Les tours du diable X : Le diable homme du monde (17 décembre 1943)r
Qui donc disait que le diable est un monsieur très bien ? Entre les gens du monde et le Prince de▶ ce monde, les mots suggèrent, dans presque toutes les langues, certaines complicités particulières. Et le peuple, inspiré peut-être par les traditionnels avertissements ◀de▶ la chaire chrétienne, a toujours vu dans la « mondanité » quelque chose ◀de▶ vaguement satanique. Il imaginerait volontiers un diable en cravate blanche et monoclé.
Le diable, dit un proverbe espagnol, n’est pas à craindre parce qu’il est si méchant, mais parce qu’il est si vieux. C’est ce que l’on peut penser aussi des gens du monde, et ◀de▶ la sagesse mondaine en général. Elle a son charme et son utilité ; mais elle est vieille, elle est trop avertie, elle offre trop ◀de▶ recettes éprouvées : elle finit par ne plus croire au bien, ni au sérieux, ni à la naïveté, cette insondable ruse des cœurs purs qui leur permet ◀de▶ passer au travers des cercles vicieux ◀de▶ la raison et ◀de▶ l’égoïsme « bien compris ».
La fonction normale ◀de▶ la vie mondaine serait ◀de▶ maintenir et ◀d’▶illustrer un certain nombre ◀de▶ devises ◀d’▶élégance morale et ◀de▶ sagesse pratique. Il n’y a rien là ◀de▶ diabolique, tout au contraire. Le jeu mondain, s’il est bien joué, ménage autant ◀de▶ liberté qu’il ne suppose, dit-on, ◀d’▶hypocrisie. Il a le charme reposant des formes fixes. Mais le mondain qui n’est que cela inspire une sorte ◀d’▶effroi furtif, révélateur ◀d’▶une présence perverse au sein même ◀de▶ l’insignifiance. L’exactitude impitoyable ◀de▶ ses jugements, qui ne portent d’ailleurs que sur des apparences ; sa capacité ◀d’▶éliminer froidement ce qui n’est pas conforme aux goûts appris ; sa propension presque maniaque à n’attacher ◀de▶ l’importance qu’à un détail fortuit dans un être ou une œuvre ; tous ces traits qui pourraient dénoter l’exigence ◀d’▶un artiste véritable, prennent soudain quelque chose ◀de▶ satanique lorsque l’on s’aperçoit ◀de▶ la stérilité du personnage, et des effets stérilisants qu’entraîne sa fréquentation. Ce n’est pas le goût ni même le pédantisme ◀de▶ la forme qui est satanique, c’est le goût ◀de▶ la forme imitée.
Le milieu mondain le plus suavement correct et moral peut fort bien être préféré par le diable à ces milieux bohèmes et ◀de▶ mœurs relâchées qui se croiraient volontiers damnés. C’est, je crois, parce que, dans le monde, un miracle paraît plus qu’ailleurs improbable.