer ◀l’▶active complicité ◀de▶ son modèle.
Jakob Boehme raconte qu’on demandait à Satan : Pourquoi es-tu sorti du Paradis ? — J’ai voulu me faire auteur, dit-il. Réponse géniale si nous considérons ◀les▶ divers sens du nom ◀d’▶auteur.
◀L’▶Auteur ◀de▶ toutes choses est leur autorité. Il s’autorise à ◀l’▶infini dans Sa Création déployée. Il s’y raconte à lui-même sa grandeur « et ◀l’▶étendue célèbre ◀l’▶œuvre ◀de▶ ses mains ». ◀Le▶ diable a voulu faire aussi son propre Ouvrage. Mais il ne peut œuvrer que par nos mains. Et c’est pourquoi ◀l’▶artiste et ◀l’▶écrivain sont terriblement exposés : dès qu’ils prennent ◀le▶ pinceau ou ◀la▶ plume, ◀le▶ diable est là pour ◀les▶ guider. Et comment faire ◀la▶ part ◀de▶ son incitation ? Tout écrivain digne du nom, tout créateur en général, soupçonne au moins ◀l’▶ambivalence vertigineuse des plus secrets motifs auxquels il cède en choisissant tel mot, tel rythme ou tel accent ; et ◀de▶ quel insondable imbroglio cette petite phrase toute claire en apparence surgit enfin, pour en finir ! (Qu’on songe au nombre des mouvements contradictoires qu’il a fallu pour polir un galet…)
En vérité, ◀la▶ volonté ◀de▶ création, ◀le▶ besoin ◀d’▶écrire, simplement, coïncide en sa profondeur avec ◀la▶ tentation luciférienne : se faire comme Dieu, se faire auteur, s’autoriser dans un monde autonome. Il est fatal que ◀le▶ diable s’en mêle, et que ◀les▶ meilleurs se voient tentés plus que ◀les▶ autres ◀d’▶accepter ◀les▶ conseils ◀de▶ ce génial Souffleur. « C’est avec ◀les▶ beaux sentiments qu’on fait ◀de▶ ◀la▶ mauvaise littérature », dit encore Gide. Et William Blake estimait que Milton « peint très mal ◀le▶ parti céleste et très bien ◀les▶ cohortes infernales. C’est qu’il était un vrai poète et du parti du diable sans ◀le▶ savoir. »
Cette opinion s’est curieusement vulgarisée, dans notre siècle. Et ◀l’▶on apporte à son appui ◀l’▶exemple un peu facile ◀d’▶innombrables ouvrages édifiants.
Non, ce n’est pas ◀la▶ vraie beauté des sentiments mais leur fausse beauté (donc leur laideur réelle) qui fait ◀de▶ ◀la▶ mauvaise littérature. Mais voilà bien ◀la▶ misère du vieux monde. Aux « beaux sentiments » conformistes, nous ne savions plus ou n’osions opposer que des sentiments pervertis, tout aussi faux que ceux dont ils n’étaient que ◀l’▶inversion. Nous ne savions plus concevoir et illustrer ◀de▶ vrais beaux sentiments, ◀de▶ vrais types ◀de▶ vie haute, ◀de▶ vrais idéaux qui propagent une énergie, une virtu contagieuse. Presque toute ◀la▶ littérature immoraliste sécrétée par ◀la▶ bourgeoisie est tributaire ◀de▶ ◀la▶ morale bourgeoise : elle reste hélas au niveau de ◀l’▶ennemi. Sa condamnation ◀de▶ ◀la▶ morale participe ◀de▶ ◀la▶ légèreté, ◀de▶ ◀l’▶arbitraire et ◀de▶ ◀l’▶insignifiance qui signalaient ◀la▶ morale bourgeoise. ◀La▶ guerre actuelle balaye tout cela, mais nous laissera ◀Les▶ Sept Piliers ◀de▶ ◀la▶ Sagesse.
Fermons cette parenthèse. ◀Le▶ vrai danger subsiste. Comment éliminer ◀l’▶apport du diable aux plus sublimes créations ◀de▶ ◀l’▶esprit ? Je ne pense pas qu’aucun créateur puisse se faire ◀d’▶illusions là-dessus. « Aux sources du poème » et dans nos encriers, dans cette rature ou dans ◀la▶ rêverie aux yeux fixes qui ◀la▶ médite, ◀le▶ diable est là. Il n’est pas seul, mais il est là. ◀La▶ solution, c’est ◀de▶ ◀le▶ faire travailler autrement qu’il ne ◀l’▶entendait. Ou disons mieux : à d’autres fins.
On connaît ◀la▶ légende du Moyen Âge : ◀le▶ diable portant pierre parmi ◀les▶ ouvriers qui édifient ◀la▶ cathédrale. C’est ◀la▶ fin seule qui « justifie » ◀les▶ moyens ambigus ◀de▶ ◀l’▶art. Et si ◀le▶ diable collabore, tant pis pour lui : ◀la▶ dédicace est ◀le▶ vrai sens ◀de▶ ◀l’▶œuvre. Elle ravit au démon ◀le▶ bénéfice ◀de▶ ses conseils intéressés. Un écrivain, s’il est bon artisan, vaudra tout juste ce que vaut ◀la▶ mission qu’il accepte et s’assigne. ◀Le▶ diable y sera sans doute encore, dans tous ◀les▶ artifices du délire créateur, mais entraîné vers un but qu’il ignore ; car sa faiblesse unique est ◀de▶ ne pas croire au bien.
31. ◀Le▶ pacte avec ◀le▶ diable
Peter Schlemihl ayant vendu son ombre au diable devint très riche, mais perdit ◀le▶ goût ◀de▶ vivre. C’est l’une des plus belles fables ◀de▶ ce monde, l’une des plus tristes dans sa fantaisie géniale, et peu sont plus profondes avec autant ◀de▶ grâce.
Que signifie cette ombre dans ◀le▶ conte ? Je pense que c’est ◀la▶ créativité ◀de▶ ◀l’▶homme, sa liberté, c’est-à-dire son « âme ». (Et c’est pourquoi l’un des premiers malheurs ◀de▶ notre héros est ◀de▶ ne plus pouvoir aimer ni être aimé.) J’ai dit que ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶homme réside dans son pouvoir unique au monde ◀de▶ suivre ◀l’▶ordre — ou ◀de▶ tricher. S’il suit ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ Création, sa liberté s’accroît, et son pouvoir ◀de▶ choix porte sur des enjeux toujours plus vastes. Mais s’il triche pour gagner dans ◀l’▶instant ce qui ◀le▶ tente, il perd ◀les▶ autres possibilités, il perd sa liberté, sa proie ◀le▶ lie. « Que servirait à un homme ◀de▶ gagner ◀le▶ monde s’il perdait son âme ? », dit ◀l’▶Évangile. ◀Le▶ Pacte avec ◀le▶ diable consiste exactement à gagner ◀le▶ monde au prix de notre âme et ◀de▶ notre ombre, au prix de notre libre faculté ◀de▶ créer dans ◀le▶ réel — ou à côté.
Tant que vous faites effort pour vous maintenir dans ◀la▶ vérité, vous conservez ◀la▶ pleine faculté ◀de▶ dire ◀le▶ vrai ou ◀de▶ mentir. Mais une fois que vous avez menti, vous êtes lié par ◀le▶ mensonge, et ◀les▶ vérités mêmes que vous articulerez serviront encore ◀le▶ mensonge. Ce phénomène peut se décrire en termes physiques et corporels. Tant que vous êtes en train de gravir ◀la▶ montagne, à grand effort, vous conservez ◀la▶ possibilité à chaque instant ◀de▶ monter ou ◀de▶ redescendre. Plus vous montez et plus ◀l’▶effort devient pénible, et plus ◀l’▶abîme vous tente, mais ◀l’▶horizon s’étend. Si tout ◀d’▶un coup votre fatigue ou quelque vertige ◀l’▶emporte, ou si votre pied glisse, ou si ◀le▶ terrain cède, que se passera-t-il ?
Vous commencerez à rouler vers ◀l’▶abîme ou simplement vers ◀le▶ fond ◀de▶ ◀la▶ vallée, où vit ◀le▶ commun des mortels. Vous êtes délivré ◀de▶ votre effort, tout est facile, il n’y a qu’à se laisser aller. Vous « arriverez » plus vite que ceux qui montent, et dans des lieux plus riches et populeux. Mais vous avez perdu ◀la▶ liberté ◀de▶ monter ou ◀de▶ descendre à votre choix. Vous êtes pris dans un mécanisme à sens unique, vous n’êtes qu’un corps abandonné aux lois ◀de▶ ◀la▶ gravitation, et toutes vos gesticulations ne feront qu’accélérer ◀la▶ chute.
C’est tout cela que résume et figure ◀l’▶expression légendaire ◀de▶ pacte avec ◀le▶ diable. ◀Le▶ peuple sent obscurément qu’un succès trop rapide dans ◀le▶ monde doit provenir ◀d’▶une sorte ◀de▶ marché conclu avec ◀le▶ Prince ◀de▶ ce monde, et dont ◀le▶ prix est notre liberté.
Et c’est pourquoi ◀la▶ morale du succès, qui fut ◀la▶ vraie morale américaine depuis un siècle, m’a toujours paru diabolique8.
Ses signes extérieurs sont propres à donner ◀le▶ change : optimisme et cordialité, confiance en soi, poignée de main franche et assurée, et ce large sourire invitant qui découvre une éclatante dentition ! Comment cette belle humeur et ce goût ◀de▶ mieux vivre pourraient-ils être diaboliques ? ◀Les▶ démons, ce sont ◀les▶ nazis, vêtus ◀de▶ noir, grinçant des dents, mal nourris et semant ◀la▶ mort. Mais quoi ? Vous voulez gagner ◀le▶ monde à coups ◀de▶ dollars, et ◀les▶ méchants nazis veulent ◀le▶ gagner à coups ◀de▶ canon. Vous pensez que le premier système a ◀l’▶avantage ◀d’▶être plus hygiénique. C’est peut-être vrai. Mais je doute que ce soit moins dangereux pour vos âmes.
Ah, j’aimerais tant votre assurance, si seulement ses bases étaient sûres ! Je ne vais pas prêcher une morale ◀de▶ ◀l’▶échec. Succès ou insuccès ne signifient rien en soi, tout dépend du but que ◀l’▶on vise. Mais il faut bien rappeler que ◀le▶ plus grand succès ◀de▶ toute ◀l’▶Histoire, ce fut ◀la▶ mort ignominieuse du Christ en ◀croix▶. Ce sacrifice a rompu ◀le▶ Pacte entre ◀le▶ diable et notre humanité. Et ce sang a racheté ◀l’▶âme du monde, que nous avions vendue pour un peu ◀de▶ plaisir…
32. ◀Le▶ mal du siècle : ◀la▶ dépersonnalisation
◀Le▶ philanthrope ou ◀le▶ mondain, ◀l’▶artiste, ◀l’▶auteur, et ◀l’▶homme qui réussit, cette galerie ◀de▶ victimes est classique au point ◀d’▶en être presque démodée. Car Satan marche avec son temps, et paraît se soucier ◀de▶ moins en moins ◀de▶ persuader ◀l’▶individu, dans une époque où celui-ci n’existe guère. Son ambition se tourne vers ◀les▶ masses. Ici, nous abordons enfin ◀la▶ Grande Stratégie du diable dans ce siècle.
◀La▶ meilleure interprétation des phénomènes collectifs ◀d’▶aujourd’hui fut donnée vers 1848 par ◀l’▶écrivain danois Søren Kierkegaard, ◀le▶ penseur capital ◀de▶ notre ère. Voici ce que ◀l’▶on peut lire dans son journal intime :
En opposition aux distinctions du Moyen Âge et des époques qui discutaient sans fin ◀les▶ cas ◀de▶ possession, c’est-à-dire ◀d’▶individus particuliers se livrant au mal, je voudrais écrire un livre sur ◀la▶ possession diabolique dans ◀les▶ temps modernes, et montrer comment ◀l’▶humanité qui se donne au diable, ◀de▶ nos jours, ◀le▶ fait en masse. C’est pour cela que ◀les▶ gens se rassemblent en troupeaux, pour que ◀l’▶hystérie naturelle et animale s’empare ◀d’▶eux, pour qu’ils se sentent stimulés, enflammés et hors ◀d’▶eux-mêmes. ◀Les▶ scènes du Blocksberg sont ◀le▶ pendant exact ◀de▶ ces plaisirs démoniaques, qui consistent à se perdre soi-même, à se laisser volatiliser dans une puissance supérieure, au sein de laquelle, ayant perdu son moi, on ne sait plus ce que ◀l’▶on est en train de faire ou ◀de▶ dire, on ne sait plus ce qui parle à travers vous, tandis que ◀le▶ sang court plus vite, que ◀les▶ yeux brillent et deviennent fixes, et que ◀les▶ passions bouillonnent.
