Première partie
L’Incognito et la Révélation
1.
Le premier tour
C’est dans les Petits Poèmes en prose de▶ Baudelaire que l’on peut lire la phrase la plus profonde écrite par un moderne sur Satan :
La plus belle ruse du diable est ◀de▶ nous persuader qu’il n’existe pas.
2.
L’Incognito
Reconnaissons que ce tour n’a jamais mieux réussi que dans l’époque contemporaine. Même quand nous croyons « encore » en Dieu, nous croyons si peu au diable que l’on m’accusera certainement ◀d’▶obscurantisme, ou simplement ◀de▶ manque ◀de▶ sérieux, si je persiste en mon projet ◀de▶ lui consacrer tout un livre.
Le premier tour du diable est son incognito.
Dieu dit : « Je suis celui qui suis ». Mais le diable toujours jaloux ◀d’▶imiter Dieu, fût-ce à rebours puisqu’il voit tout ◀d’▶en bas, nous dit comme Ulysse au Cyclope : « Je me nomme Personne, il n’y a personne. ◀De▶ qui aurais-tu peur ? Vas-tu trembler devant l’inexistant ? »
En Angleterre, au xviie siècle encore, circulait une gravure inspirée des diableries ◀de▶ Breughel et ◀de▶ Bosch. Elle représentait un personnage doté ◀d’▶une tête cornue et ◀de▶ deux pieds fourchus, mais dont le corps restait invisible. Et le titre était : No-body.
Comme le chat ◀de▶ Cheshire dans Alice, le diable a, ◀de▶ nos jours, achevé ◀de▶ disparaître, ne laissant plus flotter dans l’air qu’un rire imperceptible aux gens pressés.
Cependant, la Bible dénonce l’existence du diable à chaque page, ◀de▶ la première où il apparaît sous la forme du serpent, jusqu’à l’avant-dernière où nous voyons Satan lié pour mille ans, puis délié et déchaîné sur les quatre parties du monde pour les tromper et pour les faire se battre sans raison alléguée, finalement flamboyé par le feu ◀de▶ ciel et précipité dans un étang ◀de▶ flammes et ◀de▶ soufre avec ses faux prophètes, pour y être tourmenté nuit et jour aux siècles des siècles. La Bible, — c’est un fait trop peu connu — parle beaucoup moins du mal en général que du Malin personnifié (tout au moins dans les textes originaux). Si l’on croit à la vérité ◀de▶ la Bible, il est impossible ◀de▶ douter un seul instant ◀de▶ la réalité du diable.
Mais qui croit encore à la Bible, sérieusement, dans un monde où l’on croit aux journaux ? C’est un fait : l’homme moderne éprouve moins ◀de▶ peine à prêter foi aux mensonges du jour qu’aux éternelles vérités transmises par les livres sacrés.
L’homme moderne — en moi-même d’abord et par la voix que vont lui donner mes lecteurs — m’arrête, au seuil ◀de▶ cette étude, et me dit avec un sourire ◀d’▶indulgente incrédulité : — « Vous croyez donc au diable ? Auquel ? Celui du Moyen Âge avec ses cornes rouges ? Ou un vrai diable ? » Ces questions sont inévitables à notre époque. Elles traduisent fort exactement nos attitudes ◀de▶ pensée les plus courantes. Négliger ◀d’▶y répondre serait se condamner à baser tout un livre sur un quiproquo.
3.
Pour ceux qui n’en voient que la queue
Abordons la difficulté par son aspect simple et banal, selon qu’elle se présente à nous dans ses apparences naïves.
On nous dit « Dieu » et nous voyons un grand vieillard à barbe blanche, Père éternel ◀de▶ Michel-Ange tonnant au ciel violent ◀de▶ la Sixtine. On nous dit « diable », et nous voyons un démon ricanant et cornu, qui circule dans l’ombre animé des plus mauvaises intentions. Ces réflexes ◀d’▶optique intérieure ne prouvent rien sur Dieu, ni sur son existence. Mais chose curieuse, ils nous paraissent prouver quelque chose sur Satan : notamment qu’il n’existe pas, sinon comme accessoire des mystères médiévaux.
Supposons un instant qu’il s’agisse là ◀d’▶un camouflage prémédité du diable. À première vue, il paraîtra rudimentaire, et pourtant il est fort habile : Satan se dissimule derrière sa propre image. Il choisit ◀de▶ revêtir une apparence grotesque qui a pour effet certain ◀de▶ le rendre inoffensif aux yeux des personnes instruites. Car si le diable est simplement le démon rouge armé ◀d’▶un grand trident, ou le faune à barbiche ◀de▶ chèvre et à longue queue des légendes populaires, qui se donnerait encore la peine ◀d’▶y croire, ou même ◀de▶ déclarer qu’il n’y croit pas ?
Ainsi, par un tour astucieux, l’image automatique et médiévale qu’éveille en nous le nom ◀de▶ diable est devenue la Tarnkappe, le manteau qui rend invisible et que Satan lui-même agite devant nos yeux pour nous faire croire qu’il n’est plus là depuis des siècles.
Cette mascarade anachronique et bouffonne n’a pas médiocrement contribué à la réussite du premier tour que dénonce Baudelaire. Beaucoup s’y arrêtent : « Comment peut-on perdre son temps avec ces balivernes ◀d’▶un autre âge ? »
Or il me semble que ce sont eux qui s’y laissent prendre !
Fascinés par l’image traditionnelle et trop évidemment puérile, ils ne se doutent pas que le diable agit ailleurs, sans queue ni barbe, par leurs mains peut-être.
Ce qui me paraît incroyable, ce n’est pas le diable, et ce ne sont pas les anges, mais bien la candeur et la crédulité des sceptiques, et l’impardonnable sophisme dont ils se montrent les victimes : « Le diable est un bonhomme à cornes rouges et à longue queue ; or je ne puis croire à un bonhomme à cornes rouges et à longue queue ; donc je ne crois pas au diable. » C’est tout ce qu’il demandait.
Et ceux qui en restent aux contes ◀de▶ bonnes femmes, ce sont ceux qui refusent ◀de▶ croire au diable à cause de l’image qu’ils s’en font, et qui est tirée des contes ◀de▶ bonnes femmes.
4.
Réalité du mythe
Mais si nous écartons ce voile grossier, que trouverons-nous ? Un mythe ou une réalité ? Derrière l’image ◀d’▶un pittoresque inefficace et désuet — y a-t-il quelqu’un ?
Cette fois-ci, la question paraît grave pour nos esprits rationalo-matérialistes. Je la crois mal posée mais, dans le fait, c’est ainsi qu’elle se pose à nous. (Ou que le diable nous la pose.)
« Le diable n’est qu’un mythe, nous dira l’historien. Preuve en soit que je puis vous tracer son histoire, ◀de▶ sa naissance antique jusqu’à sa mort dans l’esprit ◀de▶ nos contemporains. Les hommes ont créé ce fantôme.
