Introduction
Que la▶ connaissance du vrai danger nous guérit des fausses peurs
Au dessert nous étions d’accord : ce qui manque ◀le▶ plus aux démocraties en général, et à ◀l’▶Amérique en particulier, c’est ◀de▶ croire au diable. On sortit ◀de▶ table. C’était au club. Tandis que nous attendions ◀l’▶ascenseur, je dis au Philosophe :
— Fort bien, mais si je parlais du diable, c’est moi qui passerais aussitôt pour un personnage diabolique, ou qui sait, pour ◀le▶ diable lui-même !
— Peut-être devriez-vous accepter ◀le▶ risque ? répondit-il avec sa grande douceur.
◀La▶ porte ◀de▶ ◀l’▶ascenseur s’ouvrait, nous entrâmes.
— Ce serait enfin une situation tragique nouvelle : se faire diable soi-même pour prouver qu’il existe !
— Je sais une belle histoire, reprit ◀le▶ Philosophe. Elle se passe dans votre pays natal. L’un des premiers apôtres irlandais qui évangélisèrent ◀la▶ Suisse expliquait à son auditoire ◀de▶ paysans que ◀les▶ martyrs sont nos meilleurs intercesseurs auprès de Dieu. ◀Les▶ pâtres ◀de▶ ◀la▶ Suisse alpestre sont des gens simples et réalistes. Ils crurent ◀l’▶apôtre. Ils ◀le▶ crurent si bien qu’ils ◀le▶ tuèrent ! Et ◀le▶ plus beau, c’est que cela réussit : ils devinrent chrétiens.
Nous suivions ◀le▶ groupe qui se dirigeait vers ◀les▶ salons. Et je pensais : il nous faut ◀de▶ ces paraboles pour nous rappeler combien il est dangereux ◀de▶ dire ◀la▶ vérité en général, et ◀la▶ vérité chrétienne en particulier. Dangereux pour celui qui ◀la▶ dit ! Si nous voulons être chrétiens, soit, mais sachons ◀de▶ quel prix cela se paye. Il y a dix-neuf siècles que ce Prix a été fixé…
On était arrivé au fumoir. Et tout le monde se remit à parler des nouvelles du jour comme si ◀le▶ diable n’existait pas. Pourtant ◀le▶ Philosophe me prit encore à part : — Pourquoi n’écririez-vous pas un livre sur ◀le▶ diable ?
J’y songeais depuis quelques instants.
Ce n’est pas sans quelque inquiétude que j’ai senti ce livre se proposer à moi : car ◀de▶ ◀l’▶auteur ou du sujet, sait-on jamais lequel a choisi l’autre ? Parler du diable, écrire sur lui, n’était-ce pas une manière impudente ◀de▶ ◀le▶ provoquer publiquement ? Je songeais à cette phrase ◀de▶ Kafka : « L’un des artifices ◀de▶ séduction ◀les▶ plus efficaces du diable, c’est ◀de▶ nous provoquer au combat. C’est comme ◀la▶ lutte avec une femme, qui finit au lit. »
Mais on n’écrit jamais impunément, quel que soit ◀le▶ sujet en cause. Il est vrai que pour certains auteurs, ◀l’▶acte ◀d’▶écrire résulte simplement ◀d’▶une démangeaison ◀de▶ ◀l’▶esprit que ◀l’▶on calme en grattant du papier, sans nul souci des conséquences. Mais ceux qui écrivent pour mieux savoir endossent toujours un certain risque. Nulle vérité n’est bonne à dire, dans ce sens que chaque vérité comporte une part ◀d’▶accusation pour notre vie, et tend à déranger cet équilibre ◀de▶ pieux mensonges tacitement admis, sans lesquels « ◀l’▶existence deviendrait impossible »… ◀L’▶eau, remarquait un humoriste, est ce liquide si impur qu’une seule goutte en suffit pour troubler une absinthe. Ainsi chaque goutte ◀de▶ vérité trouble ◀la▶ vie. Mais c’est ◀de▶ quoi ◀l’▶on peut faire son ivresse. Je n’aime écrire que des livres dangereux.
Cependant, publier pose un autre problème. ◀L’▶époque n’est-elle pas assez consternante et consternée, ◀les▶ esprits pas assez égarés ? Faut-il encore jeter ◀le▶ diable dans ◀la▶ bagarre à ◀l’▶heure où nous aurions besoin, dit-on, ◀d’▶un « message positif » et rassurant ?
Eh bien, surtout que ◀l’▶on ne se rassure pas ! L’une des raisons pour lesquelles ◀le▶ trouble empire, dans ◀le▶ monde, c’est qu’on a peur ◀de▶ regarder en face ses vraies causes. Nous croyons à trente-six-mille maux, redoutons trente-six-mille périls, mais nous avons cessé ◀de▶ croire au Mal et ◀de▶ redouter ◀le▶ vrai Péril. Montrer ◀la▶ réalité du diable dans ce monde, ce n’est pas augmenter ◀la▶ peur, c’est lui donner son véritable Objet. C’est faire peur ◀de▶ ◀la▶ bonne manière. Et c’est peut-être ◀le▶ moyen ◀de▶ nous guérir des fausses angoisses qui nous paralysaient, ou ◀de▶ ◀l’▶angoisse ◀de▶ faux périls. On n’est jamais plus en danger que dans ◀les▶ moments où ◀l’▶on se trompe sur ◀la▶ vraie direction ◀de▶ ◀la▶ menace, et où ◀l’▶on tend ses énergies dans une défense orientée vers ◀le▶ vide, cependant que ◀l’▶Ennemi s’approche par-derrière.
Identifier ◀l’▶Ennemi, mesurer sa puissance, tel est ◀le▶ sujet ◀de▶ ce petit ouvrage. Toutefois, qu’on ne s’attende pas à un portrait du diable : il faut tenir tous ses portraits pour autant ◀de▶ victoires qu’il remporte sur notre complaisance ou nos crédulités. ◀Le▶ diable est ◀l’▶anti-modèle absolu, son essence étant précisément ◀le▶ déguisement, ◀l’▶usurpation des apparences, ◀le▶ bluff éhonté ou subtil, bref, ◀l’▶art ◀de▶ faire mentir ◀les▶ formes. À défaut donc ◀d’▶une peinture impossible, ou trop aisément pittoresque, on tentera ◀de▶ décrire ◀l’▶œuvre du diable au temps présent, en face de nous et parmi nous : ◀le▶ grand Truquage.
La plupart des auteurs qui se sont occupés du diable, au cours des siècles, me paraissent d’accord sur ce point : comme tous ceux qui ne croient pas au bien, à ◀la▶ délicatesse, à ◀la▶ grandeur, à ◀l’▶âme, — ◀le▶ Malin est un homme à trucs. C’est ◀l’▶agent double, triple, centuple, ◀l’▶agent multiple à ◀l’▶infini. Bornons-nous à ses tours ◀les▶ plus simples, ceux qui prennent à coup sûr ◀le▶ plus grand nombre ◀d’▶hommes dans ◀les▶ basses époques spirituelles.
Encore un mot. On se tromperait sur ◀l’▶intention ◀de▶ ce petit traité, si ◀l’▶on y voyait un effort pour « démontrer » ◀l’▶existence du diable. Il ne s’agit ici que ◀d’▶un essai ◀d’▶interpréter certains déboires ◀de▶ notre temps, en ◀les▶ rapportant à ◀l’action du seul être qui s’en réjouisse.