À quoi pouvait penser Kierkegaard lorsque, dans son petit Danemark bourgeois, pieux et confortable, il écrivait ces lignes prophétiques ? Il assistait aux troubles révolutionnaires qui marquaient en Europe ◀l’▶irruption du libéralisme, du capitalisme et du nationalisme. Lui seul avait vu ◀le▶ diable à ◀l’▶œuvre dans ces œuvres — les nôtres, à nous, nations démocratiques —, un siècle avant qu’Hitler ne vînt nous réveiller en portant aux excès ◀les▶ plus grandioses nos propres découvertes, « vertus » et idéaux.
Kierkegaard a compris mieux que quiconque, et avant tous, ◀le▶ principe diabolique créateur ◀de▶ ◀la▶ masse : fuir sa propre personne, n’être plus responsable, donc plus coupable, et devenir du même coup participant ◀de▶ ◀la▶ puissance divinisée ◀de▶ ◀l’▶Anonyme. Or ◀l’▶Anonyme a bien des chances ◀d’▶être celui qui aime à dire : Je ne suis Personne…
◀La▶ foule, c’est ◀le▶ lieu ◀de▶ rendez-vous des hommes qui se fuient, eux et leur vocation. Elle n’est personne et tire ◀de▶ là son assurance dans ◀le▶ crime.
Il ne s’est pas trouvé un seul soldat pour porter ◀la▶ main sur Caius Marius, telle est ◀la▶ vérité. Mais trois ou quatre femmes, dans ◀l’▶illusion ◀d’▶être une foule, et que personne peut-être ne saurait dire qui ◀l’▶avait fait ou qui avait commencé, celles-là ◀l’▶auraient eu, ce courage ! Ô mensonge !… Car une foule est une abstraction, qui n’a pas ◀de▶ mains, mais chaque homme isolé a, dans ◀la▶ règle, deux mains, et lorsqu’il porte ces deux mains sur Marius, ce sont ses mains, non celles du voisin, et non celles ◀de▶ ◀la▶ foule qui n’a pas ◀de▶ mains.9
Reconnaissons ici ◀la▶ vieille tactique, ◀la▶ sempiternelle tactique ◀de▶ Satan. Dès la première tentation en Eden, il a recours au même et unique artifice : faire croire à ◀l’▶homme qu’il n’est pas responsable, qu’il n’y a pas ◀de▶ Juge, que ◀la▶ Loi est douteuse, qu’on ne saura pas, et que d’ailleurs, une fois ◀le▶ coup réussi, on sera Dieu soi-même, donc maître ◀de▶ fixer ◀le▶ Bien et ◀le▶ Mal à sa guise.
Alors ils entendirent ◀la▶ voix ◀de▶ ◀l’▶Éternel Dieu, qui parcourait ◀le▶ jardin vers ◀le▶ soir, et ◀l’▶homme et sa femme se cachèrent loin de ◀la▶ face ◀de▶ ◀l’▶Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin. Mais ◀l’▶Éternel Dieu appela ◀l’▶homme et lui dit : Où es-tu ? Il répondit : J’ai entendu ta voix dans ◀le▶ jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. Et ◀l’▶Éternel Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé ◀de▶ ◀l’▶arbre dont je t’avais défendu ◀de▶ manger ? ◀L’▶homme répondit : ◀La▶ femme que tu as mise auprès de moi m’a donné ◀de▶ ◀l’▶arbre, et j’en ai mangé. Et ◀l’▶Éternel Dieu dit à ◀la▶ femme : Pourquoi as-tu fait cela ? ◀La▶ femme répondit : ◀Le▶ serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.10
Voyez : ils vont se cacher, ils n’y sont plus. Et quand on ◀les▶ attrape, ils disent que c’était l’autre. Ainsi ◀les▶ hommes ◀de▶ notre temps, poussés par leurs « complexes ◀de▶ culpabilité » et fuyant devant ◀l’▶aveu ◀de▶ leurs fautes, vont se cacher dans ◀les▶ arbres, dans ◀la▶ foule. C’est-à-dire dans ◀le▶ lieu par excellence où ◀l’▶on peut toujours dire : c’était l’autre ! Et dans ◀le▶ lieu où ◀l’▶on est, à coup sûr, ◀le▶ plus « loin de ◀la▶ face ◀de▶ ◀l’▶Éternel ».
Pour qu’il n’y ait plus ◀de▶ responsabilité, il faut qu’il n’y ait plus personne. Or si j’appelle et qu’il n’y a pas ◀de▶ réponse, je dis qu’il n’y a personne ; ◀la▶ personne est en nous ce qui répond ◀de▶ nos actes, ce qui est « capable ◀de▶ réponse », ou responsable ; dans une foule il n’y a plus ◀de▶ réponse individuelle ; pour qu’il n’y ait plus ◀de▶ responsable, il suffit qu’il y ait une masse. Satan va donc créer ◀les▶ masses.
Nous tenons ici ◀le▶ secret ◀de▶ sa grande stratégie : produire ◀le▶ péché en série et rationaliser ◀la▶ chasse aux âmes.
Il faut avouer que presque toutes nos inventions techniques, la plupart de nos idéaux, enfin ◀l’▶évolution générale du temps, favorisent ce Plan ◀de▶ mille manières. Tout concourt, dans ◀le▶ cadre ◀de▶ nos vies, à nous priver du sentiment ◀d’▶être une personne responsable. Nous vivons tous, de plus en plus, dans un monde ◀de▶ transe collective. Nous participons tous, de plus en plus, à des formes ◀de▶ vie étrangères à notre sort particulier et à nos aptitudes normales. Au cinéma, ◀l’▶individu moderne s’habitue à courir par délégation ◀les▶ aventures qui ne lui arrivent pas. ◀La▶ radio, ◀la▶ presse, ◀les▶ meetings monstres, ◀l’▶invitent à prendre une part sensible — en imagination — aux grands événements qui opposent ◀les▶ Nations, ces abstractions personnifiées, et ◀les▶ Révolutions, incarnées par leurs chefs. Tout cela contribue à ◀l’▶arracher ◀de▶ sa vie propre, où il ne se passerait jamais rien ◀de▶ semblable. Quant aux inconvénients et à ◀l’▶ennui ◀de▶ cette vie propre, autrefois jugés normaux, ils apparaissent de plus en plus inacceptables à mesure que se répandent ◀les▶ notions ◀de▶ Progrès indéfini, ◀de▶ confort à tout prix, ◀de▶ succès rapide, et à mesure que s’efface ◀la▶ croyance dans un au-delà qui, autrefois, permettait ◀de▶ prendre ses maux en patience. D’une part, ◀l’▶individu moderne est incité à juger sa vie mesquine, et à ◀la▶ fuir ; d’autre part il est aspiré par ◀les▶ grandes émotions collectives. Cette répulsion et cette attraction jouent dans ◀le▶ même sens. Elles poussent ◀l’▶homme à rechercher ◀les▶ occasions ◀d’▶être dépossédé ◀de▶ soi. Elles font ◀de▶ chacun ◀de▶ nous un sujet prédisposé à ◀l’▶hypnose collective, une victime virtuelle des passions ◀de▶ masse. Partout où un individu prend sa vie personnelle en dégoût, ◀l’▶hitlérisme trouve un candidat.
Certes, il n’y aurait pas ◀de▶ masses possibles, au sens précis ◀de▶ concentration ◀d’▶hommes, sans ◀la▶ radio, ◀les▶ haut-parleurs, ◀la▶ presse et ◀les▶ transports rapides. Mais ces moyens techniques n’ont pas tout fait : ◀l’▶homme ◀les▶ a faits d’abord, et ce n’est point par hasard qu’il a fait ceux-là et non d’autres. ◀Les▶ véritables causes et racines du phénomène moderne des masses sont dans notre attitude spirituelle. ◀La▶ foule n’est pas dans ◀la▶ rue seulement. Elle est dans ◀la▶ pensée des hommes ◀de▶ ce temps, elle a ses sources au plus intime des existences individuelles. Et c’est là seulement qu’on peut ◀la▶ dénoncer.
33. ◀La▶ tour ◀de▶ Babel
Si ◀la▶ personne se perd dans ◀le▶ monde moderne, c’est que ◀les▶ cadres sont devenus trop grands. Mais pourquoi ◀les▶ avoir agrandis, depuis un siècle, au-delà ◀de▶ toute mesure ? Pourquoi veut-on du grand, du plus grand à tout prix ? Sinon justement pour s’y perdre !
À ◀l’▶origine ◀de▶ toutes ces choses trop vastes et trop complexes qui nous entourent sans nous encadrer et nous oppriment plus qu’elles ne nous soutiennent, il y a sans doute des raisons assez précises, toutes ◀les▶ fameuses « nécessités » économiques, techniques, sociales et financières. Mais à ◀l’▶origine ◀de▶ ces « nécessités » elles-mêmes, je pressens notre obscur désir ◀de▶ fuite dans ◀l’▶anonyme irresponsable, et ◀la▶ très vieille tentation ◀de▶ compenser nos inquiétudes par ◀l’▶utopie ◀de▶ ◀l’▶eritis sicut dii.
Or quand nous nous perdons, c’est ◀le▶ diable qui nous trouve. Et quand pour échapper à notre condition, nous voulons devenir comme des dieux, c’est ◀le▶ diable encore qui nous accueille au sommet ◀de▶ notre ascension. Comme ◀le▶ rappelle ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ tour ◀de▶ Babel, qui est ◀le▶ grand mythe ◀de▶ notre temps.
Bien qu’il ne soit pas mentionné dans ◀le▶ récit du chapitre onze ◀de▶ ◀la▶ Genèse, ◀le▶ diable est ◀de▶ toute évidence ◀le▶ principal Entrepreneur ◀de▶ ◀la▶ Tour primitive et ◀de▶ ses répliques modernes. (Je ne fais pas allusion aux gratte-ciel, ces beaux joujoux inoffensifs, souvent grandioses et toujours un peu bêtes, mais à ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos entreprises économiques, politiques et urbaines.) Reprenons ce récit trop mal connu.
« Toute ◀la▶ terre avait une seule langue et ◀les▶ mêmes mots. » En somme tout allait bien. Mais voici ◀l’▶inquiétude toujours concomitante avec ◀la▶ tentation : « Ils dirent encore : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont ◀le▶ sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur ◀la▶ face ◀de▶ toute ◀la▶ terre. » Vous reconnaissez Satan à ce doute qui ◀les▶ prend, à ce besoin qu’ils ont soudain ◀de▶ s’assurer ◀de▶ leur bonheur, dans ◀le▶ cas présent, leur unité. Et c’est pourquoi ils perdront ce bonheur, comme Orphée perdit Eurydice pour avoir voulu s’assurer qu’elle ◀le▶ suivait ; par manque ◀de▶ foi. Vous reconnaissez cette idée romantique qu’il leur suggère : faire mieux que Dieu, « se faire un nom » à eux, monter au ciel par leurs propres moyens pour y devenir des dieux à leur manière. ◀Le▶ résultat, que ◀l’▶Ange pervers devait prévoir, sera nécessairement ◀l’▶inverse ◀de▶ ce qu’ils voulaient. Si vous mangez ◀la▶ pomme vous ne mourrez pas, disait ◀le▶ serpent. Ils ◀la▶ mangent, et ils entrent dans ◀le▶ Temps où ◀l’▶on meurt. Si nous nous faisons une ville nous resterons unis, se disent ◀les▶ hommes. Ils ◀la▶ font, et c’est là précisément que « ◀l’▶Éternel confondit leur langage » ; c’est à partir de là que « ◀l’▶Éternel ◀les▶ dispersa sur ◀la▶ face ◀de▶ toute ◀la▶ terre ». Cette déconvenue mémorable est attribuée par ◀le▶ récit biblique à ◀la▶ colère ◀de▶ ◀l’▶Éternel, qui « descendit pour voir ◀la▶ ville et ◀la▶ tour que bâtissaient ◀les▶ fils des hommes. Et ◀l’▶Éternel dit : voici, ils forment un seul peuple et ont tous ◀le▶ même langage, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ! » On dirait qu’il veut ◀les▶ punir ◀d’▶être aussi bêtes. Mais ◀le▶ Dante imagine qu’ils se seraient bien punis tous seuls. Il n’y avait qu’à ◀les▶ laisser aller ! Dans son Traité ◀de▶ ◀l’▶éloquence vulgaire, il propose une explication fort naturelle du phénomène ◀de▶ confusion des langues. Si ◀les▶ hommes ne se sont plus entendus lors de ◀la▶ construction ◀de▶ ce premier gratte-ciel, c’est que ◀l’▶entreprise était trop vaste, simplement. En effet, pour mener à chef ◀l’▶édification ◀de▶ ◀la▶ tour, ils furent obligés ◀de▶ se diviser en équipes spécialisées. ◀Les▶ uns faisaient ◀la▶ brique qui leur servait ◀de▶ pierre, ◀les▶ autres ◀le▶ bitume qui leur servait ◀de▶ ciment ; d’autres encore n’étaient chargés que ◀de▶ monter ◀les▶ matériaux, d’autres ◀de▶ bâtir ◀les▶ murs, ◀de▶ charpenter, ou ◀de▶ crépir. À cause de ◀l’▶énormité ◀de▶ ◀l’▶entreprise, ces équipes spécialisées vivaient à part ◀les▶ unes des autres. Avec ◀le▶ temps elles se créèrent des langages techniques, jargons ◀de▶ métier, patois divers, tant qu’à ◀la▶ fin elles ne se comprirent plus. ◀La▶ multiplicité ◀de▶ langues était née du travail lui-même. Mais ce travail bientôt traîna, puis s’arrêta, parce que personne ne savait plus en dominer ◀l’▶ensemble démesuré, ni formuler son sens dans un langage commun.