Et tout d’abord, le diable est une invention juive. C’est-à-dire que le diable est juif comme l’automobile est américaine, ou comme la Panzerdivision est allemande. En fait, l’idée première du diable fut donnée aux Juifs par l’Orient et ses mystères dualistes, lorsqu’Israël était captif à Babylone. Mais ce sont les rabbins qui ont su tirer parti ◀de▶ la légende ◀d’▶Ormuzd et ◀d’▶Ahrimane, et ◀de▶ ces anges ou démons ailés dont ils trouvaient le modèle en Assyrie. Ce sont les rabbins qui ont écrit le livre ◀d’▶Énoch, où l’on voit des anges mauvais descendre sur la terre — et c’est la première chute — pour s’y unir aux filles des hommes et engendrer des géants malfaisants. Ce sont les rabbins encore qui ont popularisé les traditions relatives aux esprits malfaisants, Samaël, Lucifer, Python, Asmodée, Bélial et Satan. Peu à peu, ces démons se sont fondus dans une entité collective : Satan, ou diabolos en grec, l’Accusateur, l’ennemi du genre humain, qu’on assimile aussi au serpent ◀de▶ la Genèse. Dès lors, Satan prend son essor comme personnalité bien définie, et de plus en plus formidable. Le christianisme lui donne un rôle dans les récits ◀de▶ la vie ◀de▶ Jésus. Et dans l’Apocalypse il est autorisé à régner sur le monde entier, avant sa chute grandiose dans un Enfer dont encore il reste le Roi. En l’an 547, le concile ◀de▶ Constantinople le déclare éternel. Pendant tout le Moyen Âge, il terrorise les populations ◀de▶ l’Europe christianisée. Les moines font autant pour sa gloire que les rabbins en avaient fait pour sa naissance. On lui attribue des cohortes innombrables ◀de▶ démons et ◀de▶ diablotins1. On lui invente une église et des messes noires. On lui oppose des tribunaux, une Chambre ardente, qui lui envoient dans la panique et le délire des milliers ◀de▶ victimes convaincues ◀de▶ sorcellerie, et souvent prêtes à s’accuser elles-mêmes dans les termes que leur suggère l’obsession des Inquisiteurs ou des magistrats puritains.
Comment finit cette névrose collective ? Non par la guérison ◀de▶ ses victimes, mais par la suppression ◀de▶ ceux qui prétendaient les guérir par le feu. Au siècle des Lumières, l’Inquisition s’apaise et le puritanisme s’humanise : aussitôt les sorciers disparaissent. Et bientôt à leur suite, le diable quitte la scène, comme l’évêque à la fin ◀d’▶une procession. Rien de plus clair que cette histoire : les hommes ont inventé le diable, ce fantôme les a tourmentés pendant des siècles ◀d’▶ignorance, et finalement la raison triomphante a dissipé notre illusion morbide. »
Tel est le point de vue ◀de▶ l’historien. Il est exact tant qu’il n’explique rien, et qu’il se borne à réciter des faits tirés ◀de▶ documents écrits. Mais il est faux et dénué ◀d’▶intérêt s’il prétend prouver quelque chose quant à la réalité du diable. Car tout cela revient à dire que le diable est un être mythique, une réalité ◀de▶ l’esprit. Dès lors, si l’on me dit : « Le diable n’est qu’un mythe, donc il n’existe pas » — formule rationaliste — je réponds : « Le diable est un mythe, donc il existe et ne cesse pas ◀d’▶agir ». C’est ici le foyer du débat.
Un mythe est une histoire qui décrit et illustre, sous une forme dramatisée, certaines structures profondes du réel.
Je parle ◀de▶ structures littéralement fondamentales, car elles sont antérieures à notre distinction entre la matière et l’esprit. Elles informent notre univers dans tous les plans ◀de▶ sa réalité. Et c’est seulement quand nous avons saisi par intuition le principe et la loi ◀d’▶une structure que nous pouvons, dans la nature ou dans la vie ◀de▶ l’âme, reconnaître des formes, comprendre leur langage, et parfois même prévoir leur développement. Les mythes sont les formules symboliques qui nous rappellent ou nous livrent le sens ◀de▶ ces structures formatrices — Idées ◀de▶ Platon, Catégories ◀de▶ Kant, Mères ◀de▶ Goethe, Archétypes ◀de▶ Jung.
Dans le mythe, une réalité équivaut par définition à un sens, — et réciproquement.
Hors du mythe, je veux dire sans le secours des moyens ◀d’▶intuition structurelle qu’il nous offre, il n’y a que des faits dits objectifs, mais il n’y a plus ◀de▶ significations valables dans tous les plans simultanés ◀de▶ notre existence. La raison s’imagine à tort qu’elle perçoit des objets isolés et qu’elle parvient ensuite à les relier en énonçant des lois prétendues générales. Ces lois sont en réalité locales par rapport à l’ensemble ◀de▶ notre réalité. Par exemple, les lois mathématiques énoncées par notre raison cessent aussitôt ◀d’▶être valables si l’on passe au plan affectif, au plan moral, ou au plan spirituel. De même, les lois économiques sont souvent en contradiction avec les lois biologiques, etc. Or loin de s’effrayer et ◀de▶ se scandaliser ◀de▶ carences aussi flagrantes, notre raison moderne s’excuse en précisant « qu’il s’agit ◀de▶ domaines différents ». Phrase typiquement provinciale, à ce stade. Mais quand la raison va plus loin, quand elle prétend nier l’existence ou l’urgence ◀de▶ la commune mesure qu’elle ne peut concevoir, la raison nous conduit à la folie par la porte ◀de▶ l’incohérence. Le chaos où nous sommes en témoigne. Et la grande explosion ◀de▶ l’irrationalisme dans la première moitié du xxe siècle témoigne ◀de▶ l’état pré-démentiel où le rationalisme avait amené le monde, en détruisant les religions et les mythes détenteurs du sens général.
Le temps est venu de dépasser le faux dilemme rationalisme ou irrationalisme. Cette discussion a mal tourné, décidément. Elle a fait trop ◀de▶ bruit dans le siècle. Il est temps ◀de▶ réconcilier la raison et les forces qui lui échappent, dans la synthèse ◀d’▶une sagesse nouvelle. Je crois que l’époque est mûre pour l’entreprise et que, dans les deux camps, on l’a senti.
L’esprit rationaliste lui-même, involontairement, rend justice à la fonction vitale du mythe. Car lorsqu’il déclare par exemple : « Le diable est un mythe, donc il n’existe pas », il entend dire plus exactement : « Je ne perçois que des maux ou des systèmes ◀de▶ maux indépendants les uns des autres. Mais je suis incapable ◀de▶ m’assurer qu’une intention quelconque, un plan ou une conscience, relient tous ces maux isolés. Le mythe seul, en personnifiant ou anthropomorphisant le Mal, est capable ◀de▶ lui découvrir une signification générale. Quant à moi, je me récuse, modestement. »
Ce qui revient à dire, prenons-y garde, que le mal ne serait pas une réalité spirituelle, mais une multiplicité ◀de▶ fautes, ◀d’▶erreurs, ◀d’▶accidents matériels, ◀de▶ hasards considérés comme malheureux, ◀de▶ malajustements et ◀d’▶absurdités. Une collection ◀de▶ grands et ◀de▶ petits scandales parfois localement explicables, ou qu’on se borne à déclarer absurdes et fous s’ils résistent à notre analyse.
C’est pourquoi la raison se trouve désarmée devant les éruptions brutales ◀d’▶un mal organisé par des forces obscures, selon la logique mystérieuse et l’efficacité irrésistible ◀de▶ l’inconscient.
