Les▶ tours du diable II : ◀Le▶ menteur (22 octobre 1943)j
◀L’▶homme seul, dans toute ◀la▶ Création, peut dire ce qui n’est pas et mentir par ses actes.
◀Le▶ minéral repose où il fut composé, ◀la▶ plante pousse où se fixa ◀la▶ graine, ◀les▶ animaux muets sont prisonniers de ◀l’▶ordre intarissablement prodigue et infaillible de ◀l’▶instinct. Mais ◀l’▶homme a reçu ◀le▶ pouvoir de parler, de créer et de dénaturer. Par ◀la▶ grâce du langage, il peut dire vrai ; par ◀la▶ faute du langage, il peut ◀le▶ contredire. Il peut créer dans ◀le▶ prolongement des perspectives de ◀la▶ Création, il peut aussi créer à tort et à travers. Il peut être un agent responsable de ◀la▶ nature naturante, mais il peut aussi faire ◀la▶ grève, se révolter, et fabriquer ◀l’▶anti-nature ou dénature.
Cette duplicité de nos pouvoirs constitue notre liberté. Elle en est à la fois ◀le▶ signe et ◀la▶ condition nécessaire. Elle est notre gloire équivoque.
C’est par ◀la▶ liberté, à cause d’elle, et dans elle, que nous avons ◀le▶ pouvoir de pécher. Car pécher c’est tricher avec ◀l’▶ordre, opposer à ◀la▶ loi divine nos dérogations égoïstes, fautes de calcul et courtes vues intéressées. Pécher c’est fausser quelque chose dans ◀l’▶ordonnance du cosmos. C’est toujours en quelque manière dire un mensonge ou ◀l’▶opérer.
Par ◀le▶ langage ◀l’▶homme est libre. Par ◀le▶ langage il peut mentir. Par sa liberté seule il peut pécher. Et ◀le▶ péché n’est qu’un mensonge. Mais ◀le▶ mensonge proféré nous lie…
Comprenons maintenant que ◀le▶ diable ne pourrait rien sans notre liberté. Car c’est par nous seulement qu’il agit dans ◀le▶ monde, et c’est en provoquant ◀l’▶abus de notre liberté qu’il agit en nous et nous lie. Si Ève n’avait pas été libre de manger cette pomme interdite, Ève n’aurait pu pécher, ni Adam après elle.
Ainsi ◀la▶ gloire de ◀l’▶homme étant sa liberté, il est clair que c’est en ce point que ◀le▶ Malin devait atteindre notre orgueil et s’insérer dans nos défenses ◀les▶ plus secrètes. ◀La▶ parole nous étant donnée pour répondre à ◀la▶ vérité, et pour ◀l’▶étendre et confirmer par ◀la▶ vertu du témoignage, il est clair que ◀la▶ grande ambition satanique devait être de s’emparer de ◀la▶ parole dans notre bouche, pour altérer ◀le▶ témoignage dans sa source. Et c’est pourquoi ◀la▶ Bible dit, énergiquement, que lorsque nous mentons, c’est ◀le▶ diable lui-même qui « tire sa langue dans notre langue ».
Mais il est deux manières de mentir, comme il est deux manières de tromper un client. Si ◀la▶ balance marque 980 grammes, vous pouvez dire : c’est un kilo. Votre mensonge restera relatif à ◀la▶ mesure invariable du vrai. Si ◀le▶ client contrôle, il peut voir qu’on ◀le▶ vole, et vous savez de combien vous ◀le▶ volez : une vérité reste juge entre vous. Mais ◀le▶ démon vous induit à fausser ◀la▶ balance elle-même, c’est ◀le▶ critère du vrai qui est dénaturé, il n’y a plus de contrôle possible. Et peu à peu vous oublierez que vous trichez. Parions même que vous mettrez vos scrupules à faire des pesées rigoureuses, peut-être à rajouter quelques pincées « pour ◀le▶ bon poids », pour ◀le▶ sourire de ◀l’▶acheteur et ◀la▶ satisfaction de votre vertu. C’est là ◀le▶ mensonge pur, ◀l’▶œuvre propre du diable. À partir de ◀l’▶instant où vous faussez ◀la▶ mesure même de ◀la▶ vérité, toutes vos « vertus » sont au service du mal et sont complices de ◀l’▶œuvre du Malin.
« ◀Le▶ diable est menteur et ◀le▶ Père du mensonge », dit ◀l’▶Évangile tel qu’on ◀le▶ cite d’ordinaire. Ceci concerne le premier mensonge, celui qui se borne à taire ◀la▶ vérité (tout en ne cessant de ◀la▶ connaître) ou à ◀la▶ nier (tout en sachant que, pour si peu, elle ne cesse pas d’exister). Mais ◀le▶ texte original de ce passage est infiniment plus étrange. « ◀Le▶ diable est menteur, nous dit-il, et il est ◀le▶ père de son propre mensonge. » Par ici nous entrons au mystère du mal. ◀Le▶ père de son mensonge est celui qui ◀l’▶engendre, ◀le▶ conçoit par ses propres œuvres, en abusant d’une vérité qu’il rejette aussitôt qu’avilie et qui mourra du monstre mis au monde. Monstrueuse création du mensonge, car ◀le▶ mensonge, par essence, n’est pas ! C’est une espèce de décréation. C’est ◀le▶ trompe-l’œil et ◀le▶ sonne-creux de ◀l’▶invention bâtarde et de ◀l’▶art inauthentique. ◀Le▶ diable est ◀le▶ père du faux art, de toutes ces œuvres qui ne sont « ni bien ni mal », parce que ◀l’▶acte dont elles naquirent supprime ◀les▶ mesures mêmes du beau. Il n’y a plus de fautes de goût possible là où n’existe plus de goût comme il n’y a plus de crime possible ◀la▶ où n’existe plus de Loi. Peut-être ici découvrons-nous ◀la▶ raison dernière du mensonge : c’est toujours ◀le▶ désir d’innocence utopique. ◀Le▶ mensonge ordinaire n’était que ◀l’▶omission ou ◀la▶ contradiction d’une vérité, qui subsistait ailleurs et nous jugeait encore. Mais ◀le▶ mensonge diabolique tue ◀le▶ juge. Il ne part que de soi, et ne prolifère qu’en autarcie, comme une monade cancéreuse, introduisant dans ◀l’▶univers ce sophisme de pure angoisse : ◀le▶ mensonge d’aucune vérité.