Il me paraît que nous en sommes à peu près là. ◀L’▶anarchie sans précédent ◀de▶ notre vocabulaire, en politique surtout, suffirait à trahir ◀l’▶absence ◀de▶ toute commune mesure dans notre siècle. Nous avons vu trop grand pour nos pouvoirs, nous avons perdu en chemin ◀la▶ règle ◀d’▶or, ◀l’▶étalon-homme. Et pour avoir été trop vite en tout, nous avons perdu ◀de▶ vue ◀la▶ mesure et ◀le▶ sens des fins dernières ◀de▶ ◀l’▶œuvre humaine. ◀L’▶individu s’égare dans ces vastes rouages, il s’y sent partout en exil. À moins qu’il ne s’y prenne par mégarde, comme on ◀le▶ vit récemment en Illinois : des ouvriers montaient une maison préfabriquée avec une telle rapidité que l’un ◀d’▶eux resta pris dans ◀la▶ bâtisse, dont il fallut détruire toute une section pour ◀le▶ sauver. Faudra-t-il détruire notre monde, pour que ◀l’▶homme s’y retrouve et se refasse un habitacle à sa mesure ?
◀Le▶ phénomène ◀le▶ plus notable des débuts du siècle dernier fut, en effet, ◀le▶ brusque agrandissement, ou pour mieux dire ◀la▶ babélisation des cadres matériels ◀de▶ notre vie. ◀L’▶invention des machines a brusquement accru nos possibilités ◀d’▶action sur ◀la▶ matière. ◀L’▶industrie et ◀le▶ commerce ont provoqué ◀la▶ brusque création ◀de▶ villes énormes, dix ou cent fois plus grandes que celles qu’on connaissait depuis des millénaires. Dans ces villes se sont entassées des masses humaines informes, noyant et dissolvant ◀les▶ groupes organisés autour de petites entreprises. ◀Les▶ richesses, elles aussi, se sont tant agrandies qu’elles ont échappé aux regards : elles sont devenues chiffres abstraits, puissances lointaines, dont ◀les▶ économistes se sont mis à étudier ◀les▶ mœurs étranges, plus mystérieuses que celles des monstres antédiluviens, dont elles partagent d’ailleurs toute ◀l’▶instabilité. ◀La▶ population ◀de▶ ◀l’▶Europe a plus que doublé en cent ans ; ses richesses ont été décuplées ; sa production industrielle centuplée. Et ◀le▶ concours enfin ◀de▶ tous ces éléments a provoqué ◀la▶ création ◀d’▶armées considérables, agrandissant ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ guerre, brusquement, aux proportions ◀de▶ ◀la▶ nation entière.
Ainsi, par une mutation brusque, dans ◀l’▶espace ◀de▶ cinquante à cent ans, ◀la▶ société est devenue trop gigantesque pour être dominée ◀d’▶un seul regard. Une seule intelligence ne peut plus en comprendre et en maîtriser ◀les▶ rouages. (Et c’est sans doute pourquoi ◀l’▶on peut impunément donner aux plus grossiers et aux plus ignorants ◀le▶ droit ◀de▶ voter et ◀de▶ dire leur mot sur tout : ce ne sera pas pire.) Alors ◀le▶ vertige ◀de▶ Babel s’empare ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. Comme tout vertige, il naît ◀de▶ ◀l’▶incapacité ◀de▶ supporter des altitudes ou des dimensions inhumaines. Comme tout vertige, il ne peut s’exprimer qu’en termes de contradiction. Jamais ◀l’▶homme ne fut plus puissant, et jamais il ne s’est senti, en tant qu’individu, plus impuissant. Jamais il ne fut plus savant, et jamais il n’eut ◀l’▶impression ◀de▶ comprendre aussi mal ce qui se passe dans son monde. Jamais avec plus ◀de▶ ferveur il n’approcha des buts ◀de▶ son Progrès, jamais non plus sa barbarie ne se montra mieux armée pour ◀les▶ détruire. « Montez ! dit ◀le▶ diable, et soyez comme des dieux, oubliez votre mesure ◀d’▶hommes ! » Mais plus on monte et mieux on tombe. Allez chercher maintenant ◀les▶ responsables ! Vous ne trouverez plus que des comités, des partis, des trusts en faillite, des théories, des ismes, des initiales, une opinion qui ne sait jamais rien, des gouvernants qui ont trop peur ◀d’▶elle pour ◀l’▶informer, — une fuite universelle dans ◀l’▶anonyme, une énorme cacophonie dominée par ◀le▶ bruit des bombes.
Un ◀de▶ ces fous à ◀la▶ sagesse bavarde, comme on en trouve dans ◀les▶ cafés, avait coutume ◀de▶ me faire ◀la▶ théorie suivante : tout ◀le▶ mal vient des étages, invention diabolique. « En effet, disait-il, une maison devrait être conçue normalement pour abriter ◀les▶ hommes. Il n’est pas naturel ◀de▶ lui ajouter des étages. Car en tombant du quatrième, par exemple, on se tue. Mais cela ne serait rien. Ce qui est grave, c’est que ◀l’▶invention des étages a permis ◀la▶ grande ville. ◀La▶ grande ville a permis ◀la▶ formation des masses. Avec ◀les▶ masses sont nés ◀les▶ grands problèmes sociaux. Et ceux-ci sont à ◀l’▶origine des guerres du xxe siècle. Tout ◀le▶ mal vient des étages ! »
À vrai dire, on en rase pas mal, ces derniers temps.
34. « Vital » et autres sophismes
Tout ◀le▶ mal vient de vouloir s’échapper pour ne point s’avouer responsable, soit que ◀l’▶on court se cacher dans ◀les▶ arbres avec ◀le▶ sot espoir que Dieu nous y oublie, soit que ◀l’▶on monte dans ◀les▶ nues ou qu’à ◀l’▶inverse on se renfonce dans ◀la▶ stupidité bestiale.
Qu’il aille se perdre dans ◀les▶ masses ou dans ◀l’▶énorme, qu’il croie ◀la▶ science ou invoque ◀le▶ mystère, ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui montre une constante et masochiste propension à se vouloir irresponsable. Tout lui sert ◀d’▶alibi, tout lui est bon pour prouver qu’il n’y était pas, que ce n’est pas lui, qu’il n’y peut rien. Sa science lui dit : tu étais déterminé, ce n’est pas ta faute ; et sa passion lui dit : c’était vital, il n’y a pas ◀de▶ faute.
Ceux ◀de▶ mes contemporains qui se représentent ◀l’▶homme comme un complexe ◀de▶ glandes endocrines, ◀d’▶enzymes et ◀de▶ vitamines, ont de plus en plus ◀de▶ peine à concevoir que ◀le▶ jugement moral garde un sens, et que ◀la▶ personne existe comme un tout, à la fois autonome et responsable. ◀Le▶ mal ou ◀le▶ « péché » ne sont plus, à leur vue, que ◀les▶ effets ◀d’▶un trouble temporaire ou chronique dans ◀le▶ régime des sécrétions internes. Ils ont lu cela quelque part. Chaque fois que nous découvrons un nouveau mécanisme ◀de▶ ◀la▶ vie, nous sommes aussitôt obsédés par ◀l’▶idée que « cela explique tout ». Étrange psychose ◀de▶ ◀l’▶homme moderne ! Quoi de plus sot que ◀de▶ prétendre expliquer ◀la▶ conduite et ◀les▶ décisions morales ◀d’▶un tout par ◀la▶ description du fonctionnement ◀de▶ quelques-unes ◀de▶ ses parties, ◀les▶ dernières analysées toujours ? Qui vous prouve que vos glandes vous déterminent plus que vous ne ◀les▶ influencez ? Ce monsieur a mauvais caractère : vous pouvez dire que c’est son foie malade qui ◀le▶ rend méchant, mais vous savez qu’une grosse colère dérange ◀le▶ foie, tout aussi bien. Qui a commencé ? Qui est responsable ◀de▶ cette méchante décision ? ◀L’▶homme ou son foie ? Nous sommes bien trop intéressés à nier ◀le▶ péché personnel pour que j’accorde à ◀l’▶hypothèse matérialiste ◀le▶ droit ◀de▶ se dire objective. J’y vois trop facilement ◀le▶ coup ◀de▶ pouce du diable.
Certes, je n’accuse pas ◀la▶ Science — rien ◀de▶ moins diabolique qu’une observation juste — mais seulement ◀les▶ sophismes qui s’en autorisent. C’est ◀le▶ diable qui m’intéresse, et ◀les▶ prétextes qu’il nous sert pour justifier nos démissions morales. Mais en fait ◀de▶ prétextes, il en a ◀de▶ meilleurs que ◀la▶ science et que ses vulgarisations imprudentes.
◀L’▶adjectif vital, par exemple.
Dans ◀les▶ époques classiques, on considère qu’une chose est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Si ◀l’▶on dit un mensonge, on sait qu’on ment, et ◀l’▶on tâche ◀de▶ ne pas se faire prendre. Si ◀l’▶on commet quelque mauvaise action, on essaie tout au moins ◀de▶ se disculper par rapport à une vérité et à un bien généralement admis. Mais notre époque a remplacé ◀les▶ critères ◀de▶ ◀la▶ vérité par des valeurs ◀d’▶intensité, et ◀le▶ respect du bien par celui ◀de▶ ◀la▶ « vie ». Tout ce qui paraît suffisamment intense, désormais, cesse ◀de▶ relever ◀de▶ ◀la▶ vérité ou du mensonge. Il est admis, ◀de▶ nos jours, que ◀la▶ passion, ◀l’▶émotion et ◀l’▶hystérie même vous mettent ◀de▶ droit au-delà du bien et du mal. Elles vous libèrent ◀de▶ toute obligation, elles n’ont plus à se justifier.
J’avais juré ◀d’▶être fidèle, dit un conjoint, mais je m’aperçois que c’est incompatible avec ◀la▶ Vie. J’avais signé ce traité, dit une nation, mais vous voyez qu’il lèse mes intérêts vitaux. Alors plus rien ne tient, naturellement. Mais voici qui est nouveau : ◀l’▶on s’en vante, avec ◀l’▶appui ◀de▶ tous ◀les▶ romanciers, des journalistes, des philosophes et des doctrinaires politiques. ◀Les▶ tribunaux français avaient coutume ◀d’▶acquitter ◀les▶ crimes passionnels. Aux grandes époques, on eût doublé ◀la▶ peine. Bornons-nous à ◀le▶ noter en passant : notre respect ◀de▶ ◀la▶ passion et ◀de▶ « ◀la▶ vie » sont des signes ◀de▶ décadence des passions mêmes et ◀de▶ ◀la▶ vraie vie.