Enregistrons cette carence rationaliste et plaçons-nous maintenant dans la vision essentiellement synthétique du mythe.
Tout, ici, est « anthropomorphe », et tout doit l’être, en fin de compte, par cette raison fondamentale : c’est que nous sommes ici dans le monde ◀de▶ l’esprit, du sens, et des essences créatrices, dans le monde ◀d’▶où provient toute forme, y compris la forme ◀de▶ l’homme. Voltaire disait : « Dieu créa l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu ». Cette boutade signifie, pour un rationaliste, que l’homme a inventé un Dieu inexistant. Mais si l’on prend au sérieux le premier terme « Dieu créa l’homme à son image », le second terme devient normal. Si l’homme ne « rendait » pas à Dieu cette forme dont l’idée lui vient de Dieu, cette idée dont il est formé, c’est par définition qu’il irait à l’erreur. (Il se trompe dans le fait, en créant ◀de▶ faux dieux. Mais alors, c’est dans la mesure où il néglige les aides ◀de▶ la Révélation corrigeant ses erreurs égoïstes. Celles-ci ne sont pas « trop » humaines — rien ne l’est trop — mais pas assez.)
À vrai dire, l’homme moderne doit faire un grand effort pour s’anthropomorphiser lui-même, c’est-à-dire pour se spiritualiser, s’il veut devenir humain au plein sens ◀de▶ ce terme. Car dans le monde ◀de▶ l’esprit, tout est forme, intention, mouvement, finalité, et plan. Tout prend figure et nom, tout est personnifié.
Ainsi, parler du diable ne sera pas ici quelque moyen facile ◀d’▶illustrer des idées. Le réel n’est pas fait ◀d’▶idées et ◀de▶ matière. Je le conçois gouverné par des structures ◀de▶ forces ou des ensembles dynamiques, antérieurs à toute forme matérielle, à toute idée que nous pourrions élucider. Le dynamisme très particulier que je voudrais décrire dans ce livre porte le nom traditionnel ◀de▶ diable.
Ce diable-là n’est pas sorti ◀d’▶une série ◀de▶ textes plus ou moins authentiques ou anciens. Car il est un agent permanent ◀de▶ la réalité humaine, telle que nous la vivons quand nous vivons vraiment, dans notre état ◀de▶ créatures libres, c’est-à-dire constamment placées devant des choix, dans la contradiction et la perplexité, le paradoxe, la tragédie. Tout cela suppose et pose l’existence ◀d’▶un bien et ◀de▶ quelque chose ◀d’▶autre que le bien. Sinon, où seraient le choix, la tragédie, la liberté ? Quand ce non-bien, quand ce mal prend un sens, nous les dénommons diable, et j’accepte ce nom.
Dans les pages qui suivent, je voudrais exposer la conception biblique du diable, non pas dans ses aspects théologiques proprement dits, mais en tant qu’elle nous aide à mieux comprendre la vraie nature ◀de▶ l’homme, et nos vies dans ce siècle. Je pense que les figures du mythe nous guident plus sûrement que l’évidence moderne et que les analyses ◀de▶ la raison. Car elles transmettent une expérience millénaire, au regard de laquelle nos déductions individuelles, ou localement logiques, apparaissent hasardeuses et provisoires, fragmentaires et superficielles.
5.
L’Ange déchu
Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair.
Luc 10, 18.
La Bible nous apprend que Lucifer est un ange tombé du ciel.
Les anges sont des créatures spirituelles vivant et agissant sur les frontières ◀de▶ l’Éternel et ◀de▶ la Création, ◀de▶ l’éternité et du temps. Ce sont des intentions divines, des messagers, — comme le dit leur nom grec, agellos ; des serviteurs à la fulgurante volée, dont la vitesse est celle ◀de▶ la pensée, et c’est pourquoi ils nous sont invisibles ; des intelligences sans fraude, participant ◀de▶ l’omniscience du Créateur, et c’est pourquoi nous les comprenons mal. « Tout ange est terrible ! », dit Rilke. Mais tout ange est bon, servant Dieu. Au sommet ◀de▶ leur hiérarchie sont les archanges.
Un seul archange a trahi sa mission, son message et son être même, c’est Lucifer, le Porteur ◀de▶ Lumière2. Satan s’est révolté, il a refusé ◀de▶ servir, il a refusé ◀de▶ transmettre son message divin, il a voulu se faire original, auteur ◀de▶ son destin, porteur ◀de▶ ses lumières à lui. Et aussitôt, par les lois mêmes ◀de▶ l’être, il est « tombé » du Ciel, qui est le Royaume où l’intention ◀de▶ Dieu règne absolue. (Coupez la communication, le courant « tombe ».) Il est devenu le messager ◀de▶ soi, et comme il n’est qu’un esprit pur, une fois coupé ◀de▶ la source ◀de▶ l’Esprit, il est devenu le messager du Néant et ◀de▶ ses mystères.
Mais quoique déchu, il a gardé sa science ◀d’▶esprit pur. Comme un artiste qui a perdu son génie et ne croit plus à la peinture, mais qui a conservé son « métier » et l’envie ◀d’▶être à l’avant-garde, Satan connaît encore l’Esprit et les esprits, mais non plus la fin et la gloire à laquelle ils sont destinés.
Ayant refusé ◀de▶ servir Dieu, ◀de▶ servir à Dieu, il est devenu celui qui sert le Rien, ne sert à Rien. Et tout ce qui ne sert à Rien, au sens spirituel, porte la marque diabolique. Mais Nobody lui-même reste Quelqu’un. Il en sait plus que nous sur les mystères du monde et le secret des âmes qu’il abuse…
6.
Le Prince ◀de▶ ce monde
L’acte ◀d’▶orgueil éblouissant et consumant qui transforma l’Ange ◀de▶ lumière en Ange et Prince des ténèbres, l’a condamné à un impérialisme sans limites, donc par définition désespéré. La perte ◀de▶ l’Unique Nécessaire fait naître une soif essentiellement inextinguible. Le monde entier ne saurait combler le vide que forme au cœur ◀d’▶une créature la conscience ◀d’▶avoir quitté sa juste place dans le monde. Tombé ◀de▶ l’éternel, Satan veut l’infini. Tombé ◀de▶ l’Être, il veut l’Avoir. Mais le problème est insoluble à tout jamais. Car pour avoir et posséder, il faudrait être, et il n’est plus. Tout ce qu’il s’annexe, il le détruit. (Le Néant néantit, dit Heidegger). Et certes, il pourra tout avoir, puisqu’il est appelé Prince ◀de▶ ce monde dans l’Évangile — mais il n’aura jamais que ce monde-ci. Il ne reconquerra jamais le Ciel, qui est proprement l’âme ◀de▶ ce monde et le mystère du transcendant dans l’immanence. Il n’aura ◀de▶ notre univers que la carcasse matérielle. Et c’est probablement ◀de▶ ces débris ◀de▶ la Maison désaffectée qu’il fera le bois ◀de▶ chauffage ◀de▶ son Enfer.
