Première partie
L’Incognito et la▶ Révélation
1.
Le premier tour
C’est dans ◀les▶ Petits Poèmes en prose ◀de▶ Baudelaire que ◀l’▶on peut lire ◀la▶ phrase ◀la▶ plus profonde écrite par un moderne sur Satan :
◀La▶ plus belle ruse du diable est ◀de▶ nous persuader qu’il n’existe pas.
2.
◀L’▶Incognito
Reconnaissons que ce tour n’a jamais mieux réussi que dans ◀l’▶époque contemporaine. Même quand nous croyons « encore » en Dieu, nous croyons si peu au diable que ◀l’▶on m’accusera certainement ◀d’▶obscurantisme, ou simplement ◀de▶ manque ◀de▶ sérieux, si je persiste en mon projet ◀de▶ lui consacrer tout un livre.
Le premier tour du diable est son incognito.
Dieu dit : « Je suis celui qui suis ». Mais ◀le▶ diable toujours jaloux ◀d’▶imiter Dieu, fût-ce à rebours puisqu’il voit tout ◀d’▶en bas, nous dit comme Ulysse au Cyclope : « Je me nomme Personne, il n’y a personne. ◀De▶ qui aurais-tu peur ? Vas-tu trembler devant ◀l’▶inexistant ? »
En Angleterre, au xviie siècle encore, circulait une gravure inspirée des diableries ◀de▶ Breughel et ◀de▶ Bosch. Elle représentait un personnage doté ◀d’▶une tête cornue et ◀de▶ deux pieds fourchus, mais dont ◀le▶ corps restait invisible. Et ◀le▶ titre était : No-body.
Comme ◀le▶ chat ◀de▶ Cheshire dans Alice, ◀le▶ diable a, ◀de▶ nos jours, achevé ◀de▶ disparaître, ne laissant plus flotter dans ◀l’▶air qu’un rire imperceptible aux gens pressés.
Cependant, ◀la▶ Bible dénonce ◀l’▶existence du diable à chaque page, ◀de▶ la première où il apparaît sous ◀la▶ forme du serpent, jusqu’à ◀l’▶avant-dernière où nous voyons Satan lié pour mille ans, puis délié et déchaîné sur ◀les▶ quatre parties du monde pour ◀les▶ tromper et pour ◀les▶ faire se battre sans raison alléguée, finalement flamboyé par ◀le▶ feu ◀de▶ ciel et précipité dans un étang ◀de▶ flammes et ◀de▶ soufre avec ses faux prophètes, pour y être tourmenté nuit et jour aux siècles des siècles. ◀La▶ Bible, — c’est un fait trop peu connu — parle beaucoup moins du mal en général que du Malin personnifié (tout au moins dans ◀les▶ textes originaux). Si ◀l’▶on croit à ◀la▶ vérité ◀de▶ ◀la▶ Bible, il est impossible ◀de▶ douter un seul instant ◀de▶ ◀la▶ réalité du diable.
Mais qui croit encore à ◀la▶ Bible, sérieusement, dans un monde où ◀l’▶on croit aux journaux ? C’est un fait : ◀l’▶homme moderne éprouve moins ◀de▶ peine à prêter foi aux mensonges du jour qu’aux éternelles vérités transmises par ◀les▶ livres sacrés.
◀L’▶homme moderne — en moi-même d’abord et par ◀la▶ voix que vont lui donner mes lecteurs — m’arrête, au seuil ◀de▶ cette étude, et me dit avec un sourire ◀d’▶indulgente incrédulité : — « Vous croyez donc au diable ? Auquel ? Celui du Moyen Âge avec ses cornes rouges ? Ou un vrai diable ? » Ces questions sont inévitables à notre époque. Elles traduisent fort exactement nos attitudes ◀de▶ pensée ◀les▶ plus courantes. Négliger ◀d’▶y répondre serait se condamner à baser tout un livre sur un quiproquo.
3.
Pour ceux qui n’en voient que ◀la▶ queue
Abordons ◀la▶ difficulté par son aspect simple et banal, selon qu’elle se présente à nous dans ses apparences naïves.