J’emprunte ici à André Gide une pénétrante et minutieuse description ◀de▶ ce glissement du vrai vers ◀le▶ « vital » au secret ◀d’▶une conscience moderne :
Mais j’étais scrupuleux et, devant que je m’abandonne, ◀le▶ démon qui m’entreprenait avait à me persuader que ce qui me sollicitait m’était permis, que ce permis m’était nécessaire. Parfois ◀le▶ Malin retournait ◀les▶ propositions, commençait par ◀le▶ nécessaire ; il raisonnait ainsi — car ◀le▶ Malin c’est ◀le▶ Raisonneur : « Comment ce qui t’est nécessaire ne te serait-il pas permis ? Consens à appeler nécessaire ce dont tu ne peux te passer. Une grande force te viendrait, ajoutait-il, si plutôt que ◀de▶ t’user à lutter ainsi contre toi-même, tu ne luttais plus que contre ◀l’▶empêchement du dehors… Va, sache triompher enfin ◀de▶ toi-même et ◀de▶ ta propre honnêteté »… Bref, il tirait argument et avantage ◀de▶ ce qu’il m’en coûtait ◀de▶ céder à mon désir plutôt que ◀de▶ ◀le▶ brider encore… Il va sans dire que je ne compris que beaucoup plus tard ce qu’il y avait, dans cette exhortation, ◀de▶ diabolique. Je croyais alors que j’étais ◀le▶ seul à parler et que ce dialogue spécieux je ◀l’▶engageais avec moi-même. J’avais entendu parler du Malin, mais je n’avais pas fait sa connaissance. Il m’habitait déjà que je ne ◀le▶ distinguais encore pas. Il avait fait ◀de▶ moi sa conquête ; je me croyais victorieux, oui : victorieux ◀de▶ moi-même parce que je me livrais à lui. Parce qu’il m’avait convaincu, je ne me sentais pas vaincu.
Eh bien, ce raisonnement que ◀le▶ Malin propose à ◀la▶ conscience individuelle, c’est ◀le▶ même, en chacun ◀de▶ ses détails, qu’Hitler propose au peuple allemand ! Et cela s’appelle ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀l’▶espace vital. « Comment ce qui t’est nécessaire ne te serait-il pas permis ? Qu’est-ce que ◀le▶ bien, sinon ta plus grande soif ? Une grande force te viendrait si plutôt que ◀de▶ t’user à tenir tes engagements, tu ne luttais plus que contre ◀l’▶étranger qui t’a forcé à ◀les▶ signer. Qu’est-ce que ◀la▶ vérité contre ton dynamisme ? Qu’est-ce que ◀le▶ droit figé contre ◀la▶ vie changeante ? Je vais te ◀le▶ dire : « Recht ist was dem deutsche Volke nützt ». Autrement dit : ce qui est légal, c’est ce qui sert tes intérêts.
N’est-ce pas ici ◀le▶ moment ◀de▶ se demander au nom de quoi nos moralistes ◀de▶ ◀la▶ passion combattent Hitler ?
35. ◀Le▶ diable au cœur
This passion hath its floods in very times of weakness.
Francis Bacon.
Il n’est pas ◀de▶ domaine où ◀l’▶argument ◀de▶ ◀l’▶espace vital, individuel, cette fois-ci, ait eu plus ◀de▶ succès que dans ◀l’▶amour tel qu’on ◀le▶ cultive en Occident. Depuis un siècle, tous ◀les▶ romans illustrent, avec ◀d’▶autant moins ◀d’▶art qu’ils y rencontrent plus ◀de▶ complaisance, ◀la▶ théorie du droit ◀de▶ ◀la▶ passion : « Une femme appartient ◀de▶ droit à ◀l’▶homme qui ◀l’▶aime et qu’elle aime plus que ◀la▶ vie, et il n’y a ◀d’▶unions à jamais légitimes que celles qui sont commandées par ◀la▶ vraie passion11. » ◀La▶ chanson dit plus simplement que « tout est permis quand on s’aime ».
La première conséquence ◀de▶ cette grande permission est ◀de▶ faire sauter ◀l’▶alliance du mariage. Dans ◀la▶ morale que pratiquent nos contemporains, ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶amour prime ◀le▶ droit du serment. Mais cette proposition ébranle un monde. Car attaquer au plus intime ◀de▶ ◀l’▶être ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶alliance jurée, c’est faire ◀le▶ lit ◀d’▶une éthique ◀de▶ barbares. Prendre ◀la▶ femme du voisin ou ses terres parce qu’on a découvert soudain que c’est « vital », puis justifier ◀l’▶opération par ◀la▶ seule violence du désir, c’est une seule et même usurpation. ◀L’▶arbitraire hitlérien traduit en politique ◀les▶ mêmes principes dont s’autorise ◀l’▶anarchie ◀de▶ nos mœurs privées.
Toutefois ◀les▶ partisans du romantisme maintiendront que ◀l’▶amour excuse et magnifie ce qui ne serait ailleurs qu’impérialisme pur. Il est vrai que ◀l’▶Évangile lui-même pardonne beaucoup à celle qui a beaucoup aimé… Il reste à voir si cet amour, dont on prétend qu’il permet tout, est véritablement ◀de▶ ◀l’▶amour, ou s’il n’est pas plutôt quelque hantise abusivement parée ◀de▶ ce beau nom. Or chacun voit que « ◀l’▶amour » moderne est une immense faillite intime ◀de▶ notre civilisation. C’est une affaire si tragiquement confuse que ◀le▶ diable seul est sûr ◀de▶ s’y retrouver. Niera-t-on qu’il s’en donne à cœur joie ?
Mais il existe un moyen court ◀de▶ ◀le▶ dépister, ici encore. ◀La▶ part du diable dans « ◀l’▶amour », c’est simplement tout ce qui n’est pas ◀de▶ ◀l’▶amour. C’est tout ce qui se glisse en nous sous ◀le▶ couvert du mot. Car ◀le▶ diable est celui qui n’aime pas, et qui n’aime pas qu’on aime, et dont tout ◀le▶ plaisir est ◀d’▶altérer nos vertus dans leur source. Vous ◀le▶ sentirez présent, dans sa force immobile, derrière ◀le▶ regard ◀de▶ ◀l’▶être sans amour. Et partout où ◀l’▶amour est contrefait, vous ◀le▶ connaîtrez à ses fruits. S’il est vrai que tout ordre humain repose sur ◀l’▶alliance, et si ◀l’▶alliance primordiale du mariage n’a pas ◀de▶ pire ennemi que « ◀l’▶amour » tel qu’on ◀le▶ parle, c’est que ◀le▶ plus beau mot ◀de▶ toutes ◀les▶ langues est pipé sur nos lèvres par Satan.
Nulle époque n’a parlé davantage ◀de▶ ◀l’▶amour, avec si peu ◀d’▶exigence réelle. ◀Le▶ diable nous a fait nommer « amour » une vague obsession contagieuse dont ◀le▶ foyer dans ◀l’▶ère moderne fut ◀la▶ littérature romantique, et dont ◀les▶ romans et ◀les▶ films sont ◀les▶ agents ◀de▶ diffusion. Cette obsession était devenue ◀la▶ grande affaire ◀de▶ notre civilisation en temps ◀de▶ paix, — ◀la▶ religion ◀de▶ ceux qui n’en voulaient plus. Son empire s’est étendu sur ◀les▶ domaines ◀les▶ plus hétéroclites, du mysticisme littéraire à ◀la▶ publicité dans ◀les▶ métros. Vous ne faites pas deux pas dans une ville sans y trouver quelque allusion. Elle règne sur ◀l’▶énorme industrie des films, sur ◀l’▶édition et sur ◀la▶ librairie, sur ◀la▶ vente des parfums, sur ◀l’▶activité ◀de▶ millions ◀d’▶avocats et ◀de▶ médecins, sur ◀les▶ magazines illustrés, sur tous ◀les▶ commerces ◀de▶ modes. Sur beaucoup plus ! Car elle a modifié notre échelle des valeurs. ◀La▶ surestimation extravagante ◀de▶ ◀l’▶amour — j’entends bien ◀de▶ cette forme ◀de▶ hantise qui ressemble à ◀l’▶amour véritable comme ◀la▶ ville ◀de▶ Lyon à un lion — a déprimé progressivement dans notre époque ◀le▶ sens et ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ tenue morale, du sacrifice au bien commun, des vertus viriles et dures. ◀Le▶ bonheur individuel est devenu notre tabou : signe ◀de▶ décadence ◀d’▶une civilisation. Auguste obligé ◀de▶ choisir entre ◀le▶ trône et Bérénice, renvoie ◀la▶ femme. Dans ◀le▶ même cas Windsor abdique, avec ◀l’▶approbation des foules.
◀La▶ décadence ◀de▶ ◀la▶ vertu est un thème millénaire ◀de▶ ◀l’▶éloquence sacrée. Mais je signale ici un trait plus inquiétant : ◀la▶ décadence ◀de▶ ◀la▶ virtu dans notre siècle, sous ◀l’▶effet ◀de▶ ◀la▶ publicité faite à ◀l’▶amour vulgarisé.
En toute époque, c’est à certaines nuances « modernes » des sentiments et ◀de▶ leurs modes que se révèle ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise ◀l’▶œuvre du diable. Ce qui distingue ◀l’▶amour dans notre siècle, ce qui devrait disqualifier ◀le▶ très grand nombre ◀de▶ ceux qui s’en prévalent, c’est justement cette nuance ◀d’▶obsession, et ◀la▶ facilité qu’on montre à y céder. C’est une sinistre aisance à s’avouer vaincu, à se reconnaître irresponsable, on dirait presque : à s’en vanter. En d’autres temps, on se défendait, on avait honte ◀de▶ perdre ◀le▶ contrôle ◀de▶ soi. C’était tout perdre, ou pire : c’était mal vu. Aujourd’hui ◀l’▶obsédé se rend intéressant. Tous ◀les▶ romanciers ◀l’▶étudient. Loin de lutter contre une passion naissante, on espère, on provoque sa fièvre : ce serait vivre ! (Faut-il qu’on vive peu.) Plus tard on dit : « C’était fatal. Voilà, je suis un obsédé. » On y voit une excuse et non plus une défaite, — et moins encore un ridicule.