Il le sait bien. C’est pourquoi son désir et sa jalousie forcenée se portent sur nos âmes individuelles. Il rôde autour de nous comme un lion rugissant en quête ◀de▶ sa proie, dit la Bible. Il rôde autour de nous comme un gangster obsédé par le kidnapping. Ses victoires, il est vrai, seront toujours stériles. Car on ne devient pas père en volant un enfant. On peut voler l’enfant, non la paternité. On peut voler le pouvoir, mais non l’autorité. Satan peut voler ce monde, non sa divinité. Et cependant, nous les humains, nous pouvons perdre toutes ces choses, qui sont notre héritage ◀d’▶« enfants ◀de▶ Dieu ». C’est la seule chance du diable. Il ne la manquera pas…
7.
Le Tentateur
Le serpent était le plus rusé ◀de▶ tous les animaux des champs que l’Éternel Dieu avait fait. Il dit à la femme : — Dieu a-t-il réellement dit : vous ne mangerez pas ◀de▶ tous les arbres du jardin ? La femme répondit au serpent : nous mangeons du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit ◀de▶ l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, ◀de▶ peur que vous n’en mouriez. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point. Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.3
Voyez : avant la tentation proprement dite, il y a le doute ! Le premier procédé du démon, c’est ◀de▶ jeter un doute sur la réalité ◀de▶ la loi divine, et donc sur la réalité elle-même et ses structures. « Dieu a-t-il réellement dit ?… » Sitôt que cette incertitude s’est insinuée dans un esprit, la possibilité ◀d’▶une tentation s’entrouvre. Car il n’y a pas ◀de▶ tentation là où n’existe aucune possibilité ◀d’▶imaginer quelque autre chose que l’état ◀de▶ fait. On dit bien : l’occasion fait le larron. Vous n’êtes pas tenté ◀d’▶aller dans la Lune parce que vous savez que c’est absolument impossible. Mais vous seriez probablement tenté ◀d’▶y aller, si l’on vous suggérait quelque moyen ◀de▶ le faire. Ève ne pensait même pas à manger cette pomme avant que le serpent n’ait mis en doute la réalité ◀de▶ l’ordonnance ◀de▶ Dieu. À l’origine ◀de▶ toute tentation, il y a l’occasion entrevue ◀d’▶aller à la divinité par un plus court chemin que celui du réel ; par un chemin que l’on inventerait soi-même, en dépit des interdictions que posent les lois ◀de▶ la Création, l’ordre divin et la nature ◀de▶ l’homme4.
Et voici le deuxième temps ◀de▶ la tentation :
« La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence : elle prit ◀de▶ son fruit et en mangea. »5
Voyez : ce n’est pas le mal en soi qui tente, mais c’est toujours un bien qu’on imagine, et même un meilleur bien que celui que Dieu offre, un bien que l’on se figure « mieux fait pour soi ».
Ève ne fut pas tentée par une chose mauvaise, mais par une fort belle et bonne pomme, agréable à la vue et précieuse pour l’esprit. Elle ne fut pas tentée par le désir ◀de▶ nuire, mais par l’idée ◀de▶ se diviniser, ce qui paraît en somme une excellente idée. Par malheur, pour quelque raison littéralement fondamentale, Dieu n’aimait pas cette idée-là et l’excluait ◀de▶ sa réalité. Manger cette pomme et se diviniser ◀de▶ cette manière convoiteuse, il se trouvait qu’aux yeux de Dieu c’était le mal, c’était contrevenir au plan ◀d’▶ensemble et aux ordonnances du Jardin ; en d’autres termes, c’était tricher avec les lois ◀de▶ la Création, ou les utiliser à contre-fin.
La suite du récit montre bien que ce calcul lui-même allait à contre-fin. Pour avoir voulu prendre un raccourci vers la divinité, Adam et Ève débouchent hors du Jardin, dans le désert au sol maudit. Pour avoir voulu dépasser l’état ◀d’▶image divine et se faire vraiment dieux, ils se trouvent déchus ◀de▶ leur humanité parfaite. « Qui veut faire l’ange fait la bête », dira Pascal à leur propos.
Ainsi la tentation est toujours utopie, — si l’utopie est l’imagination, puis le désir, ◀d’▶un bien que le réel condamne et que le plan divin ne prévoit pas. Satan, lorsqu’il tente le Christ, lui propose trois utopies, trois moyens ◀de▶ gagner le monde par un plus court chemin que le sentier du Golgotha. À l’origine donc, le « méchant » n’est pas celui qui agit par méchanceté (à ses propres yeux tout au moins). Mais c’est celui qui se persuade que le bien qu’il a conçu vaut mieux que le vrai bien. « Le méchant fait une œuvre qui le trompe. » Or c’est parce qu’il se trompe d’abord que son œuvre va le tromper. La réalité méprisée se vengera automatiquement. Le péché est une faute, mais faute signifie tout à la fois erreur et chute.
8.
« Connaissant le Bien et le Mal »
C’est le privilège ◀d’▶un Dieu, selon le récit ◀de▶ la Genèse, que ◀de▶ connaître le Bien et le Mal. Les psychologues et moralistes modernes, en nous montrant que notre bien et notre mal sont relatifs, ont prouvé qu’ils n’étaient pas des dieux, qu’ils ne prétendaient point se mettre à la place de Dieu, et qu’ils étaient par suite capables ◀de▶ bon sens. Le bien et le mal, tels que l’homme les conçoit, sont des coutumes relatives au temps, aux civilisations, et souvent même aux conditions physiques ◀d’▶un pays. Le Bien et le Mal en soi ne sont réellement distincts qu’aux yeux de Dieu — pas même aux yeux du diable, toujours la dupe ◀d’▶un acte ◀de▶ charité qu’il tiendra pour une sottise. C’est que Dieu seul connaît le plan ◀d’▶ensemble et l’intention dernière ◀de▶ toute sa Création. Et c’est seulement par rapport à ce plan et à cette intention — en partie révélés — que les actes des créatures pourraient être jugés sans erreur. « Ne jugez pas », dit l’Évangile.
Cette perspective biblique, rapportant tout à Dieu et à sa volonté souveraine, nous permet ◀de▶ prendre une vue du Mal moins locale et plus pénétrante que celle ◀de▶ nos morales humaines. Une illusion commune et presque inévitable nous porte à croire que certains actes humains sont malfaisants en soi et constituent le mal. Celui-ci prend alors une valeur objective : il devient une réalité autonome et concrète, qu’il s’agit ◀de▶ détruire ou ◀de▶ combattre comme un ennemi extérieur à notre être.
Pour dissiper cette illusion magique, reportons-nous à ce que la Bible vient de nous apprendre au sujet de Satan. Lucifer est tombé du Ciel pour avoir voulu singer Dieu. Il est devenu le messager qui n’a plus ◀de▶ message réel, l’agent du Néant parmi nous. Dès lors, il ne peut plus créer que le Rien, qui n’a pas ◀d’▶existence. Créer le mal est impossible. Ce qui revient à dire que le mal n’existe pas. Pour agir, le diable est forcé ◀d’▶utiliser ce qui existe, et qui est bon par définition, ayant été créé par Dieu. Par lui-même, Satan ne peut rien faire, mais il lui reste une possibilité : c’est ◀de▶ nous inciter à faire abus ◀de▶ notre liberté et des biens ◀de▶ la terre.