On nous dit « Dieu » et nous voyons un grand vieillard à barbe blanche, Père éternel ◀de▶ Michel-Ange tonnant au ciel violent ◀de▶ ◀la▶ Sixtine. On nous dit « diable », et nous voyons un démon ricanant et cornu, qui circule dans ◀l’▶ombre animé des plus mauvaises intentions. Ces réflexes ◀d’▶optique intérieure ne prouvent rien sur Dieu, ni sur son existence. Mais chose curieuse, ils nous paraissent prouver quelque chose sur Satan : notamment qu’il n’existe pas, sinon comme accessoire des mystères médiévaux.
Supposons un instant qu’il s’agisse là ◀d’▶un camouflage prémédité du diable. À première vue, il paraîtra rudimentaire, et pourtant il est fort habile : Satan se dissimule derrière sa propre image. Il choisit ◀de▶ revêtir une apparence grotesque qui a pour effet certain ◀de▶ ◀le▶ rendre inoffensif aux yeux des personnes instruites. Car si ◀le▶ diable est simplement ◀le▶ démon rouge armé ◀d’▶un grand trident, ou ◀le▶ faune à barbiche ◀de▶ chèvre et à longue queue des légendes populaires, qui se donnerait encore ◀la▶ peine ◀d’▶y croire, ou même ◀de▶ déclarer qu’il n’y croit pas ?
Ainsi, par un tour astucieux, ◀l’▶image automatique et médiévale qu’éveille en nous ◀le▶ nom ◀de▶ diable est devenue ◀la▶ Tarnkappe, ◀le▶ manteau qui rend invisible et que Satan lui-même agite devant nos yeux pour nous faire croire qu’il n’est plus là depuis des siècles.
Cette mascarade anachronique et bouffonne n’a pas médiocrement contribué à ◀la▶ réussite du premier tour que dénonce Baudelaire. Beaucoup s’y arrêtent : « Comment peut-on perdre son temps avec ces balivernes ◀d’▶un autre âge ? »
Or il me semble que ce sont eux qui s’y laissent prendre !
Fascinés par ◀l’▶image traditionnelle et trop évidemment puérile, ils ne se doutent pas que ◀le▶ diable agit ailleurs, sans queue ni barbe, par leurs mains peut-être.
Ce qui me paraît incroyable, ce n’est pas ◀le▶ diable, et ce ne sont pas ◀les▶ anges, mais bien ◀la▶ candeur et ◀la▶ crédulité des sceptiques, et ◀l’▶impardonnable sophisme dont ils se montrent ◀les▶ victimes : « ◀Le▶ diable est un bonhomme à cornes rouges et à longue queue ; or je ne puis croire à un bonhomme à cornes rouges et à longue queue ; donc je ne crois pas au diable. » C’est tout ce qu’il demandait.
Et ceux qui en restent aux contes ◀de▶ bonnes femmes, ce sont ceux qui refusent ◀de▶ croire au diable à cause de ◀l’▶image qu’ils s’en font, et qui est tirée des contes ◀de▶ bonnes femmes.
4.
Réalité du mythe
Mais si nous écartons ce voile grossier, que trouverons-nous ? Un mythe ou une réalité ? Derrière ◀l’▶image ◀d’▶un pittoresque inefficace et désuet — y a-t-il quelqu’un ?
Cette fois-ci, ◀la▶ question paraît grave pour nos esprits rationalo-matérialistes. Je ◀la▶ crois mal posée mais, dans ◀le▶ fait, c’est ainsi qu’elle se pose à nous. (Ou que ◀le▶ diable nous ◀la▶ pose.)
« ◀Le▶ diable n’est qu’un mythe, nous dira ◀l’▶historien. Preuve en soit que je puis vous tracer son histoire, ◀de▶ sa naissance antique jusqu’à sa mort dans ◀l’▶esprit ◀de▶ nos contemporains. ◀Les▶ hommes ont créé ce fantôme.
