Les▶ tours du diable III : diable et sexe (29 octobre 1943)k
◀Le▶ jeune lecteur — et peut-être aussi ◀le▶ moins jeune — se dira : Tiens, voilà un sujet… Quel dommage ! Sa curiosité pourrait bien être déçue. Voyons.
Tout le monde s’imagine que ◀le▶ péché par excellence réside dans ◀la▶ sexualité. ◀L’▶illusion s’aperçoit ◀d’▶une manière assez simple : ◀la▶ sexualité est ◀le▶ domaine des tentations à la fois ◀les▶ plus sensibles et ◀les▶ plus communes. Assez peu ◀d’▶hommes sont réellement tentés ◀de▶ voler ◀le▶ portefeuille du voisin, mais presque tout homme s’est vu tenter ◀de▶ prendre ◀la▶ femme du voisin, soit en recourant aux raisons pathétiques — « c’est vital ! » —, soit en se persuadant que « ça n’a pas ◀d’▶importance » ; ou ◀les▶ deux ensemble.
En vérité, ◀la▶ sexualité en soi n’est pas plus diabolique que ◀la▶ digestion ou ◀la▶ respiration. Si ◀la▶ majorité des Occidentaux se figurent que ◀le▶ péché originel fut ◀l’▶acte sexuel, dont ◀la▶ consommation ◀de▶ ◀la▶ pomme serait ◀le▶ symbole, c’est parce qu’ils assimilent ◀le▶ péché en général à ◀la▶ tentation par excellence, qui se trouve être à leurs yeux ◀la▶ sexualité. C’est une vue bien bornée du péché ! Car même dans ◀le▶ cas où ◀le▶ fruit mangé par Ève signifierait ce que ◀l’▶on croit, notez que ce n’est pas ◀le▶ geste ◀de▶ manger une pomme qui était mauvais aux yeux de ◀l’▶Éternel, ni ◀la▶ pomme en soi (au contraire), mais seulement ◀la▶ révolte ◀d’▶Ève et son désir ◀de▶ se diviniser à sa façon. Si ◀la▶ sexualité pouvait rester pure, c’est-à-dire purement animale, comme ◀les▶ autres fonctions du corps, ◀le▶ diable ne s’y mêlerait pas. Mais en fait elle se lie à ◀l’▶amour, et à ◀l’▶esprit, et c’est par là qu’elle va se pervertir et devenir à son tour source ◀de▶ perversion. ◀La▶ paillardise joyeuse est certainement l’une des formes ◀les▶ moins diaboliques du péché. Je n’en dirais pas autant ◀de▶ certaines amours pseudo-mystiques, nœuds ◀de▶ sophismes spirituels où ◀le▶ serpent se love avec délices.
◀La▶ sexualité se distingue des autres fonctions naturelles par un certain manque ◀de▶ nécessité. Il est nécessaire ◀de▶ manger et ◀de▶ respirer, et il est nécessaire que ◀le▶ sang circule, mais on peut vivre en restant chaste. ◀L’▶usage du sexe est donc en grande partie libre et conscient. D’autre part, il est lié à ◀la▶ créativité ◀de▶ ◀l’▶homme, il en est ◀l’▶aspect corporel, ◀le▶ symbole ou ◀le▶ signe physique. Or nous savons que si ◀l’▶homme peut pécher, c’est uniquement parce qu’il est libre, c’est-à-dire parce qu’il peut choisir ◀de▶ créer selon ◀l’▶ordre divin, ou au contraire selon ses propres utopies. C’est donc en tant qu’elle participe ◀de▶ notre libre créativité, comme ◀le▶ langage et ◀les▶ activités ◀de▶ ◀l’▶esprit, que ◀la▶ sexualité donne prise au diable. Et certes il ne s’y intrigue pas davantage que dans nos créations ◀les▶ plus abstraites. Il est même plus aisément reconnaissable, et dans cette mesure moins dangereux. ◀La▶ sexualité ne devient proprement démoniaque que lorsque ◀l’▶esprit s’en empare, ◀la▶ contamine, ◀la▶ dénature, ou lui rend un culte obsédé.
◀L’▶idéalisation romantique ◀de▶ ◀l’▶amour dans ◀l’▶époque moderne, entraînant une pruderie morbide du langage et des bonnes mœurs, est certes pour beaucoup dans ◀la▶ crise sexuelle dont souffre toute ◀la▶ bourgeoisie. Au point qu’un Freud a cru pouvoir « tout expliquer » par ◀les▶ censures et refoulements ◀de▶ ◀la▶ morale en vigueur dans son milieu, et ◀de▶ son temps. ◀D’▶où ◀l’▶on devrait déduire que ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ prévenir ◀les▶ états ◀de▶ possession satanique et ◀les▶ névroses nées ◀de▶ troubles sexuels, serait simplement ◀la▶ franchise, non pas « scientifique » mais gaillarde.
Mais aussitôt ◀le▶ Malin se rattrape en proposant une licence absolue. Or, ◀l’▶absence ◀de▶ contraintes choisies rend ◀la▶ sexualité insignifiante, et déprime secrètement ◀l’▶humanité ◀de▶ ◀l’▶homme. ◀Le▶ sexe n’est pas plus divin qu’il n’est honteux, mais il est lié intimement aux fonctions ◀les▶ plus humaines ◀de▶ ◀l’▶homme, à ses pouvoirs ◀de▶ création dans tous ◀les▶ ordres, à ses jugements esthétiques ou moraux, à tout ce qui qualifie ◀l’▶individu et lui permet ◀de▶ se posséder en tant que personne responsable. ◀L’▶indifférence croissante que ◀l’▶on observe, dans ◀la▶ jeunesse américaine par exemple, à l’égard des pudeurs et interdits qui prêtaient à ◀l’▶acte sexuel ◀la▶ gravité ◀d’▶un engagement, cette espèce ◀d’▶insouciance morale se traduit moins par une libération que par une flagrante indigence dans ◀les▶ rapports fondamentaux. En présence de cet affadissement, ◀l’▶on serait tenté ◀de▶ regretter ◀le▶ temps où Satan proposait des combats plus féconds…