Ni le diable, ni l’homme pécheur ne peuvent réellement faire le mal, comme nous porte à le croire une formule trompeuse. Mais l’homme peut mal faire ce qu’il fait avec les dons du Créateur. Il ne peut pas créer un fruit qui soit « du mal », mais il peut manger un bon fruit ◀d’▶une manière malfaisante, contre l’Ordre donné. Le mal en soi n’existe pas au titre où le Bien existe en soi. Le mal n’est qu’un mauvais usage du bien, entendons ◀de▶ ce qui existe. Telle est la situation fondamentale et primitive. Cependant, le diable étant jaloux ◀de▶ Dieu, il entend nous faire croire qu’il peut aussi créer. Et c’est pourquoi il entretient en nous l’illusion ◀d’▶un mal objectif dont il serait évidemment l’auteur. Ce mal en soi n’est pas décrit ni mentionné par la Genèse. Il n’est qu’un mirage du démon, une projection ◀de▶ nos erreurs hors de nous-mêmes, obnubilant aux yeux de notre orgueil la Création parfaite et la figure du diable.
C’est plus tard, c’est après plusieurs générations ◀de▶ pécheurs dans l’histoire, ou ◀de▶ péchés dans une vie, que le mal finira par révéler une espèce ◀de▶ consistance propre, — apparence encore, mais active, contre nature mais devenue seconde nature. Et c’est à ce moment-là que Baudelaire peut écrire : « L’homme et la femme savent ◀de▶ naissance que dans le mal se trouve la volupté… La volupté unique et suprême gît dans la certitude ◀de▶ faire le mal. » Je crois plutôt, comme le dit William Blake, que « la Chute n’a fait naître aucun plaisir », et que la volupté dont parle Baudelaire devrait être plutôt nommée : douleur aimée, désir inconscient ◀de▶ la mort. Car ici se sont déclenchés les mécanismes compliqués ◀de▶ la perversion, ◀de▶ l’autopunition ◀d’▶une conscience déchirée, et du désir enfin ◀de▶ se détruire. Se détruire pour s’innocenter ! Pour échapper à sa manière encore aux conséquences du mal que l’on a fait ; pour se châtier soi-même sans réparer. C’est le mystère du suicide et la logique ◀de▶ Judas, la dernière tentation, la suprême utopie.
9.
Le Menteur
Examinons maintenant ◀d’▶un peu plus près, par le détail ◀de▶ notre vie présente, comment le diable arrive à s’insérer dans les structures ◀de▶ l’être, donc du bien. J’ai dit qu’il doit passer par l’homme pour agir sur la réalité. Mais dans l’humain, par où va-t-il entrer ?
L’homme seul, dans toute la Création, peut dire ce qui n’est pas, et mentir par un acte ◀de▶ sa volonté réfléchie.
Le minéral repose où il fut composé, la plante pousse où se fixa la graine, les animaux muets sont prisonniers ◀de▶ l’ordre intarissablement prodigue ◀de▶ l’instinct. Mais l’homme a reçu le pouvoir ◀de▶ parler, ◀de▶ créer, et ◀de▶ dénaturer. Par la grâce du langage, il peut dire le vrai ; par la faute du langage, il peut y contredire. Il peut créer selon les perspectives ◀de▶ la Création, il peut aussi créer à tort et à travers. Il peut être un agent responsable ◀de▶ la nature naturante, mais il peut aussi faire la grève, se révolter, et fabriquer l’anti-nature ou dénature.
Cette duplicité ◀de▶ nos pouvoirs constitue notre liberté. Elle en est à la fois le signe et la condition nécessaire. Elle est notre gloire équivoque.
C’est par la liberté, à cause ◀d’▶elle, et dans elle, que nous avons le pouvoir ◀de▶ pécher. Car pécher c’est tricher avec l’ordre, opposer à la loi divine nos dérogations égoïstes, fautes ◀de▶ calcul et courtes vues intéressées. Pécher, c’est fausser quelque chose dans l’ordonnance du cosmos. C’est toujours en quelque manière dire un mensonge ou l’opérer.
Par le langage, l’homme prouve qu’il est libre. Par le langage, il peut mentir. Par sa liberté seule il peut pécher. Et le péché n’est qu’un mensonge. Mais le mensonge proféré nous lie. La liberté jouée selon la Loi s’accroît ; jouée contre la Loi se perd. Plus elle s’accroît, plus grand paraît l’enjeu, et plus grande la tentation ◀de▶ gagner dans l’instant ce qu’on voit, quitte à se fermer l’invisible et l’infini du possible divin. Saisissant la proie, l’on perd l’ombre, mais l’ombre était la créativité, le foisonnement enthousiasmant, c’est-à-dire « endieusant » du désir…
Comprenons maintenant que le diable ne pourrait rien sans notre liberté. Car c’est par nous seulement qu’il agit dans le monde, et c’est en provoquant l’abus ◀de▶ notre liberté qu’il agit en nous et nous lie. Si Ève n’avait pas été libre ◀de▶ manger cette pomme interdite, Ève n’aurait pu pécher, ni Adam après elle.
Ainsi la gloire ◀de▶ l’homme étant sa liberté, il est clair que c’est en ce point que le Malin devait atteindre notre orgueil et s’insérer dans nos défenses les plus secrètes. La parole nous étant donnée pour répondre à la vérité, et pour l’étendre et confirmer par la vertu du témoignage, il est clair que la grande ambition satanique devait être ◀de▶ s’emparer ◀de▶ la parole dans notre bouche, pour altérer le témoignage dans sa source. Et c’est pourquoi la Bible dit, énergiquement, que lorsque nous mentons, c’est le diable lui-même qui « tire sa langue dans notre langue ».
Mais il est deux manières ◀de▶ mentir, comme il est deux manières ◀de▶ tromper un client. Si la balance indique 980 grammes, vous pouvez dire : c’est 1 kilo. Votre mensonge restera relatif à une mesure invariable du vrai. Si le client contrôle, il peut voir qu’on le vole, et vous savez ◀de▶ combien vous le volez : une vérité reste juge entre vous. Mais si le démon vous induit à fausser la balance elle-même, c’est le critère du vrai qui est dénaturé, il n’y a plus ◀de▶ contrôle possible. Et peu à peu vous oublierez que vous trichez. Parions même que vous mettrez tous vos scrupules à faire des pesées rigoureuses, peut-être à rajouter quelques pincées « pour le bon poids », le sourire ◀de▶ l’acheteur et la satisfaction ◀de▶ votre vertu. C’est là le mensonge pur, l’œuvre propre du diable. À partir de l’instant où vous faussez la mesure même ◀de▶ la vérité, toutes vos « vertus » sont au service du mal et sont complices ◀de▶ l’œuvre du Malin.
