Ars prophetica, ou D’▶un langage qui ne veut pas être clair (hiver 1944)j
Un critique. J’ai lu vos deux dialogues sur ◀la▶ carte postale6, je ◀les▶ aime bien… Enfin il n’est pas exact que je ◀les▶ aime bien. Ils m’irritent et m’agacent. Mais je ne ◀les▶ oublie pas.7
◀L’▶auteur. ◀La▶ mémoire des offenses est ◀la▶ plus sûre. Il me semble parfois qu’il n’est pas ◀de▶ louange préférable à celle-ci qu’on me fasse grief ◀de▶ mes écrits. J’y voudrais voir ◀la▶ preuve ◀d’▶une certaine grièveté qu’ils présentent, comme cela se dit ◀d’▶une blessure…
◀Le▶ critique. Oui, oui… Mais ne tirez pas argument ◀d’▶une exagération ◀de▶ ma critique… Ce qui me gênait, je crois, c’est qu’à mon sens vous n’êtes pas encore assez clair.
◀L’▶auteur. Et pourquoi je vous prie, être clair ? Vous n’allez pas me dire que c’est ◀la▶ bonne manière ◀de▶ se faire comprendre ?
◀Le▶ critique. On voudrait être sûr que vous vous comprenez assez.
C. Assez pour n’être point ◀la▶ dupe ◀de▶ vos phrases. Écrire, et surtout en français, ce n’est pas jouer du violon. Tout ◀d’▶un coup vous ◀le▶ prenez à double corde, et ◀l’▶on distingue mal ◀les▶ passages, vous changez ◀de▶ ton et ◀l’▶on voudrait savoir que vous ◀le▶ savez… Il me semble que vous manquez ◀de▶ méchanceté pour vos idées. Elles vous séduisent ◀de▶ loin et quand vous nous ◀les▶ présentez, elles ont déjà votre complicité, je ne sais quel air ◀de▶ passion, un peu trop tôt — qui nous surprend…
A. N’est-ce pas toujours ainsi ? Je veux dire : tout écrivain n’est-il pas d’abord séduit, ou au contraire vexé par ses images ou ses idées — avant toute raison avouable ?
C. Certes, mais il faudrait composer ◀les▶ entrées. Il faudrait nous persuader que vos goûts sont bien des raisons, et que ces raisons sont les nôtres. Ou bien vous faites ◀de▶ ◀la▶ poésie, et alors vous jouez sur des surprises, ou bien vous nous parlez ◀d’▶idées, et dans ce cas, il faut que nous pensions à chaque instant : « j’allais ◀le▶ dire ! » Mais ne mêlez pas tout, sinon ◀l’▶on soupçonnera quelque tricherie.
A. Voulez-vous que nous parlions ◀de▶ ◀la▶ clarté ? Je crois deviner que cela nous ramènera dans ◀les▶ environs du sujet ◀de▶ mes deux précédents dialogues.
C. Du moins serez-vous en garde contre votre obscurité ?
A. C’est justement ce parti pris ◀de▶ clarté que je voudrais proposer maintenant à votre réflexion méfiante. Si vous ◀le▶ permettez, je m’offrirai ◀le▶ ridicule ◀de▶ défendre mon propre point de vue. Il se peut que cette maladresse m’en apprenne davantage qu’une feinte aimable. Au reste nous sommes entre nous et vous n’abuserez pas ◀de▶ mes aveux… D’autant qu’ils seront probablement exagérés.
C. Que ◀de▶ précautions ! Vous êtes en train d’imiter ce héros ◀de▶ je ne sais quel album ◀de▶ Toepffer, qui feint ◀de▶ feindre afin de mieux dissimuler. — Qu’est-ce qu’être clair, à votre avis ?
A. Dès que ◀l’▶on pose cette question, il me semble qu’on se voit condamné à des réponses ou plates ou mystérieuses. Ne serait-ce pas que ◀la▶ clarté n’est qu’une convention ◀de▶ langage ? J’entends : un mot ◀de▶ passe ◀de▶ ◀la▶ tribu, ou une espèce ◀de▶ style garanti par ◀l’▶usage…
C. Hé quoi ! vous savez bien que tout notre langage est un système conventionnel !
A. Notre langage courant sans aucun doute. Et plus rigoureusement encore notre langage intellectuel et scientifique, qui se distingue du langage courant par ◀le▶ souci ◀de▶ contrôler ses conventions. Mais ce n’est pas là ◀le▶ seul mode ◀d’▶expression possible.
C. Précisément je souhaitais ◀de▶ vous voir choisir entre un langage franchement poétique et ce langage clair et distinct qui convient au débat des idées.
