Les▶ tours du diable IX : « Nous sommes tous coupables » (10 décembre 1943)q
Chacun sait que ◀les▶ « primitifs » ◀de▶ ◀la▶ Mélanésie, victimes des plus célèbres études sociologiques du siècle, ont coutume ◀de▶ personnifier ◀les▶ forces mauvaises qui ◀les▶ menacent, ◀les▶ causes des crimes, des accidents, ◀de▶ ◀la▶ stérilité ou ◀de▶ ◀la▶ mort. Que ce soit un sorcier, un profanateur du sacré, un animal, un nuage, un bout ◀de▶ bois colorié, toujours ◀la▶ cause du mal dont souffrent ces sauvages est indépendante ◀d’▶eux-mêmes.
À ◀l’▶inverse, ◀le▶ christianisme s’est efforcé depuis des siècles ◀de▶ nous faire comprendre que ◀le▶ Royaume ◀de▶ Dieu est en nous, que ◀le▶ Mal aussi est en nous, et que ◀le▶ champ ◀de▶ leur bataille n’est pas ailleurs que dans nos cœurs. Cette éducation a largement échoué. Nous persistons dans notre primitivisme. Nous rendons responsables ◀de▶ nos maux ◀les▶ gens ◀d’▶en face, toujours, ou ◀la▶ force des choses. Si nous sommes révolutionnaires, nous croyons qu’en changeant ◀la▶ disposition ◀de▶ certains objets — en déplaçant ◀les▶ richesses, par exemple — nous supprimerons ◀les▶ causes des maux du siècle. Si nous sommes des capitalistes, nous croyons qu’en déplaçant vers nous ces mêmes objets, nous sauverons tout. Si nous sommes ◀de▶ braves démocrates, inquiets ou optimistes, nous croyons qu’en rôtissant quelques dictateurs, profanateurs du droit, ou « sorciers », nous rétablirons ◀la▶ paix et ◀la▶ prospérité. Nous sommes encore en pleine mentalité magique. Comme ◀de▶ petits enfants en colère, nous battons ◀la▶ table à laquelle nous nous sommes heurtés. Ou comme Xerxès, nous flagellons ◀les▶ eaux ◀de▶ ◀l’▶Hellespont, à grands coups ◀de▶ discours sur ◀les▶ ondes courtes.
Nous oublions ce fait fondamental : c’est qu’en réalité nos adversaires ne diffèrent pas essentiellement ◀de▶ nous. Car tout homme porte dans son corps (et dans son âme) ◀les▶ microbes ◀de▶ toutes ◀les▶ maladies connues, et ◀de▶ bien d’autres. Anéantir ◀les▶ signes extérieurs ◀de▶ ◀la▶ menace ne serait nullement suffisant pour nous en délivrer. Ces signes personnifient des possibilités qui existent en nous aussi, des tentations latentes qui pourraient bien se développer un jour, à ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ misère ou ◀de▶ ◀la▶ fatigue, ou ◀de▶ quelque déséquilibre temporaire.
◀L’▶adversaire est toujours en nous.
Et c’est pourquoi je pense que ◀le▶ chrétien véritable serait cet homme qui n’aurait ◀d’▶autre ennemi à craindre que celui qu’il loge en lui-même.
Mais voici une remarque des plus simples : personne n’a jamais prétendu qu’il agissait par mauvaise volonté. Nous sommes tous des « hommes ◀de▶ bonne volonté ». Pourtant voyez ce qui se passe dans ◀le▶ monde, et dites qui ◀l’▶a fait. ◀Le▶ diable ? Oui, mais par nos mains et nos pensées. C’est ici ◀le▶ moment ◀de▶ nous rappeler notre slogan démocratique : Tous ◀les▶ hommes se valent ! Certes, il y a des degrés dans ◀le▶ mal, il y a des inégalités dans ◀la▶ responsabilité. Mais nous sommes tous dans ◀le▶ mal, nous sommes tous ◀les▶ complices des plus grandes responsables du monde.
Cependant, évitons à tout prix un malentendu menaçant. ◀L’▶intention des remarques précédentes n’est nullement ◀de▶ justifier « ◀les▶ autres », que ◀l’▶on avait d’abord accusés ◀de▶ tout ◀le▶ mal ; ni ◀de▶ nous fourrer tous dans ◀le▶ même sac, sans distinctions…
Je veux dire ceci : nous sommes tous coupables dans ◀la▶ mesure où nous ne reconnaissons pas et ne condamnons pas en nous aussi ◀la▶ mentalité totalitaire, c’est-à-dire ◀la▶ présence active et personnelle du démon dans nos passions, dans notre besoin ◀de▶ sensation, dans notre crainte des responsabilités, dans notre inertie civique, dans notre lâcheté vis-à-vis du grand nombre, ◀de▶ ses modes et ◀de▶ ses slogans, dans notre ignorance du prochain, dans notre refus enfin ◀de▶ tout Absolu qui transcende et qui juge nos intérêts « vitaux » (comme ils ◀le▶ sont toujours…).
Mais, si je ressemble à un criminel, cela ne justifie pas ◀le▶ criminel, cela me condamne.
Et puisqu’il faut combattre ◀le▶ crime, je ne dirai pas que je vais laisser courir ◀le▶ criminel ◀d’▶en face, pour mieux me livrer d’abord à ma réforme intérieure ! Je dirai au contraire que ◀la▶ lutte pour me réformer et ◀la▶ lutte pour empêcher ◀le▶ criminel ◀de▶ poursuivre ses méfaits, sont une seule et même lutte.
Que servirait ◀de▶ gagner cette lutte en moi seulement, puisque ◀le▶ criminel risquerait ◀de▶ me supprimer ? Que servirait ◀de▶ ◀la▶ gagner hors de moi seulement, puisque je risquerais ◀de▶ devenir à mon tour un autre criminel ? Il n’y a qu’un crime, en moi et hors de moi. C’est ◀le▶ même diable !
Et ceci n’est qu’un post-scriptum à ◀l’▶adresse des pacifistes : « Nous sommes tous coupables, me disent-ils, donc nous n’avons pas ◀le▶ droit moral ◀de▶ nous battre contre celui que nous tenons pour un coupable. » — Nous sommes tous coupables, certes, mais si nous en sommes persuadés, il ne nous reste plus qu’à combattre ◀le▶ mal, en nous et hors de nous ; c’est ◀le▶ même mal ! En nous par des moyens spirituels et moraux, hors de nous par des moyens matériels et militaires, conformément à ◀la▶ nature du péril. Si quelqu’un met ◀le▶ feu à une maison, il faut des pompiers, coupables ou non, pour éteindre ◀l’▶incendie ; et des policiers, coupables ou non, pour arrêter ◀l’▶incendiaire. Or ◀l’▶histoire nous a mis, bon gré mal gré, dans ◀le▶ rôle technique des pompiers et des gendarmes. Cela ne fait pas ◀de▶ nous des saints. Cela n’implique même pas que nous soyons « meilleurs que ◀les▶ autres ». Mais nous serons sûrement pires si nous ne faisons pas notre métier.