La▶ gloire (mars 1943)e
(Nous ◀le▶ connaissions un peu, et pensions ◀le▶ connaître. ◀La▶ lecture ◀de▶ ses papiers posthumes nous ◀le▶ révèle bien différent. Il fallait certes s’y attendre, et pourtant ◀l’▶on demeure surpris. C’est que tout, dans ses livres, — surtout ◀les▶ plus sincères — semblait exclure ◀les▶ préoccupations que trahit son journal intime. Peut-être ◀le▶ secret ◀d’▶une différence aussi curieuse est-il caché dans ◀les▶ passages ◀de▶ ces cahiers que nous allons transcrire ici. ◀De▶ ces fragments ◀de▶ dates diverses, ◀l’▶on ne verra point se dégager ◀de▶ conclusions tout à fait claires : il y a trop ◀de▶ contradictions. Mais c’est ce qui peut intéresser. Une attitude aussi profondément ambiguë, vis-à-vis de ◀la▶ gloire, n’est pas sans entretenir ◀les▶ plus curieux malentendus entre un auteur et ses lecteurs. Or il se peut que ce soit ◀l’▶attitude ◀de▶ la plupart des écrivains modernes.)
J’ai vécu pour ◀la▶ gloire — dit ◀le▶ prince André — et qu’est-ce que ◀la▶ gloire, si ce n’est aussi ◀l’▶amour du prochain, ◀le▶ désir ◀de▶ lui être utile et ◀de▶ mériter ses louanges ? J’ai donc vécu pour ◀les▶ autres, et mon existence est perdue, perdue sans retour ; depuis que je vis pour moi, je vis pour moi, je suis plus calme… ◀Les▶ autres, c’est ◀le▶ prochain, comme ◀la▶ princesse Marie et toi vous ◀l’▶appelez, ◀le▶ prochain, cette grande source ◀d’▶iniquité et ◀de▶ mal ! ◀Le▶ prochain, ◀le▶ sais-tu, ce sont ◀les▶ paysans ◀de▶ Kiew, que tu rêves ◀de▶ combler ◀de▶ bienfaits. (Tolstoï, ◀La▶ Guerre et ◀la▶ Paix.)
Cette page m’avait séduit par sa mauvaise humeur. En ◀la▶ copiant, je n’y vois plus que sophismes. Non, ◀la▶ gloire, ce n’est pas ◀l’▶amour mais au contraire ◀le▶ mépris du prochain. ◀Le▶ Prince André n’a pas trouvé ◀de▶ prochains, car il n’a cherché qu’un public. C’est ◀le▶ public qui donne ◀la▶ gloire à celui qui ◀le▶ méprise assez pour ◀le▶ flatter. Tandis que ◀la▶ princesse Marie, qui a vraiment aimé son prochain, n’en n’a pas reçu ◀de▶ gloire et n’en demandait point. Aussi ne pense-t-elle pas qu’elle a « perdu sa vie ».
Liszt à ◀la▶ fin ◀d’▶un concert triomphal, s’incline et prononce à mi-voix : « Je suis ◀le▶ serviteur du public, cela va sans dire. » C’est à cela qu’on donne ◀la▶ gloire. Et ceux qui ne ◀la▶ briguent point risquent fort ◀de▶ se rendre antipathiques. Jamais ◀la▶ foule n’a jugé ridicule que ◀l’▶on affiche un amour ◀de▶ ◀la▶ gloire même excessif pour ◀le▶ talent qu’on a. ◀La▶ foule ne tient pour glorieux que ceux qui prennent le soin de parler ◀de▶ leur gloire. Chateaubriand eut ◀de▶ ◀la▶ gloire, mais non Stendhal. Madame de Staël en eut, mais non Constant (comme écrivain). Or personne ne lit plus ◀Les▶ Martyrs ni Corinne, et tout le monde croit aimer ◀La▶ Chartreuse et Adolphe. Mais ce jugement sur ◀le▶ talent, changé du tout, n’entraîne pas que ◀l’▶on change ◀le▶ jugement sur ◀la▶ gloire. ◀La▶ gloire est donc un mythe : j’entends que son pouvoir et sa grandeur ne dépendent ◀d’▶aucune raison, et paraissent même n’en point souffrir. Fama crescit eundo : minuit praesentia famam. Toute gloire est donc aliénée. Celle ◀d’▶un Chateaubriand n’est pas à lui, ni à son œuvre, mais au public qui ◀la▶ lui prête parce que d’abord ◀l’▶auteur s’y est prêté. Quant à moi, je suis trop égoïste pour me laisser aller à ce jeu-là. Je me sentirais dépossédé. C’est que je veux être aimé pour moi-même, tel que je suis et non point tel que me désire leur goût sentimental ◀de▶ « ◀l’▶Art ».