Certes ◀l’▶amour, ◀de▶ tous ◀les▶ sentiments, est celui qui se prête ◀le▶ mieux à justifier ◀l’▶abdication ◀de▶ soi, puisqu’à son comble il nous porte à donner notre vie même pour ceux que nous aimons. Entre ce don viril et ◀l’▶abandon, Satan ménage plus ◀d’▶une pente insensible. Il sait que ◀l’▶amour est ◀le▶ domaine par excellence des quiproquos entre ◀le▶ vice et ◀la▶ vertu. Nulle part ◀l’▶homme ne se dupe mieux sur ses motifs et ne se paye plus aisément ◀de▶ sophismes cousus ◀de▶ fil blanc. Nulle part ◀le▶ masochisme et ◀l’▶égoïsme étroit ne revêtent avec plus ◀de▶ succès ◀les▶ apparences du sacrifice. D’ailleurs, l’un des premiers effets ◀de▶ ◀la▶ passion est ◀de▶ nous empêcher ◀de▶ nous sentir coupables, dans ◀l’▶instant même où nous savons ◀le▶ mieux que nous ◀le▶ sommes. Voyez cette héroïne ◀de▶ Stendhal : « Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans ◀les▶ moments où elle osait se livrer à tout son amour : je suis damnée, irrémissiblement damnée… Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre. » C’est l’un des plus vieux cris ◀de▶ ◀l’▶humanité, ◀le▶ plus terriblement sincère ! Si par colère, orgueil, envie, égoïsme, bêtise ou lâcheté, vous avez fait souffrir un être, vous pouvez éprouver du remords et ◀le▶ désir ◀de▶ réparer ◀la▶ faute. Mais si c’est par « amour », rien ne vous arrête, eussiez-vous fait souffrir dix fois plus ◀le▶ même être. Vous voyez ◀le▶ mal, vous ◀le▶ déplorez sans doute, mais « honnêtement », irrésistiblement, vous vous sentez dans votre droit ! Or à ce point ◀l’▶amour devient indiscernable ◀de▶ ◀l’▶égoïsme ou même ◀de▶ ◀la▶ haine. Non seulement ◀la▶ lucidité y est plus rare et difficile qu’au sein de toute autre passion, mais elle y est ◀de▶ surcroît parfaitement inutile. « Je vois bien ◀le▶ mal que je fais et ◀les▶ souffrances que je cause, mais qu’y puis-je ? » ◀Le▶ peu, ◀le▶ presque rien qu’on y pourrait, — il faudrait pour en faire quelque chose ◀l’▶appui sans restriction ◀d’▶une morale dure, ◀d’▶une coutume intransigeante, ou ◀d’▶une foi plus forte que ◀la▶ vie. Il faudrait un critère permettant ◀de▶ qualifier ◀d’▶égoïsme, ◀de▶ haine ou ◀de▶ maladie psychique tout amour dont ◀les▶ fruits sont amers, ◀le▶ privant aussitôt ◀de▶ ses droits absolus. Mais nous avons une morale romantique exaltant ◀la▶ passion « fatale » : c’en est fait ◀de▶ ◀la▶ toute petite chance ◀de▶ liberté qui nous restait. Cette « fatalité » ◀de▶ ◀la▶ passion n’est qu’une manière ◀de▶ parler romanesque, mais combien ◀d’▶amoureux s’en autorisent pour éviter ◀d’▶avouer leurs vraies raisons, leurs complaisances, leurs volontés secrètes ? C’est ◀l’▶alibi rêvé : « Je n’y étais pas, ◀la▶ fatalité seule est responsable. »
Il faudrait un critère absolu… Mais justement ◀le▶ diable a substitué dans nos esprits ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ sincérité au respect — même distant et théorique — du bien ◀de▶ l’autre et ◀de▶ ◀la▶ foi jurée. Sublime astuce, car cette sincérité garde encore ◀le▶ nom ◀d’▶une vertu. Mais voici comment elle agit dans un monde où elle ne sert plus que ◀le▶ petit bonheur individuel. En vous mariant devant ◀la▶ loi ou devant Dieu, vous prenez ◀l’▶engagement ◀d’▶être fidèle « dans ◀les▶ bons et ◀les▶ mauvais jours », quoi qu’il advienne, pour toute ◀la▶ vie. Mais au bout de quelques années, vous dites : « J’ai changé, elle aussi. Quel sens aurait encore notre fidélité, quand elle s’oppose à ◀la▶ loi même ◀de▶ ◀la▶ Vie ? Est-il “sincère” ◀de▶ s’y cramponner ? J’ai juré, soit, mais je ne suis plus ◀le▶ même. Et dès ◀l’▶instant que j’aime une autre femme, rester fidèle à ◀la▶ fiction légale serait une pure hypocrisie.12 » Par malheur, ce beau raisonnement détruit ◀les▶ bases ◀de▶ tout traité, ◀de▶ toute parole donnée ou échangée, enfin du langage même et ◀de▶ ◀la▶ possibilité ◀de▶ s’entendre sur quoi que ce soit. Car pourquoi fait-on des serments ? Précisément parce que ◀l’▶on sait que ◀la▶ vie change et nous aussi ; précisément pour s’assurer contre ces variations prévues ; précisément pour éviter que ◀les▶ humeurs dominent ◀les▶ raisons, que ◀le▶ momentané détruise ◀le▶ durable, et que ◀les▶ intérêts particuliers effacent ◀l’▶intérêt général. Mais si ◀l’▶on pense qu’il est plus « sincère » ◀de▶ suivre son instinct que ◀de▶ garder parole, que ◀le▶ bonheur vaut mieux que ◀la▶ vérité, et que ◀l’▶intérêt « vital » ne connaît pas ◀de▶ loi, alors on entre dans un monde où ◀l’▶hitlérisme est justifié. ◀L’▶ordre et ◀la▶ paix n’ont jamais existé qu’en vertu d’un effort constant contre ce genre-là ◀de▶ « sincérité » ; qu’en vertu d’une constante « hypocrisie » s’efforçant ◀de▶ subordonner nos petits bonheurs à ◀la▶ justice, nos désirs à ◀l’▶amour du prochain, et ◀le▶ cœur (pour parler noblement) à ◀la▶ tête. Car ainsi que ◀le▶ remarquait Nietzsche : « Ne trouve-t-on pas dans ◀la▶ tête ce qui unit ◀les▶ hommes — ◀la▶ compréhension ◀de▶ ◀l’▶utilité et du préjudice général — et dans ◀le▶ cœur ce qui sépare — ◀l’▶aveugle choix et ◀l’▶aveugle penchant ? » C’est par ◀le▶ cœur que ◀le▶ diable nous a pris. Certes, ce n’est pas ◀d’▶hier qu’on trompe sa femme, et qu’on trahit ses serments par amour. « The strongest oaths are straw to the fire in the blood. » Ce n’est pas ◀la▶ faute qui me paraît nouvelle, c’est ◀la▶ manière ◀de▶ ◀l’▶accepter au nom de ◀la▶ Vie et ◀de▶ ◀la▶ Sincérité, — devises ◀de▶ faibles.
◀L’▶amour moderne, si j’en crois nos romanciers et ◀les▶ statistiques ◀de▶ divorce, atteint un degré ◀de▶ complexité inégalé dans toute ◀l’▶Histoire : trouble mélange ◀de▶ pathétique sentimental, ◀de▶ freudisme mal digéré, ◀d’▶égoïste sincérité, ◀d’▶idées sur ◀le▶ droit au bonheur, ◀d’▶intensité nerveuse et ◀de▶ faiblesse ◀de▶ caractère. Au cinéma, c’est plus aimable et moins ressemblant. Dans ◀la▶ vie — regardez dans vos vies —, il y a ◀de▶ tout bien sûr, il y a ◀de▶ bons ménages et des sentiments authentiques, mais il y a ce que décrivent ◀les▶ romanciers, et certainement, il y a bien pire. Surtout, il y a ◀de▶ moins en moins ◀de▶ passions fortes, simplement parce que nous cherchons ◀la▶ passion pour elle-même et comme un abandon. ◀Les▶ passions ne deviennent vraiment fortes que chez ceux qui d’abord leur résistent.
◀L’▶importance démesurée ◀de▶ « ◀l’▶amour » dans nos mœurs, moins comme réalité que comme arrière-pensée, allusion perpétuelle et nostalgie, révèle toute ◀l’▶étendue ◀de▶ notre ennui, ◀le▶ dégoût ◀de▶ ◀l’▶homme moyen pour sa vie quotidienne, ◀l’▶absence ◀de▶ buts et ◀d’▶intérêts puissants capables ◀d’▶absorber nos rêves. Ce culte ◀de▶ ◀la▶ passion toujours fuyante, j’y vois ◀le▶ signe ◀d’▶une espèce ◀de▶ névrose ou ◀de▶ vertige épidémique : ◀le▶ besoin ◀d’▶être dépossédé ◀de▶ soi, donc possédé par ◀l’▶extérieur ou ◀l’▶étranger, par une chose, par un corps, ou par une utopie, par ◀le▶ plus fort, Hitler — ou l’Autre…
Cet « amour » qui détruit tant de fidélités, non par sa force, mais au contraire par ◀les▶ faiblesses qu’il autorise, il est grand temps ◀de▶ ◀le▶ disqualifier au nom et pour ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶amour même. Il est temps ◀de▶ décourager ◀les▶ innombrables amateurs sans vocation qui ◀l’▶apprennent par correspondance dans ◀les▶ romans et ◀les▶ magazines à gros tirage. Car cette insignifiance est en train de dissoudre ◀les▶ structures qui nous protégeaient contre ◀les▶ paniques ◀de▶ ◀l’▶instinct. ◀La▶ morale bourgeoise est trop faible. Quand ◀les▶ romanciers attardés attaquent encore ses étroitesses, c’est au contraire son relâchement qui ◀la▶ désigne au plus juste dédain. Une société déprimée comme ◀la▶ nôtre doit recourir aux valeurs dures et rationnelles. Elle se doit ◀de▶ restaurer ◀d’▶urgence des interdits drastiques, des préjugés solides — même si ◀le▶ diable en propose quelques-uns — et ◀le▶ sens sacré du contrat, sous peine de déchaîner ◀la▶ tyrannie, bientôt sanglante, des démons ◀de▶ ◀la▶ jungle intérieure. Telle est ◀la▶ leçon ◀de▶ notre crise. C’est une question ◀de▶ physique sociale plus que ◀de▶ vertu, une question ◀de▶ vie ou ◀de▶ mort pour notre civilisation et pour tout ordre, quel qu’il soit, qui mérite ◀l’▶épithète ◀d’▶humain.
36. ◀La▶ passion
Je parlerai maintenant ◀de▶ ◀l’▶amour même, non plus ◀de▶ ses contrefaçons. Je parlerai ◀de▶ ◀la▶ passion dans son éclat.
◀L’▶amour-passion, signe particulier ◀de▶ ◀la▶ psyché occidentale, est né ◀d’▶un retour ◀de▶ flamme du christianisme dans ◀les▶ marges ◀de▶ ◀l’▶hérésie. Inconnu ◀de▶ ◀l’▶Antiquité et ◀de▶ ◀l’▶Orient, il ne peut exister que dans une civilisation marquée par ◀la▶ croyance en ◀la▶ valeur unique ◀de▶ chaque être. Il suppose un objet irremplaçable, et comme prédestiné par un acte divin. Croyance essentiellement chrétienne à ◀l’▶origine, et dont cette phrase du Mystère ◀de▶ Jésus nous donne peut-être ◀l’▶expression ◀la▶ plus poignante : « Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telle goutte ◀de▶ sang pour toi. »
Mais ◀l’▶idée du divin dans un être, source et objet ◀de▶ tout amour profond, va faire naître ◀l’▶idolâtrie pour peu que ◀l’▶élan qu’elle suscite, emportant des ardeurs instinctives, s’alourdisse et s’arrête à ◀l’▶image créée. ◀Le▶ désir infini ◀de▶ ◀l’▶âme souffre alors des limitations ◀d’▶un objet qui résiste et qui bientôt ◀l’▶embrase. Secrètement déçu, mais fasciné, il attribue à cet objet ◀les▶ qualités qu’il cherchait au-delà. Il s’exalte et s’enfièvre lui-même. Il s’acharne à ◀le▶ posséder jusque dans ses derniers refuges, ou bien à se perdre en lui jusqu’à ◀l’▶indistinction. Et finalement, passant ◀les▶ bornes ◀de▶ ◀la▶ réalité disqualifiée et ◀de▶ ◀la▶ vie jamais assez vivante, il se jette avec lui dans ◀la▶ mort. Extase des derniers instants ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Isolde, ou des amants ◀de▶ Vérone. ◀La▶ contradiction torturante que souffre ◀l’▶infini désir séduit et arrêté par un être fini, ne peut se résoudre que dans ◀l’▶évasion vers ◀le▶ néant.
Cette origine et cette catastrophe ne cesseront jamais ◀d’▶être instantes au cœur secret ◀de▶ ◀la▶ passion occidentale. L’une, ignorée ou reniée, demeure à ◀l’▶arrière-plan lointain, l’autre, voilée, attend à ◀l’▶horizon ◀de▶ tout amour digne du nom ◀de▶ passion. C’est pourquoi ◀la▶ passion peut bien être ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ plus grande intensité vitale, en même temps qu’elle se fait ◀l’▶agent du nihilisme ◀le▶ plus virulent. Tous ◀les▶ extrêmes s’y touchent, s’y engendrent l’un l’autre, ou se muent l’un dans l’autre en un clin d’œil : activité puissante et prostration, sacrifice et impérialisme, haine et tendresse, joie et douleur, sagesse et folie, vie et mort.
Rien de plus rare qu’une passion véritable, car elle suppose une très grande force ◀d’▶imagination créatrice ; des dispositions spirituelles à la fois délicates et profondes, mais qui n’ont pas trouvé leur véritable objet ; un pouvoir exceptionnel ◀de▶ concentration, c’est-à-dire ◀de▶ fidélité ; enfin ◀le▶ mépris des biens terrestres et du bonheur. Ce composé ne saurait être aussi commun que ◀les▶ romans et ◀l’▶opéra nous ◀l’▶ont fait croire. Je mets en fait qu’il n’y a guère plus ◀de▶ grands amants que ◀de▶ vrais mystiques, ◀la▶ passion étant au sentimentalisme normal ce que ◀la▶ mystique est à ◀la▶ religion moyenne. Mais ◀la▶ passion comme ◀la▶ mystique sont ◀de▶ ces attitudes capitales dont ◀les▶ très rares moments ◀de▶ pureté suffisent à déterminer ◀l’▶atmosphère ◀d’▶un ensemble humain comme celui que ◀l’▶on nomme Occident. Et ◀les▶ minimes altérations qui s’y produisent influencent indéfiniment ◀la▶ vie sentimentale ou spirituelle du dernier des individus qui participe à cet ensemble.
Or tout ce que ◀l’▶on vient de dire ◀de▶ ◀la▶ passion suffit à laisser voir ◀les▶ chances extraordinaires qu’elle offre à ◀l’▶action démoniaque. Une extrême instabilité des états et des jugements, qui changent ◀de▶ signe en un instant, jointe à ◀l’▶extrême intensité des sensations parfois simultanées ◀de▶ présence et ◀d’▶absence infinie, créent chez tout être passionné ◀l’▶illusion ◀d’▶un transport mystique dans ◀l’▶au-delà du bien et du mal. Une vraie passion rend proprement et réellement inconcevables toutes ◀les▶ interdictions que mettent ◀la▶ société, ◀la▶ charité, et ◀la▶ nature elle-même, — que ces interdictions soient « légitimes » ou non. Passer outre est ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ passion. Mais sacrifie-t-on l’autre ou soi ? Et dans soi, ◀le▶ meilleur ou ◀le▶ pire ? Tous ◀les▶ critères sont annulés par ◀l’▶intensité même des paradoxes qui sont ◀l’▶amour humain dans sa réalité magnifique et désespérée.
