Les▶ tours du diable VIII : ◀Le▶ diable démocrate (3 décembre 1943)p
◀Le▶ xixe siècle, sans s’en douter, a remplacé ◀la▶ Providence par ◀le▶ progrès automatique. Devant ◀les▶ résultats présents de cette croyance quasi universelle dans ◀les▶ masses et ◀l’▶élite, ◀l’▶on est induit à reconnaître que ◀le▶ Progrès automatique n’était qu’un déguisement du diable. Non pas qu’aucun progrès réel soit diabolique en soi ! Mais si ◀l’▶on s’abandonne au rêve du Progrès, laissant aller ◀les▶ choses avec ◀l’▶arrière-pensée fataliste et réconfortante que tout s’arrangera de soi-même, dans ◀l’▶ensemble et à la longue, alors ◀le▶ Progrès devient ◀le▶ plus dangereux des soporifiques, une véritable drogue du démon, l’un de ses nouveaux noms.
Nous avons cru à ◀la▶ bonté foncière de ◀l’▶homme. Par gentillesse pour ◀les▶ autres, évidemment… Mais c’est toujours une manière de croire aussi à sa propre bonté. Et donc de s’aveugler sur ◀le▶ mal que ◀l’▶on porte en soi. Et donc de ne pas se soucier de ◀la▶ présence active du démon. Et donc enfin de lui laisser ◀le▶ champ libre pour nous duper.
Nous avons cru que ◀le▶ mal était relatif dans ◀le▶ monde, qu’il provenait d’une mauvaise répartition des biens, d’une éducation mal comprise, de lois inadéquates, ou de refoulements et d’injustices qui pouvaient être éliminés par des mesures adroites. Toutes ces croyances, en grande partie superstitieuses, ont eu pour principal effet de nous aveugler sur ◀la▶ réalité de ◀l’▶homme, c’est-à-dire sur ◀la▶ réalité essentielle du mal enraciné dans notre liberté, dans nos données premières, dans ◀la▶ nature et dans ◀la▶ définition même de ◀l’▶homme en tant qu’il est humain.
Nous avons été optimistes par principe, et presque par savoir-vivre, dirait-on, malgré tous ◀les▶ démentis de ◀la▶ réalité. Cet optimisme n’est pas ◀la▶ confiance naïve de ◀l’▶enfant, mais une espèce de mensonge. Exactement : une fuite devant ◀le▶ réel. Car dans ◀le▶ réel, nous savons bien qu’il y a du mal, qu’il y a ◀l’▶action du diable. Mais cela nous scandalise et nous effraye. Alors nous essayons de conjurer ◀le▶ mal en ◀le▶ niant : c’est encore ◀la▶ mentalité magique. Nous pensons que celui qui dénonce ◀le▶ mal comme fondamental doit être lui-même très méchant. Nous croyons qu’en avouant ◀le▶ mal, nous ◀le▶ créons d’une certaine manière. Nous préférons ne pas insister. Nous « refoulons », dirait Freud. Cette fuite et ce mensonge inconscients, nous rendent incapables de comprendre ce qui se passe dans ◀le▶ monde, et nous livrent aux ruses ◀les▶ plus simples du Malin.
Nous avons éliminé de notre existence bourgeoise ◀le▶ sens du tragique, pour nous tourner exclusivement vers ◀la▶ recherche du confort et des vertus moyennes.
De même que nous disions, en présence d’un miracle du bien : trop beau pour être vrai ! nous disions en présence de certaines descriptions du mal : trop affreux pour être vrai ! Cependant c’était vrai, mais cela nous gênait. Nous ◀l’▶écartions irrésistiblement de nos pensées…
Car si ce « trop affreux » eût été vraiment vrai, il eût fallu agir d’urgence et sans réserve ; et si nous nous étions mis à agir sans réserve, nous aurions vu très vite que ce mal avait des racines dans nos vies aussi, et que d’une certaine manière, nous ◀l’▶aimions ! Voilà ◀le▶ grand secret.
◀Le▶ diable a réussi à faire croire aux démocrates qu’ils n’aimaient pas du tout ◀le▶ mal, qu’ils ne ◀le▶ désiraient nullement, qu’ils étaient bons et ◀les▶ autres méchants, et que c’était tellement simple… Comme je voudrais que cela soit aussi simple ! Ne fût-ce que pour ◀le▶ moral militaire. Car, ainsi qu’aimait à ◀le▶ répéter un fameux général autrichien, Conrad von Hötzendorf : « Tout ce qui n’est pas aussi simple qu’une gifle ne vaut rien pour ◀la▶ guerre. » C’est sans doute vrai pour une armée. Mais cette guerre-ci oppose bien plus que des armées. Elle oppose des conceptions de ◀la▶ vie. C’est une espèce de guerre civile mondiale. Elle sera perdue si nous perdons d’abord ◀le▶ sens de ◀la▶ réalité morale.
L’une des leçons claires qui se dégagent des événements actuels me paraît être celle-ci : ◀la▶ haine purement sentimentale du mal qui est chez autrui peut aveugler sur ◀le▶ mal que ◀l’▶on porte en soi, et sur ◀le▶ sérieux du mal en général. ◀La▶ condamnation trop facile du méchant qui est en face peut recouvrir et favoriser beaucoup de complaisance intime à cette même méchanceté. Je pense aux vertueuses indignations du puritain tenté et qui se fait une caricature du vice d’autrui pour éviter de ◀le▶ reconnaître en lui-même.
… C’est pourquoi nous dirons aujourd’hui aux braves démocrates :
— Regardez ◀le▶ diable qui est parmi nous ! Cessez de croire qu’il ne peut ressembler qu’à vos ennemis, car c’est à vous-mêmes qu’il s’arrangera toujours pour ressembler ◀le▶ plus ! C’est en vous seulement que vous ◀le▶ prendrez sur ◀le▶ fait. Et alors seulement, vous serez en état de ◀la▶ dépister chez autrui, et de ◀l’▶y combattre avec succès. Car alors seulement, vous serez guéris de votre naïveté invraisemblable devant ◀le▶ danger totalitaire. Vous pourrez échapper à ◀l’▶hypnose.