Mais comme tout se complique et se retourne ! Celui qui veut ◀la▶ gloire, est-ce qu’il manquerait ◀d’▶orgueil ? Serait-il plus humble que moi ? Et ◀l’▶orgueilleux que je suis, ne donne-t-il pas une preuve ◀d’▶amour à son audience en exigeant ◀d’▶elle plus ◀de▶ noblesse ? Dire : je néglige ◀la▶ gloire, c’est dire : je vous néglige, vous qui donnez ◀la▶ gloire pour prix ◀d’▶une complaisance. Mais c’est dire aussi : je vous aime, puisque je vous veux moins vulgaires que vous n’êtes.
Celui qui ne veut pas ◀la▶ gloire telle que ◀la▶ donne une foule à qui ◀la▶ flatte, n’est-ce pas qu’il veut ◀la▶ gloire telle que lui seul serait capable ◀de▶ se ◀la▶ décerner ?
◀L’▶idée moderne ◀de▶ ◀la▶ gloire nous vient, dit-on, ◀de▶ ◀la▶ Renaissance. Glorieux est celui qui s’affirme en différant, bien plus qu’en excellant. C’est donc ◀l’▶individu qui se distingue, — n’importe où. (Crimes commis pour s’acquérir ◀la▶ gloire, fréquents dans ◀l’▶Italie du xve siècle.) ◀Le▶ besoin ◀de▶ ◀la▶ gloire est donc né ◀d’▶une sorte ◀de▶ maladie du sens social. C’est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶amour du prochain. ◀L’▶individu qui cherche ◀la▶ gloire n’a plus souci ni même conscience du voisin qu’il pourrait aider (c’est ◀le▶ prochain), mais seulement du voisin qu’il peut utiliser. Il cherche des admirateurs, des confirmateurs ◀de▶ son être. C’est que ◀l’▶acte ◀de▶ s’écarter ◀d’▶une communion ou ◀d’▶une communauté, écarte aussi ◀de▶ soi, et ◀l’▶on éprouve alors ◀le▶ besoin ◀de▶ se faire confirmer.
Un homme en communion active avec ◀les▶ hommes qui ◀l’▶entourent ne songerait pas à rechercher ◀la▶ gloire. Car ◀la▶ gloire est ce qui sépare. Mais il chercherait ◀l’▶excellence, à son rang et selon ses astres. Ainsi ◀les▶ héros et ◀les▶ rois sont ◀les▶ auteurs ◀de▶ leur éclat. Ils donnent et ne demandent rien. Et ce qu’ils donnent fait toute ◀la▶ renommée du peuple. (Aujourd’hui c’est ◀l’▶inverse qu’on observe ; c’est ce que donne ◀la▶ foule qui fait ◀la▶ gloire ◀d’▶un homme.)
◀La▶ gloire antique était virile, comme ◀le▶ don. Alexandre exemplaire, plus beau que tous, plus fort et plus heureux que tous, n’était pas séparé mais au sommet. Sa gloire était dans son destin, gagée par une mesure universelle que ses actions comblaient exactement. Mais notre gloire ne saurait être mesurée : c’est une rumeur, c’est une publicité, une espèce ◀d’▶inflation provisoire. Elle n’est pas grande, mais exagérée, mobile, nerveuse, sentimentale. Et voici qui est plus grave : elle est ressentie comme flatteuse. C’est donc quelque chose ◀de▶ vulgaire. ◀De▶ fait, je ne connais pas ◀de▶ gloire moderne dont on ne puisse démontrer par quels moyens elle fut acquise : toujours au prix ◀d’▶une vulgarité. (Zones ◀de▶ bassesse chez ◀d’▶Annunzio ; c’est là, non pas dans ◀la▶ beauté ◀de▶ son œuvre, que s’est constituée sa gloire.)
Et cependant, je me suis surpris à désirer une gloire qui ne m’ennuierait pas. Non point ◀la▶ leur, mais celle que je pourrais rejoindre, telle que je ◀la▶ connais depuis toujours, moi seul.