A. … qui convient au débat des idées claires ! Mais il faudrait s’entendre tout d’abord sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ cette clarté. Pour ma part je ne saurais concevoir ni respecter ◀d’▶autre nécessité en général que celle qu’impose ◀la▶ fin ◀de▶ toute pensée.
C. Restons, si vous ◀le▶ voulez, sur le plan du langage. N’est-ce pas ◀la▶ cohérence des raisons et à la fois ◀l’▶exact ajustement ◀de▶ ces raisons à ◀la▶ réalité, qui constitue ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶expression ?
A. Oui, dans un monde cartésien, c’est-à-dire dans ◀le▶ monde du discours. Car ◀le▶ Discours ◀de▶ ◀la▶ méthode ne définit en somme qu’une méthode du discours. ◀La▶ fin dernière ◀d’▶un discours n’est autre que ◀la▶ cohérence, ◀la▶ vérité elle-même s’y trouvant ordonnée à ◀la▶ logique ◀de▶ ◀l’▶enchaînement des phrases. Autrement dit, ◀le▶ discours cartésien n’a pas ◀de▶ fin qui lui soit transcendante. Il part ◀de▶ ce qu’il suppose clair et facile, et sa marche est une déduction. ◀La▶ convention ◀d’▶un tel langage, est que tout est donné au départ, et qu’il s’agit ◀de▶ ne rien introduire dans ◀la▶ chaîne des arguments qui n’ait été d’abord jaugé, chiffré, et défini en termes simples. À mon tour ◀de▶ me défier ◀d’▶une convention aussi commode.
C. Il me semble qu’il faut y voir une garantie contre ◀les▶ illusions ◀de▶ ◀la▶ rhétorique flamboyante. ◀Le▶ romantisme a pu s’impatienter ◀d’▶une allure aussi scrupuleuse, mais c’est qu’il a ◀le▶ goût ◀de▶ se tromper et ◀de▶ tromper.
A. Pour moi, je crains une duperie moins naïve dans ◀la▶ modestie cartésienne. Car enfin où prend-on dans ◀le▶ monde rien qui soit « clair, simple et facile » en soi ? ◀Le▶ monde dans lequel nous vivons et parlons n’est-il pas, comme ◀l’▶a dit un Russe « ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶imprécis et du non résolu » ? Ou comme ◀l’▶écrit Descartes lui-même, ◀le▶ monde des choses « mal compassées » ? ◀L’▶application ◀d’▶une raison sans parti pris à ce monde tel qu’il est donné, n’a-t-elle pas pour effet immédiat ◀de▶ multiplier ◀le▶ mystère et ◀les▶ absurdités logiques ? Voyez Kafka… Je me demande alors si ◀le▶ cartésianisme ne nous a pas trompés une fois pour toutes, à ◀l’▶origine, en décrétant — au nom de quoi, je vous en prie ? — ◀la▶ clarté et ◀la▶ simplicité ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ postulats abstraits. Ma méfiance porte sur ◀l’▶arrière-pensée qui présida au choix ◀de▶ ces données dites premières. Encore n’est-il pas exact ◀de▶ recourir ici à ◀l’▶expression ◀d’▶arrière-pensée. C’est sans doute une « arrière-image » qu’il faudrait dire.