« Le diable est menteur et le Père du mensonge », dit l’Évangile tel qu’on le cite ◀d’▶ordinaire. Ceci concerne le premier mensonge, celui qui se borne à taire la vérité (tout en ne cessant ◀de▶ la connaître) ou à la nier (tout en sachant que pour si peu, elle ne cesse pas ◀d’▶exister). Mais le texte original ◀de▶ ce passage est infiniment plus étrange. « Le diable est menteur, nous dit-on, et il est le père ◀de▶ son propre mensonge. » Par ici nous entrons au mystère du mal. Le père ◀de▶ son mensonge est celui qui l’engendre, le conçoit par ses propres œuvres, en abusant ◀d’▶une vérité qu’il rejette aussitôt qu’avilie, et qui mourra du monstre mis au monde. Monstrueuse création du mensonge, car le mensonge, par essence, n’est pas ! C’est une espèce ◀de▶ décréation. C’est le trompe-l’œil et le sonne-creux ◀de▶ l’invention bâtarde et ◀de▶ l’art inauthentique. Le diable est le père du faux art, ◀de▶ toutes ces œuvres qui ne sont « ni bien ni mal », parce que l’acte dont elles naquirent supprime les mesures mêmes du beau. Il n’y a plus ◀de▶ fautes ◀de▶ goût possibles là où n’existe plus ◀de▶ goût, comme il n’y a pas ◀de▶ crime possible là où n’existe pas ◀de▶ Loi. Peut-être ici découvrons-nous la raison dernière du mensonge : c’est toujours le désir ◀d’▶innocence utopique. Le mensonge ordinaire n’était que l’omission ou bien la négation ◀d’▶une vérité qui subsistait ailleurs et nous jugeait encore. Mais le mensonge diabolique nie le juge. Il ne part que ◀de▶ soi, et prolifère en autarcie, comme une cellule cancéreuse, introduisant dans l’univers ce sophisme ◀de▶ pure angoisse : le mensonge ◀de▶ nulle vérité.
10.
L’Accusateur
Par le doute qu’il instille en notre cœur au sujet de l’ordre divin, Satan nous porte à désirer un meilleur bien, qu’il nous désigne. C’est encore un bien, pensons-nous. Mais ce mouvement ◀de▶ l’âme créatrice, dès qu’il est détourné des fins prévues par Dieu, nous jette au mal, qui est la torsion du bien et du réel vers le néant.
Ce mal fait, Satan se dévoile comme un ennemi mortel ◀de▶ l’homme, qu’il avait abusé jusqu’ici en feignant ◀de▶ sympathiser avec l’idéalisme ◀de▶ sa révolte. Voici qu’il nous entraîne dans un nouveau tour ◀de▶ la spirale qui pointe vers l’Enfer : il nous accuse avec une angélique précision, sans laisser place à la pensée ◀d’▶une possible réparation.
Il est au monde une seule chose pire que ◀de▶ douter du bien et du réel, et c’est ◀de▶ douter du pardon, une fois qu’on a trahi le bien et le réel. Car douter du pardon nous replonge dans le mal, avec la sombre jouissance masochiste des « après moi le déluge » et des « tant pis pour moi ». Il faut croire au pardon pour oser confesser le mal qu’on a commis ; pour oser qualifier ◀de▶ faute sa propre faute ; et pour que puisse renaître la confiance qui donnera seule le courage ◀de▶ rebâtir. Celui qui doute du pardon ne peut pas confesser son crime, et celui qui ne le confesse pas n’en connaîtra jamais toute l’étendue.
Le diable est cet Accusateur qui veut nous faire douter ◀de▶ notre pardon pour nous forcer à fuir dans les remèdes du pire. L’Apocalypse le désigne comme « l’Accusateur ◀de▶ nos frères, celui qui les accuse devant Dieu jour et nuit ». C’est lui qui demandait la tête ◀de▶ Job devant le tribunal céleste. Non content de nous prendre à ses pièges, sitôt qu’il nous a pris il est le premier à nous dénoncer devant Dieu ◀de▶ la manière la plus impitoyable. Non par amour ◀de▶ la justice, mais par amour ◀de▶ notre châtiment, par haine froide. Pour le stérile plaisir ◀d’▶avoir raison.
C’est qu’il s’en tient à la légalité, au bien qu’il connaissait à l’origine ; un bien tout fait, arrêté pour toujours. Depuis sa chute, il a perdu le sens ◀de▶ la Création continue, du dynamisme immanent au réel. Par-dessus tout, il ignore le sens du drame ◀de▶ la Rédemption. Il ne sait pas et ne veut pas savoir que Dieu maintient le monde en dépit de nos fautes, par la vertu recréatrice ◀d’▶une mort qui est le centre ◀de▶ l’Histoire, et ◀de▶ chacune ◀de▶ nos histoires individuelles…
Aussi, partout où l’on condamne sans pitié son prochain ou soi-même, soyons sûrs que c’est le diable qui parle, l’Accusateur qui tient le pardon pour une simple faute de logique, la grâce pour une erreur ◀de▶ calcul statistique.
La duplicité infernale, c’est ◀de▶ nous faire croire qu’il n’y a pas ◀de▶ juge, ni ◀d’▶ordre divin du réel, et aussitôt que nous l’avons cru, ◀de▶ nous accuser ◀de▶ contravention devant le Juge. Ainsi la morale laïque, morale du devoir kantien et des routines bourgeoises excluant le Dieu personnel, nous accuse et nous prive en même temps ◀de▶ tout recours à Celui qui pardonne. Elle ne laisse aux meilleures ◀de▶ ses victimes que l’héroïsme autosadique ◀de▶ la révolte.
11.
Légion
Enfin, la Bible appelle le diable : Légion. Ici nous n’en finirions pas ◀de▶ commenter, conformément à la nature du sujet. Bornons-nous à marquer trois directions ◀de▶ pensée : nous les suivrons tout au travers du livre.
Si le diable est Légion, cela signifie d’abord que tout en étant un, il peut revêtir autant ◀d’▶aspects divers qu’il y a ◀d’▶individus de par le monde.
Mais cela peut signifier aussi que le diable est la masse anonyme.
Et finalement, qu’étant tout le monde, ou n’importe qui, il va nous apparaître comme n’étant Personne en particulier. Et ceci nous ramène au premier ◀de▶ ses tours, qui était ◀de▶ nous faire douter ◀de▶ son existence même.
Le nom ◀de▶ Légion évoque par ailleurs le mythe hellénique ◀de▶ Protée. Nous venons ◀d’▶énumérer les rôles principaux que le diable revêt dans la Bible : ils sont tous, en quelque manière, des déguisements ◀de▶ son malheur originel. Satan craint ◀de▶ se montrer tel qu’il est, c’est évident, puisqu’il craint même ◀d’▶exister à nos yeux. Il ne présentera donc aux hommes que des masques tour à tour rassurants ou flatteurs. « Déguisement, tu es, je le vois, une vilaine ruse par où notre Ennemi, fertile en artifices, étend son action »6.
Nous pouvons comprendre cette ruse. Pourquoi sommes-nous parfois tentés ◀de▶ vivre par délégation, et sous un masque ? Parce que cela permet à notre vanité ◀de▶ se satisfaire malgré nous, malgré nos exigences réelles et bien au-delà ◀de▶ nos possibilités. Chose étrange, nous sommes ainsi faits que nous nous prévalons intimement ◀d’▶un succès remporté « sous le masque », tandis que nous attribuerons au masque nos méfaits. Nous sommes prêts à nous approprier les mérites ◀d’▶un bien dont nous n’avons été que les acteurs, alors que nous nous empressons ◀de▶ projeter sur les Choses, le Destin, ou les Autres, un mal dont les racines sont réellement en nous. Ainsi chacun ◀de▶ nous, en tant que patriote, se sent flatté par une victoire nationale, alors qu’il attribue la défaite aux seuls chefs.