Considérez cette métamorphose. Celui qui aime veut tout donner à ◀l’▶être aimé. Il donne ce qu’il a de plus beau, il donne ce qu’il n’a pas en soi mais qui naît ◀de▶ ◀l’▶exaltation, il donne enfin ce qu’il est, sans réserve. Mais à ce point, il donne aussi ◀le▶ pire.
◀Le▶ pire en lui, il s’y était accoutumé, établissant une sorte ◀d’▶équilibre du microbe et ◀de▶ ◀la▶ maladie. Mais s’il ◀le▶ communique à un être plus faible, ou plus pur, ou qui n’est pas armé pour composer avec cette espèce-là ◀de▶ mal, il risque ◀d’▶altérer ou ◀de▶ détruire ◀l’▶objet ◀de▶ sa tendresse et ◀l’▶amour même. Ces secrets monstrueux, ignorés ◀de▶ nous-mêmes, que notre passion livre à ◀l’▶être aimé dans ◀la▶ contagion du délire, voici qu’ils apparaissent comme des dons ◀de▶ ◀la▶ haine. Il est rare que ◀l’▶amour ne soit pas criminel, ◀d’▶une manière invisible peut-être, quand il dépasse ◀les▶ bornes ◀d’▶une sobriété d’ailleurs presque impossible à définir. Et toute passion consiste à dépasser ◀les▶ bornes…
Ainsi ◀l’▶extrême du don, si ◀l’▶on n’est pas un saint, rejoint ◀le▶ viol spirituel. Et si ◀l’▶on veut tout posséder ◀d’▶un être, on risque bien ◀d’▶en faire un possédé…
Où donc ◀le▶ diable est-il intervenu ? Ce Désir qui prenait son essor comme une question ardente à ◀l’▶indicible Vérité, comme un élan vers ◀la▶ guérison ◀de▶ ◀l’▶être blessé, vers ◀la▶ plénitude et vers ◀la▶ rédemption, voici qu’il se fait ◀l’▶instrument ◀de▶ nos plus épuisantes tortures. À quel moment ◀l’▶amour est-il devenu souffrance ? Dans ◀le▶ langage ◀de▶ ◀la▶ théologie, il est aisé ◀de▶ définir ◀le▶ point : c’est à l’instant où ◀la▶ passion transgresse ◀les▶ limites ◀de▶ ◀la▶ créature et s’emporte à ◀la▶ diviniser, que ◀le▶ Tentateur a parlé. « Vous serez comme des dieux, vous êtes seuls au monde, désormais tout vous est permis… » Mais encore, ce mouvement ◀de▶ ◀l’▶orgueil fantastique, comment ◀le▶ distinguer ◀d’▶une sensation ◀de▶ grâce inséparable ◀de▶ toute vraie passion — et ◀la▶ grâce nous délivre ◀de▶ ◀la▶ loi…
Poursuivons cette analogie. ◀Le▶ coup de foudre est ◀le▶ reflet ◀d’▶une conversion. Il ne se discute pas davantage. Vous êtes élu « parce que c’est vous, parce que c’est elle ». ◀L’▶amour accepte avec joie ce mystère, ◀d’▶une « injustice » aussi flagrante, cependant, que celle que ◀l’▶on reproche à ◀la▶ doctrine augustinienne ◀de▶ ◀l’▶élection. Pour ◀la▶ passion, tout est destin, rien n’est mérite, et ◀le▶ « scandale » ◀de▶ ◀la▶ double prédestination, au salut ou à ◀la▶ damnation, se reproduit dans ◀l’▶ordre naturel chaque fois que ◀l’▶on accueille ou que ◀l’▶on rejette un être, dans ◀le▶ temps ◀d’▶un premier regard.
Voici ◀l’▶accueil, et ◀l’▶on entre en passion comme on entrerait en religion, ou comme on s’engagerait dans une voie mystique. On renonce au monde, on s’enclot avec ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶objet aimé. Mais ◀le▶ diable est assis dans un coin ◀de▶ ◀la▶ cellule. Il ne fait rien, il vous attend. Il connaît ◀la▶ logique ◀de▶ ◀la▶ passion. Il attend votre pire souffrance, son seul baume. Il a cessé ◀de▶ sourire, il est à son affaire, guettant les premiers plis ◀de▶ ◀la▶ panique à votre front. Que va devenir votre bonheur ? Pourquoi ◀l’▶être aimé vous manque-t-il ? Pourquoi s’éloigne-t-il ◀de▶ ◀l’▶image adorée ? S’il reste libre, ne va-t-il pas vous échapper ? Et si vous ◀l’▶enfermez, ne va-t-il pas souffrir, et peut-être bientôt vous haïr ? Alors vous ◀l’▶accuserez ◀d’▶une injustice dont il n’est pas plus responsable que vous ne ◀l’▶étiez ◀de▶ votre choix. Qu’il se détourne ◀de▶ vous pour un temps, voici ◀le▶ monde dépeuplé. Qu’il vous repousse, et vous voici comme exclu ◀de▶ ◀la▶ réalité. Mais il y a pire. ◀La▶ passion ◀la▶ plus forte est celle qui se nourrit ◀d’▶obstacles, et qui bientôt ◀les▶ crée s’ils viennent à faire défaut. Cet usage mystifiant ◀de▶ ◀la▶ réalité, qu’elle soit sociale, morale, ou naturelle, entraîne un mensonge essentiel qui corrompt secrètement ◀l’▶amour. Certes, ◀le▶ passionné affecte souvent une sorte ◀de▶ respect méticuleux ◀de▶ ◀la▶ vérité, dans toutes ◀les▶ occasions où il ◀le▶ peut sans compromettre son trésor secret : comme s’il cherchait à compenser par cette rigueur ◀la▶ licence absolue qu’il s’accorde dès qu’il s’agit ◀de▶ satisfaire ou ◀de▶ préserver sa passion. Madame Guyon rapporte qu’elle dut mentir un jour à son confesseur même, pour lui cacher un incident qui eût trahi son délire mystique ; mais qu’elle ne voulait pas que ses laquais fussent mis dans ◀le▶ cas ◀de▶ répéter ce même mensonge, car, dit-elle avec naïveté, « j’avais moi-même une horreur extrême pour ◀le▶ mensonge ».
Jalousie, injustice, état ◀de▶ mensonge constant, perte du sens des devoirs immédiats, faiblesses exaltées mimant ◀l’▶inspiration, — c’est peu dire, car ◀les▶ vrais tourments ◀de▶ ◀la▶ passion sont indicibles par essence, ou ne trouveraient à s’exprimer que par ◀les▶ paradoxes du langage mystique : joie consumante, feu qui glace, tortures aimées, ardeur cruelle, « tout et rien ». ◀Le▶ passionné finit par voir dans ses souffrances ◀le▶ signe même ◀de▶ ◀l’▶authenticité ◀de▶ sa passion. Alors il ne voit plus qu’il aime peut-être comme on hait, que sa tendresse avide tyrannise ou méprise, que ses dons sont autant ◀de▶ violences intimes, et qu’il en vient à souffrir davantage par ◀l’▶absence ◀de▶ ◀l’▶être aimé qu’il n’a ◀de▶ joie par sa présence…
Dans ce dédale ◀de▶ nos enfers privés, quel talisman pourrions-nous emporter pour déjouer ◀les▶ ruses sataniques ? Il faudrait être un saint pour traverser une grande passion sans réjouir ◀le▶ diable ou susciter ◀les▶ plus subtils ◀de▶ ses démons. Il faudrait une abnégation dont ◀les▶ plus grands mystiques furent seuls capables. Il faudrait surtout conserver ◀la▶ règle ◀d’▶or ◀de▶ ◀l’▶amour du prochain, ◀de▶ ◀l’▶Agapè qui seul peut brider notre Éros et ◀le▶ sauver ◀de▶ ses propres fureurs. Rien ◀de▶ moins ne saurait composer ◀les▶ exigences ◀d’▶une passion avec celles ◀de▶ ◀la▶ déficiente réalité, avec ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶être aimé et ◀le▶ respect ◀de▶ son mystère. Rien ◀de▶ moins ne suffirait pour construire ce chef-d’œuvre ◀de▶ ◀l’▶amour vrai : ◀l’▶alliance ◀de▶ deux êtres qui s’acceptent, qui ne sont plus l’un pour l’autre des prétextes, ou des images du délire intime, mais des amis jurés dont ◀l’▶amour est confiance. Contre cette alliance-là, ◀le▶ diable ne peut rien. « ◀L’▶amour parfait bannit ◀la▶ crainte. »
37. diable et sexe
◀Le▶ jeune lecteur qui parcourt ◀le▶ sommaire ◀de▶ ce livre se rue sur ◀le▶ chapitre 37. Voilà ◀le▶ point ! pense-t-il. Quel dommage ! J’ai peu de choses à dire, sur ce point-là, que je n’aie déjà dites sous d’autres formes.
Il est vrai que tout le monde s’imagine que ◀le▶ péché par excellence réside dans ◀la▶ sexualité. ◀L’▶illusion s’aperçoit ◀d’▶une manière assez simple : ◀la▶ sexualité est ◀le▶ domaine des tentations à la fois ◀les▶ plus sensibles et ◀les▶ plus communes. Assez peu ◀d’▶hommes sont réellement tentés ◀de▶ voler ◀le▶ portefeuille du voisin, mais presque tout homme s’est vu tenté ◀de▶ prendre ◀la▶ femme du voisin, soit en recourant aux raisons pathétiques — « c’est vital ! » — soit en se persuadant que « ça n’a pas ◀d’▶importance » ; ou ◀les▶ deux ensemble.
En vérité, ◀la▶ sexualité en soi n’est pas plus diabolique que ◀la▶ digestion ou ◀la▶ respiration. Si ◀la▶ majorité des Occidentaux se figurent que ◀le▶ péché originel fut ◀l’▶acte sexuel, dont ◀la▶ consommation ◀de▶ ◀la▶ pomme serait ◀le▶ symbole, c’est parce qu’ils assimilent ◀le▶ péché en général à ◀la▶ tentation par excellence, qui se trouve être à leurs yeux ◀la▶ sexualité. C’est une vue bien bornée du péché ! Car même dans ◀le▶ cas où ◀le▶ fruit mangé par Ève signifierait ce que ◀l’▶on croit, notez que ce n’est pas ◀le▶ geste ◀de▶ manger une pomme qui était mauvais aux yeux de ◀l’▶Éternel, ni ◀la▶ pomme en soi (au contraire), mais seulement ◀la▶ révolte ◀d’▶Ève et son désir ◀de▶ se diviniser à sa façon. Si ◀la▶ sexualité pouvait rester pure, c’est-à-dire purement animale, comme ◀les▶ autres fonctions du corps, ◀le▶ diable ne s’y mêlerait pas. Mais en fait elle se lie à ◀l’▶amour, et à ◀l’▶esprit, et c’est par là qu’elle va se pervertir et devenir à son tour source ◀de▶ perversion. ◀La▶ paillardise joyeuse est certainement l’une des formes ◀les▶ moins diaboliques du péché. Je n’en dirais pas autant ◀de▶ certaines amours pseudo-mystiques, nœuds ◀de▶ sophismes spirituels où ◀le▶ serpent se love avec délices.
◀La▶ sexualité se distingue des autres fonctions naturelles par un certain manque ◀de▶ nécessité. Il est nécessaire ◀de▶ manger et ◀de▶ respirer, et il est nécessaire que ◀le▶ sang circule, mais on peut vivre en restant chaste. ◀L’▶usage du sexe est donc en grande partie libre et conscient. D’autre part, il est lié à ◀la▶ créativité ◀de▶ ◀l’▶homme, il en est ◀l’▶aspect corporel, ◀le▶ symbole ou ◀le▶ signe physique. Or nous savons que si ◀l’▶homme peut pécher, c’est uniquement parce qu’il est libre, c’est-à-dire parce qu’il peut choisir ◀de▶ créer selon ◀l’▶ordre divin, ou au contraire selon ses propres utopies. C’est donc en tant qu’elle participe ◀de▶ notre libre créativité, comme ◀le▶ langage et ◀les▶ activités ◀de▶ ◀l’▶esprit, que ◀la▶ sexualité donne prise au diable. Et certes il ne s’y intrigue pas davantage que dans nos créations ◀les▶ plus abstraites. Il y est même plus aisément reconnaissable, et dans cette mesure moins dangereux. ◀La▶ sexualité ne devient proprement démoniaque que lorsque ◀l’▶esprit s’en empare, ◀la▶ contamine, ◀la▶ dénature, ou lui rend un culte obsédé.