C. Ne serait-il pas trop cartésien ◀de▶ vous demander ◀de▶ préciser ?
A. J’essaierai ◀de▶ ◀le▶ faire par un exemple. ◀La▶ méthode inventée par Descartes est donc devenue celle ◀de▶ ◀la▶ science. C’est elle dont usent nos physiciens, chimistes et mathématiciens, pour formuler ce qu’ils appellent des lois. Bien. Mais comment obtiennent-ils ces formules ? Par ◀l’▶examen des nombres qui résument leurs expériences, dira-t-on. Je n’en crois rien. Ouvrez un ouvrage ◀de▶ science : vous y trouverez au terme ◀de▶ chaque analyse un certain nombre ◀de▶ phrases traduisant ◀les▶ résultats acquis. Or ces phrases ont été choisies par ◀le▶ savant en vertu d’une double exigence : d’une part elles doivent permettre ◀de▶ permettre ◀de▶ passer, par une espèce ◀de▶ symbolisme abstrait — si j’ose dire — à ◀la▶ formule mathématique ; d’autre part, et voilà qui est remarquable, il est sous-entendu qu’elles correspondent au langage du sens commun, aux images que pourrait se former du phénomène un observateur non savant. Maintenant, ces phrases dans leur ensemble composent un discours cohérent sur des propriétés ◀de▶ ◀la▶ matière. Et ce discours n’est qu’un certain système ◀d’▶images. S’il se distingue du parler quotidien, c’est avant tout par cette cohérence, c’est-à-dire par cette volonté ◀d’▶exclure ◀les▶ sens ordinairement contradictoires des mots. Ainsi ◀les▶ lois formulées par ◀la▶ science, ces modèles ◀d’▶expression claire, se réfèrent en réalité à des formes courantes du langage, vidées ◀de▶ leurs sens particuliers. Ce procédé est sans danger quand il est appliqué par ◀les▶ savants, ◀la▶ science légale n’étant, c’est entendu, qu’une manière ◀de▶ parler du réel, et sans cesse corrigée par ◀les▶ faits. Mais où je crie à ◀la▶ tricherie, c’est quand ◀le▶ philosophe ou ◀l’▶essayiste, séduits par ◀la▶ clarté axiomatique, prétendent partir ◀de▶ vérités élémentaires qui ne sont autres que des abstractions opérées sur nos formes ◀de▶ langage. Je voudrais dire cela plus simplement… ◀La▶ tricherie ◀d’▶une déduction claire consiste en ce qu’elle prétend partir ◀d’▶un nombre limité ◀de▶ faits acquis, quand ◀le▶ tout, quand ◀la▶ fin nous échappent ! Comme s’il était licite, et même possible, ◀de▶ partir ◀de▶ certains éléments et ◀de▶ ◀les▶ déclarer connus, quand on ignore méthodiquement ◀l’▶ensemble dont ils dépendent et qui est leur seule mesure.
C. J’avoue que je vous suivrais mieux si vous pouviez me montrer chez Descartes un exemple ◀de▶ ce recours aux formes du langage courant.
A. Prenons ◀la▶ 3e règle ◀de▶ sa méthode : « Conduire par ordre mes pensées en commençant par ◀les▶ objets ◀les▶ plus simples et ◀les▶ plus aisés à connaître. » Voilà qui paraît clair, j’entends conforme au sens commun. Je distingue pourtant, derrière ce jugement, ◀la▶ plus étrange illusion ◀de▶ ◀l’▶esprit : c’est une maxime populaire. On ◀la▶ tient pour tellement évidente que son rappel, au cours ◀d’▶une discussion, figure presque une insolence. Cette maxime affirme en effet ◀la▶ nécessité générale ◀de▶ « commencer par ◀le▶ commencement ». Descartes qui vient ◀d’▶assimiler sans sourciller ◀la▶ simplicité ◀d’▶un objet avec ◀l’▶aisance à ◀le▶ connaître — c’est encore un tour du langage — ne va pas reculer devant cet autre exploit : poser que ◀le▶ plus simple est aussi ◀le▶ plus proche, et qu’il faut commencer par là. C’est sans doute ◀le▶ plus mauvais tour qu’on ait joué aux écrivains ◀d’▶idées ! Commencer par ◀le▶ commencement ! Aller du simple au compliqué ! Que cela paraît plein ◀de▶ bon sens ! ◀Le▶ beau cliché, ◀la▶ belle absurdité, ◀la▶ magnifique carte postale ! S’il est une chose que ◀l’▶expérience humaine me paraît avoir établie — je dirais : pour ◀l’▶éternité ! — c’est bien qu’il faut toujours commencer par ◀la▶ fin, par ◀la▶ vision totale, par ◀la▶ révélation des fins dernières. On ne peut connaître ◀les▶ parties que par ◀le▶ tout, et non ◀l’▶inverse.
C. J’observe une fois de plus avec curiosité ◀le▶ glissement qui s’opère dans vos propos : je vois que vous allez passer sans crier gare à des propositions théologiques. Souffrez alors que je m’avoue incompétent, et que j’assiste sans vous interrompre davantage aux développements ◀d’▶une pensée qui m’est curieusement étrangère. Vous parliez ◀d’▶une vision totale ?…
A. ◀L’▶expression vous apparaît privée ◀de▶ sens ? Mesurez donc, une bonne fois, toute ◀l’▶ampleur ◀de▶ ma déraison. Laissez-moi parler sans contrainte mon sabir eschatologique.