Et tout d’abord, ◀le▶ diable est une invention juive. C’est-à-dire que ◀le▶ diable est juif comme ◀l’▶automobile est américaine, ou comme ◀la▶ Panzerdivision est allemande. En fait, ◀l’▶idée première du diable fut donnée aux Juifs par ◀l’▶Orient et ses mystères dualistes, lorsqu’Israël était captif à Babylone. Mais ce sont ◀les▶ rabbins qui ont su tirer parti ◀de▶ ◀la▶ légende ◀d’▶Ormuzd et ◀d’▶Ahrimane, et ◀de▶ ces anges ou démons ailés dont ils trouvaient ◀le▶ modèle en Assyrie. Ce sont ◀les▶ rabbins qui ont écrit ◀le▶ livre ◀d’▶Énoch, où ◀l’▶on voit des anges mauvais descendre sur ◀la▶ terre — et c’est la première chute — pour s’y unir aux filles des hommes et engendrer des géants malfaisants. Ce sont ◀les▶ rabbins encore qui ont popularisé ◀les▶ traditions relatives aux esprits malfaisants, Samaël, Lucifer, Python, Asmodée, Bélial et Satan. Peu à peu, ces démons se sont fondus dans une entité collective : Satan, ou diabolos en grec, ◀l’▶Accusateur, ◀l’▶ennemi du genre humain, qu’on assimile aussi au serpent ◀de▶ ◀la▶ Genèse. Dès lors, Satan prend son essor comme personnalité bien définie, et de plus en plus formidable. ◀Le▶ christianisme lui donne un rôle dans ◀les▶ récits ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ Jésus. Et dans ◀l’▶Apocalypse il est autorisé à régner sur ◀le▶ monde entier, avant sa chute grandiose dans un Enfer dont encore il reste ◀le▶ Roi. En ◀l’▶an 547, ◀le▶ concile ◀de▶ Constantinople ◀le▶ déclare éternel. Pendant tout ◀le▶ Moyen Âge, il terrorise ◀les▶ populations ◀de▶ ◀l’▶Europe christianisée. ◀Les▶ moines font autant pour sa gloire que ◀les▶ rabbins en avaient fait pour sa naissance. On lui attribue des cohortes innombrables ◀de▶ démons et ◀de▶ diablotins1. On lui invente une église et des messes noires. On lui oppose des tribunaux, une Chambre ardente, qui lui envoient dans ◀la▶ panique et ◀le▶ délire des milliers ◀de▶ victimes convaincues ◀de▶ sorcellerie, et souvent prêtes à s’accuser elles-mêmes dans ◀les▶ termes que leur suggère ◀l’▶obsession des Inquisiteurs ou des magistrats puritains.
Comment finit cette névrose collective ? Non par ◀la▶ guérison ◀de▶ ses victimes, mais par ◀la▶ suppression ◀de▶ ceux qui prétendaient ◀les▶ guérir par ◀le▶ feu. Au siècle des Lumières, ◀l’▶Inquisition s’apaise et ◀le▶ puritanisme s’humanise : aussitôt ◀les▶ sorciers disparaissent. Et bientôt à leur suite, ◀le▶ diable quitte ◀la▶ scène, comme ◀l’▶évêque à ◀la▶ fin ◀d’▶une procession. Rien de plus clair que cette histoire : ◀les▶ hommes ont inventé ◀le▶ diable, ce fantôme ◀les▶ a tourmentés pendant des siècles ◀d’▶ignorance, et finalement ◀la▶ raison triomphante a dissipé notre illusion morbide. »
Tel est ◀le▶ point de vue ◀de▶ ◀l’▶historien. Il est exact tant qu’il n’explique rien, et qu’il se borne à réciter des faits tirés ◀de▶ documents écrits. Mais il est faux et dénué ◀d’▶intérêt s’il prétend prouver quelque chose quant à ◀la▶ réalité du diable. Car tout cela revient à dire que ◀le▶ diable est un être mythique, une réalité ◀de▶ ◀l’▶esprit. Dès lors, si ◀l’▶on me dit : « ◀Le▶ diable n’est qu’un mythe, donc il n’existe pas » — formule rationaliste — je réponds : « ◀Le▶ diable est un mythe, donc il existe et ne cesse pas ◀d’▶agir ». C’est ici ◀le▶ foyer du débat.
Un mythe est une histoire qui décrit et illustre, sous une forme dramatisée, certaines structures profondes du réel.