◀L’▶idéalisation romantique ◀de▶ ◀l’▶amour dans ◀l’▶époque moderne, entraînant une pruderie morbide du langage et des bonnes mœurs, est certes pour beaucoup dans ◀la▶ crise sexuelle dont souffre toute ◀la▶ bourgeoisie. Au point qu’un Freud a cru pouvoir « tout expliquer » par ◀les▶ censures et refoulements ◀de▶ ◀la▶ morale en vigueur dans son milieu, et ◀de▶ son temps. ◀D’▶où ◀l’▶on devrait déduire que ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ prévenir ◀les▶ états ◀de▶ possession satanique et ◀les▶ névroses nées ◀de▶ troubles sexuels, serait simplement ◀la▶ franchise, non pas « scientifique » mais gaillarde.
Mais aussitôt ◀le▶ Malin se rattrape en proposant une licence absolue. Or, ◀l’▶absence ◀de▶ contraintes choisies rend ◀la▶ sexualité insignifiante, et déprime secrètement ◀l’▶humanité ◀de▶ ◀l’▶homme. ◀Le▶ sexe n’est pas plus divin qu’il n’est honteux, mais il est lié intimement aux fonctions ◀les▶ plus humaines ◀de▶ ◀l’▶homme, à ses pouvoirs ◀de▶ création dans tous ◀les▶ ordres, à ses jugements esthétiques ou moraux, à tout ce qui qualifie ◀l’▶individu et lui permet ◀de▶ se posséder en tant que personne responsable. ◀L’▶indifférence croissante que ◀l’▶on observe, dans ◀la▶ jeunesse américaine par exemple, à l’égard des pudeurs et interdits qui prêtaient à ◀l’▶acte sexuel ◀la▶ gravité ◀d’▶un engagement, cette espèce ◀d’▶insouciance morale se traduit moins par une libération que par une flagrante indigence dans ◀les▶ rapports humains fondamentaux. En présence de cet affadissement, ◀l’▶on serait tenté ◀de▶ regretter ◀le▶ temps où Satan proposait des combats plus féconds…
38. ◀L’▶Éternel féminin
◀L’▶amour n’est pas un crime, mais ◀le▶ diable s’en sert, et de préférence à toute autre passion, pour aveugler notre sens des valeurs. ◀Le▶ sexe n’est pas une honte, mais ◀le▶ diable y trouve ◀l’▶occasion ◀la▶ plus commune ◀de▶ nous faire abuser ◀de▶ notre liberté. Reste ◀la▶ femme, dont ◀l’▶homme ne se lassera jamais ◀de▶ faire un ange ou un démon. « Instrument dont use ◀le▶ diable pour posséder nos âmes », dit saint Cyprien, et Tertullien plus énergique : « Porte ◀de▶ ◀l’▶Enfer ! » Mais Goethe et tous ◀les▶ romantiques ◀la▶ divinisent. Souvenez-vous ◀de▶ ◀l’▶exaltation finale du Second Faust : « ◀L’▶Éternel féminin nous entraîne vers ◀les▶ hauteurs »…
En vérité, ◀la▶ femme n’est porte ◀de▶ ◀l’▶Enfer que pour ceux qui se laissent aller à voir en elle une porte du Ciel. Montaigne ◀le▶ dit bien, contre ◀les▶ romantiques ◀de▶ tous ◀les▶ temps : « Entre nous, ce sont choses que j’ai toujours vues ◀de▶ singulier accord : ◀les▶ opinions supercélestes et ◀les▶ mœurs souterraines. »
S’il y a quelque chose ◀de▶ démoniaque dans ◀la▶ femme, c’est sans doute moins dans sa nature que dans sa faculté ◀d’▶oublier cette nature, ◀de▶ se tromper sur elle, ou ◀de▶ laisser ◀les▶ autres s’y tromper. Qu’elle soit moins bien armée que ◀l’▶homme contre Satan, c’est ce que fait voir ◀le▶ récit ◀de▶ ◀la▶ Chute. Croyez bien que ce n’est point par politesse que ◀le▶ serpent s’adresse à Ève en premier lieu. Il ne fait jamais rien sans calcul. Mais voilà ce romantique ◀d’▶Adam qui s’y laisse prendre. Il s’imagine que ◀la▶ belle Ève, grâce à son intuition fameuse, a trouvé ◀le▶ chemin du Ciel. « Das ewig weibliche zieht uns hinan ! », dit-il ◀d’▶un air ému, et il mord dans ◀la▶ pomme. C’est à ce moment que ◀le▶ mal est vraiment « consommé ».
◀La▶ femme n’est pas plus diabolique que ◀l’▶homme, mais plus facilement égarée, parce qu’elle manque ◀d’▶objectivité, ◀de▶ sécheresse dans ◀l’▶appréciation, ◀de▶ distance par rapport au réel, ou en un mot : ◀de▶ rhétorique. Elle met trop peu de raison dans ◀l’▶exercice ému ◀de▶ sa charité, et trop peu ◀d’▶ironie dans ◀l’▶exercice occasionnel ◀de▶ sa raison. Elle manque ◀de▶ forme, et c’est à ◀l’▶homme ◀de▶ lui en donner. Mais si ◀l’▶homme au contraire se met à ◀l’▶adorer, à rendre un culte aux valeurs féminines, il prive ◀la▶ femme ◀de▶ ses appuis et transforme ◀la▶ tentation dans laquelle elle glissait en chute irrémédiable. C’est Ève qui a commencé. Mais c’est à cause ◀d’▶Adam que ◀les▶ choses ont si mal tourné.
Saint Paul dit que ◀le▶ mari est ◀le▶ chef ◀de▶ ◀la▶ femme, et que ◀la▶ femme sans ◀l’▶homme ne peut être sauvée. C’est une constatation bien plus qu’une prescription. (Saint Paul est ◀le▶ plus grand réaliste ◀de▶ tous ◀les▶ temps.) Mais ◀le▶ culte romantique ◀de▶ ◀la▶ femme a inverti cet ordre naturel. Trop ◀d’▶abus ◀de▶ pouvoir masculins, et trop ◀d’▶abdications aussi, ◀l’▶ont fait paraître tyrannique. Et toute ◀l’▶évolution sociale du siècle contraint ◀la▶ femme à une autonomie que ne prévoyait pas sa nature. Insensiblement, ◀l’▶homme renonce à exercer son rôle ◀de▶ chef. ◀La▶ femme ◀l’▶a persuadé qu’elle était opprimée. Il ◀la▶ croit, par fatigue, par gain ◀de▶ paix, ou par idéalisme mal placé. Tous ces facteurs ont créé dans nos mœurs un malaise fondamental. Une espèce ◀de▶ révolte sourde anime ◀la▶ femme contre sa condition. Dans cette liberté que ◀l’▶homme lui laisse, elle s’éprouve inconsciemment frustrée. ◀La▶ voici livrée à elle-même. ◀Le▶ jeu ou ◀la▶ complicité ◀de▶ ◀l’▶égoïsme masculin et ◀de▶ ◀l’▶astuce féminine en panique, multiplient des conflits inextricables. « ◀L’▶amour est à réinventer », comme toujours, mais pourra-t-on restaurer ◀le▶ mariage, et ◀les▶ relations sociales des deux sexes, à partir ◀d’▶un mensonge à ◀la▶ nature ?
◀L’▶expérience millénaire du couple permet ◀d’▶imaginer ce qui va se passer à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀la▶ société. ◀La▶ femme qui n’est plus dominée par ◀l’▶homme — que ◀la▶ faute en soit à ◀l’▶homme ou à elle-même — perd sa féminité ou devient son esclave. Dans ce dernier cas, elle ne conçoit sa « liberté » que sous ◀la▶ forme ◀d’▶une passion pure, indépendante ◀de▶ tout objet, méprisant, sans toujours se ◀l’▶avouer, celui qui s’offre à ◀la▶ fixer, — et ◀d’▶autant plus qu’il y parvient. Vis-à-vis ◀d’▶elle-même et ◀d’▶autrui, sa première défense est ◀de▶ dire « qu’elle ne sait pas ce qui lui arrive ». C’est une feinte, un mensonge ; elle sait très bien. Ou si vraiment elle ne sait pas, un démon ◀le▶ saura pour elle. Chez ◀l’▶homme qui se laisse aller à ce genre ◀d’▶argument, c’est une lâcheté plus naïvement sincère… Mais il en fait, hélas, une théorie. Tout amant romantique parle ici comme une femme, s’il n’est plus maîtrisé par ◀l’▶homme en lui.
Contre ◀les▶ romans et ◀les▶ films, et contre ◀l’▶opinion courante du temps, qui voient ◀le▶ signe ◀de▶ ◀la▶ vraie passion dans ◀le▶ cri « c’est plus fort que moi ! », ◀l’▶on voudrait dire cette chose très simple : — Cessez donc ◀d’▶aimer « malgré vous » et sachez un peu ce que vous faites, c’est une question ◀de▶ tenue morale, et c’est ◀la▶ condition ◀d’▶un amour authentique. N’imitez pas ◀le▶ mensonge féminin, sinon ◀les▶ femmes elles-mêmes finiront par s’y tromper, et ◀le▶ gâchis sera sans remède. Qu’elles rusent, bien, mais cela doit vous amuser. Si vous ◀le▶ prenez trop au sérieux, vous ◀les▶ perdrez et vous perdrez. Comme ◀le▶ montre ◀l’▶histoire suivante.
39. ◀La▶ bastonnade (dessin animé)
Ils s’aimaient tant qu’ils ne cessaient ◀de▶ dire : Comment peut-on s’aimer autant ? Un beau soir, elle se mit à ◀le▶ battre, et ◀le▶ laissa pour mort sur ◀la▶ descente ◀de▶ lit. Puis elle s’endormit, fatiguée. ◀Le▶ lendemain, il vivait encore. — Pourquoi t’ai-je battu ? lui dit-elle ? Si tu ne ◀le▶ sais pas, c’est que tu m’aimes bien mal. Défiguré par sa raclée, il ouvrit des yeux mornes et dit : — Je t’aime encore, épargne-moi. Elle se détourna pour cacher ◀le▶ sourire qui tordait ses lèvres, et pour pleurer.
◀Le▶ soir, elle ◀le▶ battit encore. Puis elle lui dit : — Ta révolte m’excède. Pourquoi me torturer ? Laisse-moi donc seule. Elle ◀le▶ jeta par ◀la▶ fenêtre.
Lorsqu’il revint après quelques semaines, il dit : — Mon œil gauche est perdu, et mes côtes cassées me font encore souffrir, ne m’en veux pas si je gémis parfois en t’embrassant.
— Ah ! fit-elle, j’ai peut-être été sotte, mais ◀les▶ épreuves nous grandissent. Dis-moi maintenant pourquoi je t’ai battu ?
Comme il ouvrait ◀la▶ bouche pour répondre, elle ◀le▶ frappa si fort qu’elle lui cassa ◀les▶ dents. Il aurait bien voulu parler, mais ◀la▶ douleur tordait ◀les▶ mots avant qu’ils aient quitté sa langue. Il essaya ◀de▶ dire : — Je t’aime, et prononça quelque chose comme : — Putain.
Alors elle ◀le▶ prit dans ses bras, ◀le▶ caressa et ◀l’▶embrassa. Et comme il s’endormait heureux, elle lui donna un coup de poing sur ◀l’▶œil droit.
Maintenant, il est presque aveugle. — Pourquoi donc t’ai-je battu ? lui dit-elle chaque matin. Je ne suis pas méchante, et je t’aimais. Pourtant je t’ai battu, je te battrai encore. Dis-moi pourquoi j’ai besoin ◀de▶ te battre ?
Mais lui pense dans sa tristesse : — Si je lui dis qu’elle ne m’aime pas, elle ◀le▶ croira. Si je lui dis : — « Cesse donc ◀d’▶être méchante », elle me demandera pourquoi elle est méchante. Or je ◀l’▶ignore. Elle me battra de nouveau. Quand elle m’aura tué, elle sera désespérée et je ne veux pas qu’elle soit désespérée. ◀Le▶ mieux serait ◀de▶ ◀la▶ quitter. Mais alors nous ne saurons jamais.
Il se tait. — Cet homme ne m’aime pas, pense ◀la▶ femme. Allons en battre un autre.
Moralité.