Un dieu n’a pas besoin ◀d’▶adorateurs pour rayonner et se réjouir ◀de▶ son être. Oui, c’est bien là ◀le▶ privilège ◀d’▶un dieu. Et ◀la▶ vraie gloire.
Qu’est-ce que ◀l’▶incognito ? Il y a là quelqu’un qui a ◀de▶ ◀la▶ valeur ; on ne ◀le▶ sait pas. ◀La▶ gloire moderne, c’est à peu près ◀l’▶inverse. Mais ne serait-ce pas aussi ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ sauver son incognito en se donnant ◀l’▶air, précisément, ◀d’▶y renoncer ?
Autre avantage ◀de▶ ◀la▶ gloire : elle confère ◀le▶ droit ◀d’▶être banal. Tant pis si beaucoup en abusent…
Hypothèse : ◀l’▶expérience intime ◀de▶ ◀la▶ gloire précède toujours sa manifestation.
◀L’▶ambitieux ne vaut rien pour ◀la▶ gloire. Il ne peut aboutir qu’au succès. Il reste sous ◀l’▶empire ◀de▶ ◀la▶ comparaison.
Beaucoup ◀d’▶hommes n’imaginent pas qu’on puisse avouer sa vanité, ou bien ils croient que ce serait naïf ; et si ◀l’▶on avoue son orgueil, ils croient que c’est par vanité.
Je suis homme : donc vaniteux, naïf, retors, orgueilleux, etc. Quel avantage à feindre ? ◀La▶ plus sotte vanité étant assurément ◀d’▶essayer ◀de▶ faire croire qu’on n’en a point. Si ◀l’▶on condamne sa propre vanité, ◀le▶ mieux pour s’en débarrasser serait ◀d’▶en parler ouvertement. Comme un menteur qui dirait : « Je vous avertis que je vais mentir, pour telle et telle raison aisément vérifiable. » Ce serait instructif et amusant.
Je veux ma gloire, et je ne ◀l’▶avoue jamais, — je fais ◀le▶ modeste — ◀d’▶où vient cette pudeur ?
Je ne veux pas ◀la▶ gloire pour vous éblouir, vous que j’aime et qui me connaissez. Vous savez ce que je suis, et si vous appreniez un jour que j’ai ◀de▶ ◀la▶ gloire, que sauriez-vous alors ◀d’▶essentiel que dès maintenant vous ne sachiez ? Ou c’est que vous vous tromperiez, croyant par d’autres ce que vous ne croyez point par vous-mêmes — et je ne veux pas ◀l’▶erreur. Ou bien veux-je cette erreur-là ?
Certes — mais non comme une erreur —, je veux cela.
Qu’est-ce donc que « gloire », dont ◀la▶ prononciation, pour peu ◀d’▶emphase que j’y prête, me fait venir ◀les▶ larmes aux yeux ? Gloire et lumière, gloire ou mystère, gloire et mort lumineuse, gloire et ce triomphal accord clamé, ou cet instant plutôt qui est au seuil ◀de▶ sa résolution fondamentale — quel est ce seuil, et que nous ouvrent, sur quel ciel, ◀les▶ symphonies ?
Je n’ose pas dire que je veux être Dieu. Ce serait là, pourtant, ma vérité, ◀la▶ vérité ◀de▶ mon mensonge. Est-ce à cause que mon nom est : mensonge, que je voudrais ◀la▶ gloire et ne sais pas pourquoi ? Ou n’ose pas savoir pourquoi…
Ce que je n’ose pas savoir est angoisse. Angoisse est ◀le▶ nom du secret que je sers sans oser ◀le▶ servir, parce que je sais que son nom est mensonge, et que c’est moi qui ne suis rien.
Ainsi Dieu est mon adversaire. C’est lui seul qui s’oppose à ma gloire, et qui me sauve malgré moi ◀de▶ mon triomphe. Il n’y a qu’un seul Dieu, celui qui dit Je suis. Ce sera Dieu, ou ce sera moi. Si c’est moi, ce ne sera rien. Si c’est Dieu, je ne serai rien. Si Dieu me tue, il sera tout, et tout sera. Ainsi, ô Dieu, délivrez-moi ◀de▶ ◀la▶ gloire !
Mais cette prière m’émeut encore comme ◀la▶ gloire !
1938