Je disais donc que ◀la▶ déduction cartésienne travaille sur des cartes postales. Elle dispose en bon ordre ses repères, et puis s’ébranle à reculons vers ◀l’▶inconnu, ◀les▶ yeux toujours fixés sur son jeu ◀d’▶évidences. On conçoit dès lors qu’elle se meuve avec tellement ◀de▶ précautions, vérifiant à chaque pas ◀le▶ chemin parcouru : elle ignore tout ◀de▶ son but et tiendrait même pour une prévention fâcheuse ◀la▶ croyance que ce but existe en tout état ◀de▶ cause. Pour moi, c’est presque ◀le▶ contraire. Voilà : — Je sais que je suis dans ◀la▶ nuit. Je ne puis marcher que dans ◀la▶ confusion. Mais, si je marche cependant, c’est qu’à certains moments j’ai vu ◀le▶ but. — J’ai cru ◀le▶ voir… C’est une vision illuminante, instantanée, dont ◀la▶ trace ne tarde pas à s’évanouir dans mes yeux Cela suffit pourtant à guider quelques pas. ◀Les▶ autres, je ◀les▶ risque dans ◀le▶ noir, — dans ◀la▶ nuit ◀de▶ ◀la▶ foi ou du pressentiment, soutenu par ◀l’▶espoir ◀d’▶une vision renouvelée. Voilà ◀le▶ sens, ◀l’▶orientation ◀de▶ ma démarche, et c’est pourquoi je vous disais qu’on ne peut ◀la▶ comprendre qu’à partir de son but. Il est très juste qu’elle paraisse absurde à ◀l’▶observateur raisonnable.
C. ◀Le▶ propre ◀d’▶une vision pareille, c’est qu’elle est incommunicable, j’imagine ?
A. Il vaut mieux dire indescriptible, et cela tient à sa vérité même, je veux dire à sa plénitude instantanée qui décourage ◀l’▶analyse. Vous ne donnerez pas ◀la▶ sensation du blanc en décrivant ◀les▶ sept couleurs. C’est pourquoi ◀le▶ langage ◀de▶ ◀la▶ vision ou ◀de▶ ◀la▶ foi, s’il était pur, serait absolument inexplicable, et évident. Il n’y aurait plus qu’à méditer sans fin cette forme significative du tout, et ◀de▶ chaque partie dans ◀le▶ tout. Bien entendu, je ne puis avancer aucun exemple ◀d’▶une telle perfection. Mais il fallait indiquer cette limite pour éclairer — précisément — tout ◀l’▶entre-deux, ◀la▶ pénombre ◀de▶ ce débat. Je vois maintenant deux espèces ◀de▶ langage. Ramenons-◀les▶ pour simplifier à deux modes ◀d’▶expression également rigoureuse et pourtant exclusifs l’un ◀de▶ l’autre. Le premier serait ◀la▶ loi scientifique. Ses conventions sont ◀la▶ clarté et ◀l’▶absence ◀de▶ contradiction. La seconde forme ◀d’▶expression, ce serait celle dont j’essayais ◀de▶ vous faire pressentir ◀la▶ limite, en parlant ◀d’▶un langage inexplicable et pourtant évident. C’est peut-être ◀le▶ verbe impliquer qui distinguera ◀le▶ mieux cette forme-là ◀de▶ la première, dont ◀l’▶office est évidemment ◀d’▶expliquer. Oui, cette opposition va nous aider : impliquer ◀le▶ réel comme tel, et non pas expliquer certaines manières ◀de▶ ◀le▶ réduire aux exigences ◀d’▶un discours cohérent — voilà sans doute ◀le▶ rôle du langage parabolique… ◀De▶ là vient son obscurité. Parler en paraboles, c’est tenter ◀d’▶exprimer un fait ou des idées, en tenant compte du tout qui ◀les▶ englobe. Ou c’est encore se garder avec soin ◀de▶ ◀les▶ définir autrement qu’en vue de cette fin dernière vers quoi ◀l’▶on tend. ◀Le▶ langage cartésien ou scientifique cherche à réduire ◀les▶ faits ou ◀les▶ idées à quelques éléments isolés ◀de▶ mesure. Il s’organise tout naturellement en discours, en phrases liées par voie ◀de▶ conséquence. Mais si je parle en paraboles, je n’ai souci que ◀d’▶une certaine orientation. C’est à partir du terme, encore une fois, que ◀les▶ contradictions s’éclairent et se résolvent, et non pas à partir ◀d’▶éléments que j’aurais distingués dès ◀le▶ départ. Une parabole se comprend par ◀la▶ fin. Comme ◀l’▶expédition ◀de▶ Colomb partant pour reconnaître une Amérique ◀de▶ vision. Et cette fin, ce terme, ce télos, tous ◀les▶ hiatus, toutes ◀les▶ obscurités, tous ◀les▶ paralogismes du langage doivent ◀l’▶indiquer comme au-delà ◀d’▶eux-mêmes… ce que ne sauraient faire des arguments toujours fondés sur ce qui ◀les▶ précède. Voilà pourquoi ◀le▶ discours ◀d’▶un prophète est ◀le▶ contraire ◀d’▶un discours. ◀L’▶événement seul lui rendra sa raison. Ainsi ◀la▶ parabole est une énigme dont ◀le▶ sens est dans ◀la▶ vision.