Je parle ◀de▶ structures littéralement fondamentales, car elles sont antérieures à notre distinction entre ◀la▶ matière et ◀l’▶esprit. Elles informent notre univers dans tous ◀les▶ plans ◀de▶ sa réalité. Et c’est seulement quand nous avons saisi par intuition ◀le▶ principe et ◀la▶ loi ◀d’▶une structure que nous pouvons, dans ◀la▶ nature ou dans ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶âme, reconnaître des formes, comprendre leur langage, et parfois même prévoir leur développement. ◀Les▶ mythes sont ◀les▶ formules symboliques qui nous rappellent ou nous livrent ◀le▶ sens ◀de▶ ces structures formatrices — Idées ◀de▶ Platon, Catégories ◀de▶ Kant, Mères ◀de▶ Goethe, Archétypes ◀de▶ Jung.
Dans ◀le▶ mythe, une réalité équivaut par définition à un sens, — et réciproquement.
Hors du mythe, je veux dire sans ◀le▶ secours des moyens ◀d’▶intuition structurelle qu’il nous offre, il n’y a que des faits dits objectifs, mais il n’y a plus ◀de▶ significations valables dans tous ◀les▶ plans simultanés ◀de▶ notre existence. ◀La▶ raison s’imagine à tort qu’elle perçoit des objets isolés et qu’elle parvient ensuite à ◀les▶ relier en énonçant des lois prétendues générales. Ces lois sont en réalité locales par rapport à ◀l’▶ensemble ◀de▶ notre réalité. Par exemple, ◀les▶ lois mathématiques énoncées par notre raison cessent aussitôt ◀d’▶être valables si ◀l’▶on passe au plan affectif, au plan moral, ou au plan spirituel. De même, ◀les▶ lois économiques sont souvent en contradiction avec ◀les▶ lois biologiques, etc. Or loin de s’effrayer et ◀de▶ se scandaliser ◀de▶ carences aussi flagrantes, notre raison moderne s’excuse en précisant « qu’il s’agit ◀de▶ domaines différents ». Phrase typiquement provinciale, à ce stade. Mais quand ◀la▶ raison va plus loin, quand elle prétend nier ◀l’▶existence ou ◀l’▶urgence ◀de▶ ◀la▶ commune mesure qu’elle ne peut concevoir, ◀la▶ raison nous conduit à ◀la▶ folie par ◀la▶ porte ◀de▶ ◀l’▶incohérence. ◀Le▶ chaos où nous sommes en témoigne. Et ◀la▶ grande explosion ◀de▶ ◀l’▶irrationalisme dans la première moitié du xxe siècle témoigne ◀de▶ ◀l’▶état pré-démentiel où ◀le▶ rationalisme avait amené ◀le▶ monde, en détruisant ◀les▶ religions et ◀les▶ mythes détenteurs du sens général.
◀Le▶ temps est venu de dépasser ◀le▶ faux dilemme rationalisme ou irrationalisme. Cette discussion a mal tourné, décidément. Elle a fait trop ◀de▶ bruit dans ◀le▶ siècle. Il est temps ◀de▶ réconcilier ◀la▶ raison et ◀les▶ forces qui lui échappent, dans ◀la▶ synthèse ◀d’▶une sagesse nouvelle. Je crois que ◀l’▶époque est mûre pour ◀l’▶entreprise et que, dans ◀les▶ deux camps, on ◀l’▶a senti.
◀L’▶esprit rationaliste lui-même, involontairement, rend justice à ◀la▶ fonction vitale du mythe. Car lorsqu’il déclare par exemple : « ◀Le▶ diable est un mythe, donc il n’existe pas », il entend dire plus exactement : « Je ne perçois que des maux ou des systèmes ◀de▶ maux indépendants ◀les▶ uns des autres. Mais je suis incapable ◀de▶ m’assurer qu’une intention quelconque, un plan ou une conscience, relient tous ces maux isolés. ◀Le▶ mythe seul, en personnifiant ou anthropomorphisant ◀le▶ Mal, est capable ◀de▶ lui découvrir une signification générale. Quant à moi, je me récuse, modestement. »
Ce qui revient à dire, prenons-y garde, que ◀le▶ mal ne serait pas une réalité spirituelle, mais une multiplicité ◀de▶ fautes, ◀d’▶erreurs, ◀d’▶accidents matériels, ◀de▶ hasards considérés comme malheureux, ◀de▶ malajustements et ◀d’▶absurdités. Une collection ◀de▶ grands et ◀de▶ petits scandales parfois localement explicables, ou qu’on se borne à déclarer absurdes et fous s’ils résistent à notre analyse.
