Les▶ tours du diable V : ◀Le▶ tentateur (12 novembre 1943)m
« ◀Le▶ serpent était ◀le▶ plus rusé ◀de▶ tous ◀les▶ animaux des champs que ◀l’▶Éternel Dieu avait faits. Il dit à ◀la▶ femme : Dieu a-t-il réellement dit : vous ne mangerez pas ◀de▶ tous ◀les▶ arbres du jardin ? ◀La▶ femme répondit au serpent : nous mangeons du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit ◀de▶ ◀l’▶arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, ◀de▶ peur que vous n’en mouriez. Alors ◀le▶ serpent dit à ◀la▶ femme : vous ne mourrez point. Mais Dieu sait que ◀le▶ jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant ◀le▶ bien et ◀le▶ mal. » (Gen. 3:1 à 5)
Voyez : avant ◀la▶ tentation proprement dite, il y a ◀le▶ doute ! Le premier procédé du démon, c’est ◀de▶ jeter un doute sur ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ loi divine, et donc sur ◀la▶ réalité elle-même et ses structures. « Dieu a-t-il réellement dit ?… » Sitôt que cette incertitude est insinuée dans un esprit, ◀la▶ possibilité ◀d’▶une tentation s’entrouvre. Car il n’y a pas ◀de▶ tentation là où n’existe aucune possibilité ◀d’▶imaginer quelque autre chose que ◀l’▶état ◀de▶ fait. On dit bien : ◀l’▶occasion fait ◀le▶ larron. Vous n’êtes pas tenté ◀d’▶aller dans ◀la▶ lune, parce que vous savez que c’est absolument impossible. Mais vous seriez probablement tenté ◀d’▶y aller, si ◀l’▶on vous suggérait quelque moyen ◀de▶ ◀le▶ faire. Ève ne pensait même pas à manger cette pomme avant que ◀le▶ serpent n’ait mis en doute ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶ordonnance ◀de▶ Dieu. À ◀l’▶origine ◀de▶ toute tentation, il y a ◀l’▶occasion entrevue ◀d’▶aller à ◀la▶ divinité par un plus court chemin que celui du réel ; par un chemin que ◀l’▶on inventerait soi-même, en dépit des interdictions que posent ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ Création, ◀l’▶ordre divin et ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶homme.
Et voici le deuxième temps ◀de▶ ◀la▶ tentation :
« ◀La▶ femme vit que ◀l’▶arbre était bon à manger et agréable à ◀la▶ vue, et qu’il était précieux pour ouvrir ◀l’▶intelligence : elle prit ◀de▶ son fruit et en mangea. » (Gen. 3:6)
Voyez : ce n’est pas ◀le▶ mal en soi qui tente, mais c’est toujours un bien qu’on imagine, et même un meilleur bien que celui que Dieu offre, un bien que ◀l’▶on se figure « mieux fait pour soi ». Ève ne fut pas tentée par une chose mauvaise, mais par une fort belle et bonne pomme, agréable à ◀la▶ vue et précieuse pour ◀l’▶esprit. Elle ne fut pas tentée par ◀le▶ désir ◀de▶ nuire, mais ◀l’▶idée ◀de▶ se diviniser, ce qui paraît en somme une excellente idée. Par malheur, pour quelque raison littéralement fondamentale, Dieu n’aimait pas cette idée-là et ◀l’▶excluait ◀de▶ sa réalité. Manger cette pomme et se diviniser ◀de▶ cette manière convoiteuse, il se trouvait qu’aux yeux de Dieu c’était un mal…
Ainsi ◀la▶ tentation est toujours utopie — si ◀l’▶utopie est ◀l’▶imagination, puis ◀le▶ désir ◀d’▶un bien que ◀le▶ réel condamne et que ◀le▶ plan divin ne prévoit pas. Satan, lorsqu’il tente ◀le▶ Christ, lui propose trois utopies, trois moyens ◀de▶ gagner ◀le▶ monde par un plus court chemin que ◀le▶ sentier ◀de▶ Golgotha. À ◀l’▶origine, ◀le▶ « méchant » n’est pas celui qui agit par méchanceté (à ses propres yeux tout au moins). Mais c’est celui qui se persuade que ◀le▶ bien qu’il a conçu vaut mieux que ◀le▶ vrai bien. « ◀Le▶ méchant fait une œuvre qui ◀le▶ trompe. » Or, c’est parce qu’il se trompe d’abord que son œuvre va ◀le▶ tromper. ◀La▶ réalité méprisée se vengera automatiquement. ◀Le▶ péché est une faute, mais faute signifie tout à la fois erreur et chute.
C’est plus tard, c’est après plusieurs générations ◀de▶ pécheurs dans ◀l’▶histoire, ou ◀de▶ péchés dans une vie, que ◀le▶ mal finira par exister en soi, apparence encore, mais active, contre nature devenue seconde nature. Et c’est à ce moment-là que Baudelaire peut écrire : « ◀L’▶homme et ◀la▶ femme savent ◀de▶ naissance que dans ◀le▶ mal se trouve ◀la▶ volupté… ◀La▶ volupté unique et suprême gît dans ◀la▶ certitude ◀de▶ faire ◀le▶ mal. » Mais ici se sont déclenchés ◀les▶ mécanismes compliqués ◀de▶ ◀la▶ perversion, ◀de▶ ◀l’▶autopunition ◀d’▶une conscience déchirée, et du désir enfin ◀de▶ se détruire. Se détruire pour s’innocenter ! Pour échapper, à sa manière encore, aux conséquences du mal que ◀l’▶on a fait ; pour se châtier soi-même sans réparer. C’est ◀le▶ mystère du suicide et ◀la▶ logique ◀de▶ Judas, ◀la▶ suprême utopie.