Ici le diable joue avec notre terreur ◀de▶ nous reconnaître responsables ◀de▶ nos vies. Autrefois il avait recours au déguisement vestimentaire. Aujourd’hui, le costume ne signifie plus rien. Le phénomène du déguisement s’est intériorisé en évasion morale. C’est devant soi-même d’abord, et comme en rêve, qu’on joue un rôle dans l’impunité. Le monde actuel est plein ◀d’▶individus qui portent à l’intérieur un costume ◀de▶ louage. Ils se cachent à leurs propres yeux. Comment connaîtraient-ils Satan, puisqu’ils ne veulent pas voir leur être véritable, celui qui prend ses décisions, le seul auquel pourrait se révéler le Tentateur ?
12.
Le sophisme
L’Ange déchu nous dit : je suis ton ciel, il n’y a pas ◀d’▶autre espérance. Le Prince ◀de▶ ce monde nous dit : il n’y a pas ◀d’▶autre monde. Le Tentateur nous dit : il n’y a point ◀de▶ juge. L’Accusateur nous dit : il n’y a point ◀de▶ pardon. Le Menteur résume tout en nous offrant un monde sans obligations ni sanctions, fermé sur soi mais recréé sans cesse à l’image ◀de▶ nos complaisances : il n’y a pas ◀de▶ réalité. Enfin Légion dit le dernier blasphème : il n’y a Personne.
Le monde moderne (et chacun ◀de▶ nous en lui) dans la mesure où il cultive un rêve ◀de▶ déification ◀de▶ l’homme par sa science ; où il nie toute transcendance ; où il s’enferme dans les autarcies ◀de▶ la puissance et ◀de▶ la passion ; où il noie finalement la vocation ◀de▶ la personne dans l’anonyme irresponsable, — le monde moderne (et chacun ◀de▶ nous en lui) se rend à la loi ◀de▶ Satan. Mais du même coup, il devient incapable ◀de▶ connaître celui qu’il sert !
Satan veut nous faire croire qu’il n’y a pas ◀d’▶autre monde. Si nous le croyons, il se trouve qu’aussitôt nous ne pouvons plus croire à Dieu ni à Satan ! S’il n’y a pas ◀de▶ ciel, comme nous le dit Satan, il n’y a pas non plus ◀d’▶enfer, ni ◀de▶ Maître ◀de▶ l’enfer. S’il n’y a pas ◀de▶ juge, il n’y a pas non plus ◀de▶ faute ni ◀d’▶Auteur du mal. S’il n’y a pas ◀de▶ vérité, il n’y a pas non plus ◀de▶ mensonge ni ◀de▶ Menteur. S’il n’y a personne, enfin, il n’y a pas non plus lui !
Ainsi, plus il sévit dans notre vie, moins nous pouvons le reconnaître. Plus il est effectif, moins il paraît dangereux. Sa propre action le dissimule aux yeux de celui qu’elle domine. Il s’évanouit dans son succès, et son triomphe est son incognito.
La preuve que le diable existe, agit et réussit, c’est justement que nous n’y croyons plus.
Mais à l’inverse, il n’est pas douteux que ce Dissimulé ne perde sa puissance à mesure qu’on le « révèle » comme disent les photographes, et qu’on le prive ainsi du bénéfice ◀de▶ l’attaque par surprise, sa tactique favorite. Nous avons donc soumis l’incognito ◀de▶ Satan au réactif ◀de▶ la Révélation, qui le rend visible à l’œil spirituel.
Comment va-t-il s’y prendre, désormais, pour tromper cet œil averti, pour abuser ce sens du mal qu’éveille en nous la connaissance du Bien, comme le soleil fait renaître les ombres ?
13.
diable et péché
Imaginez que le diable aille se cacher dans le péché même, dans le péché en général, tel que le conçoivent les prédicateurs et les moralistes ◀d’▶aujourd’hui. Ce serait un excellent calcul, pour les deux raisons que voici : tout d’abord, nous serions induits à croire que le diable n’est « rien ◀d’▶autre » qu’une figuration naïve du péché ; en second lieu, nous n’aurions plus l’idée ◀d’▶aller chercher le diable dans nos vertus.
En vérité, le diable n’est pas dangereux là où il se montre et nous fait peur, mais là seulement où nous ne savons pas le voir. Il nous terroriserait s’il se montrait, et nous fuirions sans l’écouter, tandis que le péché nous fait moins peur qu’envie. Si nous savions voir le diable dans le péché, nous serions beaucoup plus prudents. Son astuce sera donc ◀de▶ se rendre invisible au sein même ◀de▶ nos vraies tentations. C’est là qu’il va montrer patte blanche, comme le grand méchant loup dans le conte du Chaperon rouge, alors qu’il fera voir ses cornes et sa grimace dans des fantaisies ridicules, bien loin du lieu ◀de▶ son action réelle. N’avez-vous pas connu ◀de▶ ces dames charmantes qui se récrient dès qu’on parle du diable : — C’est trop affreux, vous me faites trop peur, je sens que je ne pourrai pas dormir ! — mais qui d’ailleurs adorent tromper leur mari — c’est le péché même, à leurs yeux —, mentent sans le moindre scrupule, sont égoïstes avec passion, et n’ont en général aucune espèce ◀de▶ trouble ◀de▶ conscience. Elles ne conçoivent pas le diable comme l’instigateur ◀de▶ leurs péchés, mais comme une sorte ◀d’▶apparition ◀de▶ cauchemar, qui porte malheur et qui leur veut du mal. Elles ne se doutent pas que le diable est sans aucun pouvoir sur nous ailleurs que dans notre péché, et par lui seul.
Le diable-apparition, sans liens avec nous-mêmes et tout extérieur à nos fautes, celui-là n’est vraiment « rien ◀d’▶autre » qu’une projection, hors de nous-mêmes, du péché dont nous sommes les auteurs et que nous refusons ◀d’▶assumer. Ce subterfuge ◀de▶ l’inconscient n’a ◀d’▶autre but que ◀de▶ nous exonérer d’une part honteuse ◀de▶ nous-mêmes. Si le résultat nous apparaît étrange et fantastique, c’est parce que l’idée même que nous pourrions être coupables nous apparaît étrange et fantastique.
Mais d’autres vont me dire, au camp des vertuistes et des spirituels mieux réveillés : « Pourquoi parler ◀d’▶un diable personnel ? Nous voyons bien le péché, mais pas le diable. Ne peut-on pas en faire l’économie ? Si l’on dissipait le péché, l’on constaterait qu’il n’y a personne derrière l’écran. »
Ici, le diable au lieu de se distinguer abusivement ◀de▶ notre péché, a choisi ◀de▶ se confondre avec lui au point qu’on croie cette abstraction plus vraie que la figure mythique. Le tour est subtil et requiert un peu ◀d’▶astuce spirituelle, ◀de▶ notre part, pour le déjouer.
Certes, le péché étant devenu notre seconde nature, il peut sembler qu’il agit ◀de▶ soi-même et sans Auteur, en vertu d’une espèce ◀d’▶inertie ou ◀de▶ force ◀de▶ l’habitude. Une coutume du mal nous habite, que l’on pourrait nommer le péché habituel, ou presque le péché normal. C’est notre propension toute mécanique à violer les dix commandements, c’est-à-dire à commettre des péchés, qui n’ont rien ◀de▶ très mystérieux et sont exactement catalogués : lâchetés et mensonges, actes ◀d’▶orgueil ou ◀d’▶égoïsme, vols, trahisons et méchancetés ◀de▶ toute espèce. Il est possible que le diable en personne ne se dérange pas pour si peu. Comme un directeur ◀de▶ journal qui ne fait pas les chiens écrasés, se réservant pour les grandes catastrophes ◀de▶ la politique mondiale. Voici cependant où l’on verra percer le bout ◀de▶ son oreille pointue : c’est au moment précis où le péché n’est plus reconnu pour tel et veut se justifier.