40. Situations sans issue
◀L’▶histoire que ◀l’▶on vient de lire peut être celle ◀d’▶un couple, mais aussi, ◀d’▶une certaine manière, celle des relations ◀de▶ ◀l’▶Allemagne et ◀de▶ ◀l’▶Europe, ou ◀d’▶une masse quelconque et du Prince. Ou encore, elle figure ◀le▶ conflit permanent, dans ◀le▶ cœur ◀d’▶un individu, entre ◀le▶ besoin ◀d’▶anarchie et ◀le▶ besoin ◀de▶ conservation. Parabole ◀de▶ ◀la▶ démission des puissances ◀d’▶ordre dans ◀le▶ monde moderne. Même histoire, mêmes conflits sur tous ◀les▶ plans, aujourd’hui que ◀la▶ crise mondiale s’identifie, parce qu’elle a ◀les▶ mêmes sources, avec ◀la▶ crise ◀de▶ nos vies privées. Nous sommes au centre ◀de▶ tout ◀le▶ mal dès que nous ◀l’▶atteignons dans notre cœur. Lorsque nos circonstances individuelles ou politiques, nos drames intimes ou cette guerre universelle, se révèlent comme des situations sans issue, reconnaissons ◀l’▶œuvre du diable. Il intervient, pour ◀les▶ porter au pire, dans ◀les▶ circonstances limites où, pour ne point faillir, il eût fallu ◀l’▶héroïque vigilance ◀d’▶un saint. Ah ! mais jamais un saint ne se fût laissé tomber dans une situation pareille !
Descendons maintenant au dernier cercle : dans cet enfer né du vertige et ◀de▶ ◀l’▶effroi sinistre ◀de▶ ◀l’▶orgueil, ◀l’▶enfer ◀de▶ ◀la▶ passion qui n’a pas ◀d’▶autre objet que ◀le▶ malheur qu’elle va créer, en vertu de sa logique folle et des sophismes du Néant qui néantit.
41. ◀Le▶ coup de pistolet
Je me crois en Enfer, donc j’y suis.
Rimbaud.
Évidemment, je n’aurais pas dû entrer. On fait ◀de▶ ces bêtises, par négligence, croit-on. Bref, je suis entré, c’était tout juste pour voir si par hasard elle était là. Vous savez que c’est compliqué, ce bâtiment. Des couloirs et des escaliers partout, un labyrinthe. Je suivais ◀les▶ tapis rouges, et ◀les▶ lampes rouges, comme lorsqu’on choisit une couleur au jeu ◀de▶ cartes, rouge ou noir. J’arrive à ◀la▶ salle ◀de▶ lecture. Il n’y avait que des feuilles ◀de▶ papier blanc sur ◀les▶ tables, et tout le monde lisait. Je dis : — Est-elle ici ? Quelqu’un ◀l’▶a-t-il vue ?
Ils me regardent ◀d’▶un air vexé. Un valet s’approche rapidement et me dit à voix basse : — Puisque Monsieur est venu, et puisque Monsieur demande si elle est ici, elle y est évidemment. Mais je rappelle à Monsieur ◀la▶ règle du club : ni questions ni réponses.
Je ne savais plus que dire, parce que j’avais une chose à dire. D’ailleurs, même si je n’avais dit que : Fine day to-day, c’eût été une sorte ◀de▶ question ou ◀de▶ réponse. Je pensais que ◀le▶ mieux serait ◀de▶ m’en aller sans bruit. Mais vous connaissez ces couloirs. Et je ne voulais pas être mis à ◀la▶ porte ! Naturellement, j’aurais dû pousser la première porte venue, sans y penser, et je serais sorti comme j’étais entré. Mais ◀le▶ fait est que je pensais à sortir, et par ◀la▶ bonne porte. Voilà ◀la▶ faute. ◀L’▶inévitable se produisit au bout de quelques heures. J’étais épuisé, j’avais faim et soif, je ne rencontrais plus personne. Je suis un fumeur invétéré. Ma dernière cigarette était brûlée. Je me dis : — Puisque c’est absurde, pourquoi ménager quoi que ce soit ?
C’était ◀la▶ question par excellence ! ◀Le▶ résumé ◀de▶ toutes mes erreurs, si vous voulez. Je trouve ◀la▶ porte du bureau directorial. J’entre comme un fou et je crie : — Pourquoi ?
◀Le▶ directeur était assis face à ◀la▶ porte et me regardait comme s’il n’avait rien entendu. Nous nous sommes dévisagés un certain temps : je ne trouvais pas son regard, il me semblait que ce regard fuyait très loin dans ses yeux et me rejoignait par-derrière, je ne puis ◀l’▶expliquer autrement. ◀D’▶une certaine manière, c’était mon propre regard qui traversait ses yeux et revenait sur ma nuque. À l’instant où je ◀l’▶ai compris, il a tiré.
— Eh bien oui, je suis là, dit-elle. (Je tenais sa main. Je sentis qu’elle avait ◀de▶ ◀la▶ fièvre.) Je suis là parce que tu es venu, tout simplement.
Nous étions couchés chez nous. Je ne sais combien ◀de▶ temps cela va durer. Elle délire et j’ai cette balle dans ◀le▶ cœur.
Et voici que maintenant, je ne puis plus poser ◀de▶ question.
Car si vous me dites que c’est une vraie balle que j’ai dans ◀le▶ cœur, il est évident que je suis mort. Et si vous me dites que ◀la▶ balle n’est pas plus réelle que ce qui s’est passé dans ◀la▶ maison, vous supprimez à la fois toutes ◀les▶ questions possibles, et donc toute possibilité ◀de▶ réponse à quoi que ce soit. Laissez-moi donc seul. C’est mon ordre. Et si vous ne me croyez pas, je vais tirer !
42. Ce livre est-il sans issue ?
◀Le▶ monde va finir. ◀La▶ seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent ◀le▶ contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que ◀le▶ monde a désormais à faire sous ◀le▶ ciel ?
Baudelaire
Que ce Rien soit enfin mon ordre ! C’est ◀le▶ cri même du désespoir, et c’est ◀l’▶autosadisme ◀de▶ ce siècle. Tout est faux mais tout est réel. Puisqu’on en meurt de plus en plus. C’est un cauchemar mais sans réveil possible. C’est ◀le▶ cauchemar ◀de▶ ◀la▶ réalité. ◀La▶ guerre existe autour de nous, elle est fausse, impossible et réelle. Elle nous dépasse et nous ◀l’▶avons créée. À tel et tel moment, dans un passé récent, pouvions-nous arrêter ◀le▶ glissement, renverser ◀les▶ fatalités ? Nous ◀le▶ pouvions, nous n’avons pas su. Nous ◀le▶ pouvions peut-être et nous n’y avons pas cru. Peut-être aussi que rien n’était possible. Ces pensées augmentent ◀l’▶amertume. Elles nous suggèrent ◀l’▶idée ◀d’▶une possession… Est-ce nous vraiment qui avons laissé ◀les▶ choses en venir là ? Si ce n’est pas nous, qui ◀d’▶Autre ? Ah, nous sommes tous complices !
Mais alors pourquoi mourrons-nous ? Pour ce passé que nous n’avons pas aimé assez pour ◀l’▶empêcher ◀de▶ se perdre ? Pour un avenir que nous devinons à peine et savons encore moins créer ? Pour cette démocratie qui ne croyait qu’au bonheur ? Mais voudrait-on mourir pour garder du bonheur ? Pour quelle foi plus valable que ◀la▶ vie ? Et si nous ne voulons pas ◀de▶ foi, pour quelle vie plus valable que ◀la▶ foi ? C’est couru, notre monde agonise, il a sa balle dans ◀le▶ cœur, quoi qu’il arrive. Mais pour quoi vivions-nous naguère, et pour quoi mourrons-nous demain ? Nous ne pouvons plus reculer, c’est clair, on nous attaque ! En avant donc, il n’y a plus rien à perdre ! Cet « en avant » qui ne sait pas où il va…
Je me souviens des temps heureux — notre illusion. « Vous ne mourrez plus ! », nous disait l’Autre. Et cela du moins nous paraissait imaginable, cela ressemblait à quelque chose dont nous avions une idée naturelle, ◀le▶ bonheur, ◀le▶ progrès, ◀la▶ durée vers ◀le▶ mieux… Mais nous mourons, c’est toujours surprenant. Cela paraît absurde et révoltant. Il est dur ◀de▶ se défaire ◀de▶ ◀l’▶idée qu’on était né pour vivre heureux. Jadis ◀la▶ tragédie n’était qu’un accident, une chose qui arrive aux autres, et dans ◀les▶ livres ; et ◀la▶ voilà substance ◀de▶ nos vies. Encore un navire torpillé et comme ◀le▶ dit ◀l’▶Amirauté : « The next of kin of casualties… », ◀les▶ familles des victimes ont été informées. (Grand développement ◀de▶ ◀l’▶information dans notre siècle !) Qu’on nous informe donc, une fois pour toutes, que nous sommes tous ◀de▶ ◀la▶ famille, et que nous sommes aussi ◀les▶ victimes ! « Vous êtes tous membres ◀les▶ uns des autres », dit ◀l’▶Évangile. Nous sommes tous dans ◀le▶ bateau qui coule, et en même temps nous sommes tous dans ◀le▶ bateau qui vient ◀d’▶envoyer ◀la▶ torpille. Ce n’est pas une image, hélas, c’est simplement une vue ◀d’▶ensemble. (Tôt et tard confondus, ou plutôt embrassés ◀d’▶un seul regard.) Que faudra-t-il encore pour que nous comprenions ◀l’▶étendue ◀de▶ ◀la▶ catastrophe, et qu’elle est vraiment sans limites ? Et qu’il n’y a qu’une humanité ? Et que c’est elle qui se torpille et se bombarde ? Et que tout est inextricable et sans issue ? Que tout est faux, impossible, et réel.
On me dit : « Il y a ◀les▶ bons et ◀les▶ méchants, nous sommes ◀les▶ bons, n’embrouillez donc pas tout. » Je sais, nous sommes en guerre, et il s’agit ◀de▶ gagner. Mais à quel Bien et à quel Mal avons-nous cru, pour montrer tout ◀d’▶un coup tant ◀d’▶assurance ? Se faire tuer pour ◀la▶ liberté ◀d’▶avoir ses propres opinions, c’est magnifique, mais c’est aussi mettre ces opinions à bien haut prix. Valaient-elles ◀le▶ grabuge où nous sombrons ?…
J’ai décrit ◀l’▶œuvre ◀de▶ Satan, et cela finit dans un cauchemar qui ressemble à s’y méprendre à notre époque. Mais si vous ne croyez pas au diable, je me demande à quel Mal vous croyez. Contre quoi lutterez-vous jusqu’à ◀la▶ mort ? Car ◀la▶ mort est un absolu… Avec quel bien pensez-vous triompher du mal immense qui envahit ◀la▶ terre ? ◀Le▶ moindre mal sera-t-il plus fort que ◀le▶ mal même dans son éclat ?
Et si vous croyez à Satan, vous savez bien qu’il est aussi dans vous : intelligence avec ◀l’▶ennemi ! Et si j’y crois, je sais qu’il est aussi dans moi. Il est donc aussi dans mon livre. Alors pourquoi ◀l’▶écrire ? Comment s’en délivrer ? Dira-t-on que je suis un fou qui croit voir ◀le▶ diable partout ? D’autres ne savent ◀le▶ voir nulle part. C’est plus dangereux. N’auraient-ils pas regardé ◀l’▶époque ? Or ce livre est ◀l’▶époque, je ◀le▶ crains. Un peu plus clair seulement, un peu plus dépouillé, c’est-à-dire dévêtu des oripeaux tout-faits ◀de▶ ◀l’▶illusion — c’est peut-être sa cruauté. Mais si ◀l’▶époque est sans issue, si ◀le▶ cauchemar est vrai cette fois, s’il n’est plus ◀de▶ réveil possible, pourquoi ◀le▶ dire et troubler davantage ? « Ôter ses vêtements dans un jour froid, c’est dire des chansons à un cœur attristé…13 »
Mais j’entendais un chant plein ◀de▶ force et ◀de▶ grâce, quelque part au secret ◀de▶ ◀la▶ vie, quand ◀la▶ clameur du néant s’abaissait, quelque part au-dessus ◀de▶ ◀la▶ mort, comme une grande fugue puissante et soutenue, quand tout semblait perdu, gâché et sans remède, un chant profond qui ne cesse jamais, inaltérable et dominant, ah ! taisons-nous, ◀le▶ voici qui revient, et ce n’est pas encore notre consolation, mais il est plus dur que ◀la▶ mort et ◀le▶ mutisme ◀de▶ ◀la▶ mort, il est plus pur que nos douleurs, je ◀l’▶ai nommé : cantique au bleu du ciel.