C. Comment expliquez-vous ◀le▶ plaisir que je prends à ◀la▶ lecture ◀de▶ certaines paraboles dont ◀le▶ sens eschatologique m’échappe, je ◀le▶ suppose, absolument ?
A. Je demandais un jour à une petite-fille pourquoi Jésus parlait en paraboles à ses disciples, sachant qu’ils ne comprendraient pas. Voici ◀la▶ réponse qu’elle me fit : Jésus racontait des histoires pour qu’ils s’en souviennent mieux plus tard. C’est comme ◀les▶ noix qui ont une coquille très dure. On peut ◀les▶ emporter sans qu’elles se gâtent, et quand on a faim, on ◀les▶ ouvre.
C. Encore une petite question, voulez-vous ? Qui a ◀le▶ droit ◀de▶ parler en paraboles, et ◀d’▶être obscur à la manière des prophètes ?
A. ◀Le▶ droit ? Personne, bien sûr ! Personne n’a aucun droit ◀de▶ ce genre, si ◀l’▶on nomme droit ◀la▶ garantie formelle ◀d’▶un usage. Mais il arrive assez souvent que ◀l’▶on oublie ◀les▶ grandes et graves raisons qu’il y a ◀de▶ se taire, ou ◀de▶ parler seulement selon ◀le▶ droit et ◀la▶ décence, en toute clarté. Il arrive que certains furieux, je ne sais quels extatiques ou esprits relâchés, s’abandonnent aux hasards ◀de▶ tricheries qui ◀les▶ flattent. Ils appellent cela poésie. On peut toutefois imaginer une autre attitude ◀de▶ ◀l’▶être, et qui soit telle que ◀la▶ question du droit ne se pose plus. C’est ◀l’▶attitude ◀de▶ ◀l’▶homme qui a vu quelque chose, ou simplement qui a cru voir, et qui voudrait retrouver sa vision et ◀la▶ faire pressentir à d’autres hommes. Une vision ne se transmet pas, c’est ◀le▶ contraire ◀d’▶une carte postale. Il s’agit donc ◀de▶ disposer ◀l’▶esprit dans une certaine orientation au moyen de mots et ◀de▶ phrases qui puissent, comme par une ironie, être compris en soi et dans leur lettre, mais dont ◀le▶ sens dernier ne puisse être aperçu sous un angle ◀de▶ vision quelconque. Je dis que ◀l’▶homme qui a vu quelque chose doit parler ◀la▶ langue des prophètes et composer des paraboles. Si ses prophéties sont décevantes et ses paraboles sans fruit, il n’en est pas moins un prophète. Mais alors on ◀le▶ jugera selon sa fin. Vous m’avouerez que dans ces conditions il faut une sorte ◀de▶ naïveté très singulière pour endosser ◀le▶ risque ◀d’▶être obscur. Passe encore pour ◀l’▶homme ◀de▶ Patmos, qui avait vu ◀la▶ fin ◀de▶ notre Histoire : ◀l’▶ampleur ◀de▶ sa vision ◀le▶ sauve. Mais il est des visions moins illustres, qui n’embrassent pas ◀le▶ monde de haut en bas, dans un fulgurant inventaire. Je parle ◀de▶ visions furtives qui sont à celle ◀de▶ ◀l’▶apôtre comme ◀le▶ Petit Monde au Grand Monde, — signes du Tout et ◀de▶ ◀la▶ Fin, mais signes seulement, résumés, prises partielles et significatives… Certes celui qui pourrait ◀les▶ fixer retrouverait toute ◀l’▶Apocalypse, comme Cuvier ◀la▶ préhistoire à partir ◀d’▶une vertèbre isolée. Mais ◀l’▶oubli vient avec le premier doute… Petites visions des hommes ◀de▶ peu de foi, visions ◀de▶ ◀la▶ fin ◀de▶ nos courtes passions : ◀la▶ possession, ◀la▶ beauté, ◀la▶ puissance, — il n’en faut pourtant pas davantage pour nous réduire au parler prophétique. C’est ◀le▶ même risque, et ce n’est pas ◀la▶ même grandeur… ◀Les▶ « sentinelles ◀de▶ Juda », ◀les▶ grands prophètes, ont été justifiés dans leur délire, mais un prophète des choses ◀d’▶ici-bas, un prophète sans mission divine, quelle défense osera-t-il produire qui ne soit pas aussi son jugement ?