Dans les mécanismes hérités ◀de▶ nos petits péchés quotidiens, nous sentons quelquefois intervenir comme un moment ◀d’▶accélération panique : c’est lui ! Tout ◀d’▶un coup, les choses s’aggravent et s’embrouillent, vous ne savez pourquoi ; elles deviennent inextricables, vous ne distinguez plus le bien du mal, le faux du vrai, la charité ◀de▶ la cruauté : c’est lui qui a pris le jeu en main ! C’est lui qui invente nos sophismes moraux, efface nos catégories, transforme ce péché habituel en une « vertu » délirante, en un vertige ◀de▶ fausse innocence, en une exaltation ◀de▶ puissance destructive. C’est lui qui crée les situations extrêmes, sans issue.
Les cas ◀de▶ ce genre seront les seuls où j’essaierai ◀de▶ décrire l’action du diable dans nos péchés catalogués7. Pour les autres, je les laisse aux moralistes, prédicateurs, législateurs ou dictateurs chargés ◀de▶ nous rappeler les règlements.
Je compte me livrer désormais à un sport beaucoup plus excitant : la chasse au diable dans nos idéaux et dans l’insignifiance ◀de▶ nos actes. Et ce n’est point par amour du paradoxe, mais au contraire par une raison fondamentale, et que tout ce qui précède tendait à dégager. En dernière analyse, le diable ne peut agir que dans le bien, par le moyen ◀de▶ nos vertus. Car nous savons qu’il ne peut rien créer, pas même le champ ◀de▶ son action. Il ne peut donc que tordre et déformer ce qui existe et fut bien fait par Dieu. Nos vices mêmes ne sont pas ◀de▶ véritables créations du diable, mais seulement des vertus mal orientées. Le sens originel ◀de▶ leur élan, gauchi ou inverti par notre orgueil et par l’inertie ◀de▶ nos âmes, devient presque invisible à la conscience humaine. Un vice, c’est une vertu désorbitée ou réduite à l’insignifiance. C’était le bien, mais le diable s’y est mis, à l’instant même où nous avions le choix entre l’usage légal et l’abus ◀de▶ ce bien.
Si donc j’évite ◀d’▶aller chercher le diable là où chacun s’attend à le trouver, dans les mauvais lieux des faubourgs ou dans les bouges ◀de▶ notre vie privée, qu’on n’y voie ◀de▶ ma part nul désir ◀de▶ surprendre. Tout simplement, le diable habite ailleurs en temps normal. Poussé par la logique impérative du camouflage, obéissant au principe fatal ◀de▶ son existence empruntée et parasitaire, il a choisi pour domicile permanent « les sépulcres blanchis » que maudissait le Christ. Je lui donne rendez-vous dans nos vertus.
14.
Le psychanalyste confondu
Un dernier mot sur la réalité mythique ◀de▶ Satan : je voudrais corriger par la vertu ◀d’▶un doute les conclusions trop rationnelles encore qu’un lecteur peut tirer, malgré moi, ◀de▶ ces pages.
Dès que vous croyez apercevoir le diable, parce qu’il en a fait un peu trop, dès que vous tentez ◀de▶ le démasquer dans le péché, il vous égare en vous faisant dire par les savants que le péché lui-même n’existe pas : trouble des glandes endocrines ou fantaisie du subconscient, maladie mentale ou conditionnement social insuffisant. Nous ne sommes responsables ◀de▶ rien. Nous ne sommes pas méchants, mais malades…
La psychanalyse, considérée dans son ensemble et dans sa tendance générale — sans doute inconsciente — peut être définie comme une tentative ◀de▶ ramener le péché et le Mal à des mécanismes subjectifs, dont le médecin pourra se rendre le maître. Chaque époque a son utopie. Le Moyen Âge cherchait la pierre philosophale dans les cornues des alchimistes. Nous essayons ◀de▶ dissoudre le diable dans les eaux troubles du subconscient. Ce n’est encore qu’une variante scientifique du sophisme ◀de▶ l’incognito. Point ◀de▶ diable aux yeux des freudiens, mais seulement une croyance au diable, résultant ◀de▶ la « projection » ◀d’▶un sentiment ◀de▶ culpabilité. Guérissez ce sentiment-là, vous n’aurez plus ◀de▶ croyance au diable, ni donc ◀de▶ diable. Le démon ne serait qu’une image ◀de▶ névrose, quelque chose qui se soigne, se guérit, et s’évanouit au terme du traitement.
On ne demanderait pas mieux que ◀d’▶y croire. Mais les psychanalystes et les Christian Scientists eux-mêmes savent bien qu’il y a des accidents irréductibles à la psychologie, qu’il y a des faits, disons des tuiles qui tombent des toits, et qui tombent également sur l’homme normal et sur l’homme torturé par ses complexes. Or la chute ◀de▶ l’ange Lucifer est justement l’Accident absolu qui survint dans l’histoire du monde.
J’aime opposer d’ailleurs à la psychanalyse une parabole qu’on m’a donnée pour histoire vraie, et que je trouve trop belle pour ne pas être vraie.
Comme on demandait à C. G. Jung s’il croyait aux phénomènes occultes, le grand psychanalyste se contenta ◀de▶ répondre par l’anecdote suivante. Un jour une dame vient le trouver à Zurich, et lui expose son tourment : elle ne pouvait se promener dans la rue sans se voir aussitôt attaquée par les oiseaux. Depuis des mois elle en était réduite à ne sortir qu’en voiture fermée. Jugeant elle-même qu’il s’agissait ◀d’▶une hallucination, elle demandait à Jung ◀de▶ la traiter. Chacun sait ce qu’un oiseau veut dire8. Le cas paraissait clair et la cure facile. Les séances commencèrent aussitôt. Après deux ou trois mois, l’état général ◀de▶ cette dame s’était notablement amélioré. Elle dormait mieux, l’appétit revenait, les migraines duraient moins longtemps. Mais nul changement ne se marquait quant à la phobie des oiseaux… On continua. Tous les complexes habituels affleuraient l’un après l’autre, s’avouaient, s’épanouissaient et finalement se résolvaient selon toutes les règles ◀de▶ l’art. Mais toujours rien ne se manifestait, qui parût se rapporter ◀de▶ près ou ◀de▶ loin au mystère des oiseaux agresseurs.
Un an s’écoula, sans progrès. Le médecin commençait à désespérer, il envisageait même ◀d’▶abandonner la cure. (Et vous savez pourtant si rien égale la patience ◀d’▶un psychanalyste !) Enfin, par un beau jour ◀d’▶été, la malade vint pour une dernière tentative. Il faisait une chaleur torride. Jung possède une villa sur les rives du lac ◀de▶ Zurich. Il proposa que la séance eût lieu dans un petit pavillon au bord de l’eau. On sort, la dame la première ; et sitôt dans le jardin, conclut Jung, « eh bien… les oiseaux l’attaquaient ! »