Rhétorique américaine (juin-juillet 1943)f g
L’▶Amérique m’a fait prendre conscience ◀de▶ bien des choses qui allaient de soi dans notre Europe, et qui me sont révélées dans ce pays, parce que c’est leur contraire, ici, qui va de soi.
Parmi ◀la▶ douzaine ◀de▶ bouquins que j’ai pu emporter ◀de▶ Paris, il y avait ◀le▶ Journal ◀d’▶André Gide. Chaque fois que j’en relis quelques pages, je suis frappé par ◀le▶ souci qu’y montre Gide ◀d’▶une écriture durable et ◀d’▶une œuvre ◀d’▶avenir. Il n’accepte ◀de▶ rompre avec une tradition que pour en fonder une nouvelle, qui se révélera sans doute conforme à ◀la▶ tradition ◀de▶ ◀la▶ langue, à son génie ◀le▶ plus vivace. Gide craint ◀d’▶inclure ◀l’▶actualité dans un ouvrage, parce que c’est elle qui risque ◀de▶ vieillir en premier lieu. Ce souci, cette arrière-pensée, sont étrangers à ◀la▶ littérature américaine, trop jeune pour craindre ◀les▶ atteintes du temps. On n’écrit pas un livre pour qu’il dure, en Amérique, mais d’abord pour qu’il frappe et qu’il agisse, au maximum, dans ◀le▶ plus court délai. Signe ◀de▶ santé ◀d’▶une culture.
◀Le▶ journaliste est ◀l’▶homme pour qui ◀le▶ lendemain n’existe pas, remarquait encore André Gide. Dans ce sens élargi du mot, mais en retirant à ◀l’▶épithète toute qualité dépréciative, on pourrait appeler journalistes bon nombre ◀d’▶excellents auteurs américains. Ils n’y verraient, à juste titre, aucun reproche. Car ◀l’▶Amérique a fait du journalisme un art par une révolution trop ignorée ◀de▶ ◀l’▶Europe. Un art qui n’exclut pas une poésie très drue, et qui possède une rhétorique, un « art ◀de▶ persuader » étrangement efficace. ◀La▶ connaissance ◀de▶ ses règles techniques permet ◀de▶ pénétrer certains secrets ◀de▶ ◀la▶ littérature contemporaine ◀de▶ ce pays. Secrets ◀de▶ style et ◀de▶ composition.
◀La▶ rhétorique française veut qu’un discours, un essai ou un simple article, soient introduits par quelques précautions verbales, qui créent une atmosphère ou orientent ◀l’▶esprit. ◀La▶ rhétorique américaine écarte ces prudences et ces cérémonies. Elle considère comme un poids mort nos formules ◀de▶ présentation ou ◀de▶ congé. Un article ◀de▶ magazine américain commence presque obligatoirement par une anecdote étonnante, une énumération ◀de▶ faits bruts, ou quelques chiffres impressionnants. C’est ◀la▶ Catch Phrase, ◀la▶ phrase-qui-attrape et qui vous jette ◀de▶ but en blanc dans ◀l’▶humanité vive du sujet, saisi par son côté sensationnel. ◀L’▶article ensuite ne se déroulera pas suivant un plan logique, mais suivant ◀la▶ ligne de plus immédiate efficacité. Là où ◀l’▶écrivain français cherche à vous convaincre par ◀la▶ rigueur ou ◀l’▶élégance ◀de▶ ses déductions, ◀l’▶écrivain américain cherche à vous entraîner par ◀la▶ dramatisation (Dramatizing) ◀de▶ sa matière. ◀Le▶ style français triomphe dans ◀la▶ litote et ◀le▶ raccourci, ◀le▶ style américain dans ◀l’▶effet ◀de▶ choc ou ◀d’▶accumulation lyrique. L’un s’attache à ◀la▶ construction statique, l’autre au rythme. ◀L’▶esprit français tend à dégager ◀l’▶essentiel, ◀l’▶esprit américain à ◀l’▶engager dans ◀le▶ concret, à ◀le▶ sensibiliser, à ◀l’▶illustrer. ◀L’▶anecdote révélatrice, ◀le▶ Human Touch, sont régulièrement préférés par un directeur ◀de▶ revue américaine à ◀la▶ « formule heureuse » condensant et généralisant des observations que ◀l’▶on néglige ◀de▶ rapporter en détail.
Au séminaire ◀de▶ Short Stories (histoires brèves, nouvelles) ◀d’▶une grande université américaine, on enseigne aux étudiants à éviter toute expression « intellectuelle » du réel, à cultiver ◀l’▶expression concrète ou sensorielle. N’écrivez pas : « John entra dans ◀la▶ banque. » Mais décrivez ◀la▶ sensation qu’il éprouve au moment où ses semelles-crêpe marquent ◀d’▶une empreinte poussiéreuse ◀le▶ moelleux tapis du hall ◀d’▶entrée, etc. Exemple caricatural ◀d’▶un mode ◀d’▶expression qui donnerait, avec beaucoup de talent, une page ◀de▶ Faulkner, un poème ; avec moins ◀de▶ talent, un long roman.
◀De▶ cet ouvrage, ◀la▶ critique américaine ne dira pas souvent : c’est bien écrit, mais plutôt : c’est effective, agissant. Et ◀d’▶une idée ◀l’▶on ne demandera pas seulement qu’elle soit juste, mais qu’elle soit inspiring, stimulante.
Tout cela donne une littérature plus apte qu’aucune autre à ◀l’▶expression du dynamisme aventureux ◀de▶ notre siècle. Entre ◀la▶ sensation et ◀le▶ sensationnel, elle fait preuve ◀d’▶un incomparable pouvoir ◀d’▶émotion. Mais elle attend encore son style intellectuel.
J’ai tenté ◀de▶ définir deux attitudes. Comment juger ? ◀De▶ ◀la▶ littérature qui veut agir dans ◀l’▶immédiat, ou ◀de▶ celle qui se préoccupe davantage ◀de▶ durer, laquelle a ◀le▶ plus ◀de▶ chance ◀d’▶avenir dans ◀le▶ monde où nous allons entrer ? Je n’en sais rien. Mais je suis sûr que ◀l’▶écrivain français et ◀l’▶écrivain américain ont beaucoup à apprendre l’un ◀de▶ l’autre. Ils m’apparaissent complémentaires comme ◀la▶ virilité et ◀la▶ féminité, ◀la▶ couleur et ◀le▶ dessin, ◀la▶ poussée vitale et ◀la▶ retenue formelle. Et j’entrevois ◀les▶ plus féconds échanges entre ces deux principes ◀de▶ toute civilisation, que polarisent nos deux littératures : tradition et actualité, mise en ordre et mise en mouvement. ◀De▶ leur alliance naît ◀la▶ Liberté.