Les▶ tours du diable XI : ◀Le▶ diable dans nos dieux (24 décembre 1943)s
Nous avons parlé ◀de▶ ◀l’▶incognito du diable. Mais il existe aussi un incognito divin, et c’est ◀l’▶Incarnation, c’est-à-dire Dieu caché autant que révélé dans ◀l’▶homme Jésus. Quelques-uns seulement surent reconnaître ◀le▶ Christ dans ◀le▶ fils ◀de▶ Joseph, charpentier ◀de▶ village. Mais ◀l’▶incognito et ◀l’▶alibi du diable sont exactement inverses : c’est dans ◀l’▶image ◀de▶ nos dieux qu’il va se dissimuler, au cœur même ◀de▶ nos idéaux et ◀de▶ nos vérités trop humaines, dans ◀les▶ religions que nous confabulons en dehors de ◀la▶ foi révélée. ◀Le▶ diable nous empêche ◀de▶ reconnaître Dieu dans Jésus-Christ, mais à ◀l’▶inverse, il nous empêche aussi ◀de▶ nous reconnaître dans nos idoles.
Voici comment ◀les▶ hommes s’enchaînent aux dieux qu’ils créent. Ceux qui ne ◀l’▶ignoraient pas ont renié ◀la▶ Révélation. Dès lors ils en étaient réduits à inventer Dieu. Mais on n’invente que ce que ◀l’▶on est sans ◀le▶ savoir. Ils ont donc inventé un « Dieu » qui était ◀le▶ moi conscient ou inconscient ◀de▶ ses croyants. Une image ◀de▶ leur impérialisme, ou une compensation rêvée ◀de▶ leurs défauts. Et ce fut ◀le▶ Dieu ◀de▶ ◀la▶ raison pour ◀les▶ tempéraments rationalistes, ◀le▶ Dieu ◀de▶ ◀l’▶instinct et ◀de▶ ◀la▶ passion pour ◀les▶ hypercivilisés, ◀le▶ Dieu du succès pour ◀les▶ robustes puritains, ◀le▶ Dieu philanthrope pour ◀les▶ avares et ◀les▶ timides, etc. Tout ceci pour ◀la▶ bourgeoisie et ◀le▶ siècle individualiste.
◀Les▶ suivants, nos contemporains, moins hypocrites que leurs prédécesseurs, n’ont pas parlé ◀de▶ « Dieu ». Mais ils ont dit Nation, ou Race, ou Classe. Dans ces trois entités divinisées, ◀le▶ moi n’est plus déguisé qu’en un nous.
Et ces trois entités ont ceci ◀de▶ commun : elles ne sont responsables ◀de▶ rien devant personne, s’étant faites elles-mêmes ◀les▶ critères ◀de▶ toute vérité purement humaine, et décrétant qu’il n’est plus ◀d’▶autre vérité. Or, aux yeux de ceux qui ◀les▶ servent, ◀l’▶homme n’existe qu’en elles et par elles. Dans ◀la▶ mesure où nous leur obéissons, nous ne sommes donc plus responsables ◀de▶ nos actes, mais elles ◀le▶ sont à notre place. Et comme elles-mêmes n’ont à répondre devant aucune instance supérieure, il n’y a plus ◀de▶ responsabilité nulle part.
Mais s’il apparaît, à ◀l’▶inverse, que nous ne coïncidons pas avec ◀l’▶entité divinisée — parce que nous sommes ◀d’▶une autre race, ◀d’▶une autre classe, ou ◀d’▶une autre génération physique et mentale que celle qui détient ◀le▶ pouvoir — alors nous sommes des « vipères lubriques » et nous devons ◀le▶ confesser publiquement. Après quoi nous recevons une balle dans ◀la▶ nuque, ou bien nous sommes décapités à ◀la▶ hache, selon qu’il s’agit respectivement du dieu Classe ou du dieu Race.
◀Les▶ dieux des hommes sont sans pardon. Ce sont des diables.
Toutefois ◀le▶ diable est sans doute moins dangereux lorsqu’il nous tue, que lorsqu’il prétend nous faire vivre. Il est moins dangereux dans nos vices que dans nos vertus satisfaites…
Voyez plutôt.
Un jour, un Philanthrope s’en allait le long de ◀la▶ rue. Il avait ◀la▶ tête et ◀les▶ poches pleines ◀de▶ projets philanthropiques, propres à réformer ◀l’▶humanité au-delà ◀de▶ tout ce que je désirerais même imaginer. Il venait ◀d’▶allumer un bon cigare dont ◀la▶ fumée montait comme un encens et devait être en bonne odeur à ◀l’▶Éternel, car cet homme avait ◀le▶ cœur pur.
À quelques mètres derrière lui suivaient ◀le▶ diable et l’un ◀de▶ ses compères. Ils observaient ◀le▶ Philanthrope, ◀d’▶un œil critique. Un pauvre homme ◀l’▶arrêta pour lui demander une cigarette, dans une langue ◀de▶ réfugié. ◀Le▶ Philanthrope sans hésiter lui remit une pièce, et poursuivit son chemin. Il marchait dans ◀la▶ gloire, et sa conscience resplendissait comme un sou neuf. « Tu n’as pas peur ◀de▶ lui ? dit ◀le▶ compère au diable. Il m’a l’air terriblement bon ! Et ses plans sont irréprochables, paraît-il : intelligents et généreux, idéalistes, réalistes… » ◀Le▶ diable ne répondit rien ; il souriait, tout en lisant un bout ◀de▶ papier qu’il venait de ramasser sur ◀le▶ trottoir. Après quelques instants, poussant du coude son compère : « Je fais mon affaire du bonhomme ! dit-il entre ses dents. Voici son plan qu’il a laissé tomber en donnant une pièce au mendiant. Il est parfait, ce plan, comme tu ◀le▶ craignais. Mais moi, je vais ◀l’▶organiser ! »