C’est pourquoi ◀la▶ raison se trouve désarmée devant ◀les▶ éruptions brutales ◀d’▶un mal organisé par des forces obscures, selon ◀la▶ logique mystérieuse et ◀l’▶efficacité irrésistible ◀de▶ ◀l’▶inconscient.
Enregistrons cette carence rationaliste et plaçons-nous maintenant dans ◀la▶ vision essentiellement synthétique du mythe.
Tout, ici, est « anthropomorphe », et tout doit ◀l’▶être, en fin de compte, par cette raison fondamentale : c’est que nous sommes ici dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶esprit, du sens, et des essences créatrices, dans ◀le▶ monde ◀d’▶où provient toute forme, y compris ◀la▶ forme ◀de▶ ◀l’▶homme. Voltaire disait : « Dieu créa ◀l’▶homme à son image, mais ◀l’▶homme ◀le▶ lui a bien rendu ». Cette boutade signifie, pour un rationaliste, que ◀l’▶homme a inventé un Dieu inexistant. Mais si ◀l’▶on prend au sérieux le premier terme « Dieu créa ◀l’▶homme à son image », le second terme devient normal. Si ◀l’▶homme ne « rendait » pas à Dieu cette forme dont ◀l’▶idée lui vient de Dieu, cette idée dont il est formé, c’est par définition qu’il irait à ◀l’▶erreur. (Il se trompe dans ◀le▶ fait, en créant ◀de▶ faux dieux. Mais alors, c’est dans ◀la▶ mesure où il néglige ◀les▶ aides ◀de▶ ◀la▶ Révélation corrigeant ses erreurs égoïstes. Celles-ci ne sont pas « trop » humaines — rien ne ◀l’▶est trop — mais pas assez.)
À vrai dire, ◀l’▶homme moderne doit faire un grand effort pour s’anthropomorphiser lui-même, c’est-à-dire pour se spiritualiser, s’il veut devenir humain au plein sens ◀de▶ ce terme. Car dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶esprit, tout est forme, intention, mouvement, finalité, et plan. Tout prend figure et nom, tout est personnifié.
Ainsi, parler du diable ne sera pas ici quelque moyen facile ◀d’▶illustrer des idées. ◀Le▶ réel n’est pas fait ◀d’▶idées et ◀de▶ matière. Je ◀le▶ conçois gouverné par des structures ◀de▶ forces ou des ensembles dynamiques, antérieurs à toute forme matérielle, à toute idée que nous pourrions élucider. ◀Le▶ dynamisme très particulier que je voudrais décrire dans ce livre porte ◀le▶ nom traditionnel ◀de▶ diable.
Ce diable-là n’est pas sorti ◀d’▶une série ◀de▶ textes plus ou moins authentiques ou anciens. Car il est un agent permanent ◀de▶ ◀la▶ réalité humaine, telle que nous ◀la▶ vivons quand nous vivons vraiment, dans notre état ◀de▶ créatures libres, c’est-à-dire constamment placées devant des choix, dans ◀la▶ contradiction et ◀la▶ perplexité, ◀le▶ paradoxe, ◀la▶ tragédie. Tout cela suppose et pose ◀l’▶existence ◀d’▶un bien et ◀de▶ quelque chose ◀d’▶autre que ◀le▶ bien. Sinon, où seraient ◀le▶ choix, ◀la▶ tragédie, ◀la▶ liberté ? Quand ce non-bien, quand ce mal prend un sens, nous ◀les▶ dénommons diable, et j’accepte ce nom.
Dans ◀les▶ pages qui suivent, je voudrais exposer ◀la▶ conception biblique du diable, non pas dans ses aspects théologiques proprement dits, mais en tant qu’elle nous aide à mieux comprendre ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ◀l’▶homme, et nos vies dans ce siècle. Je pense que ◀les▶ figures du mythe nous guident plus sûrement que ◀l’▶évidence moderne et que ◀les▶ analyses ◀de▶ ◀la▶ raison. Car elles transmettent une expérience millénaire, au regard de laquelle nos déductions individuelles, ou localement logiques, apparaissent hasardeuses et provisoires, fragmentaires et superficielles.
5.
◀L’▶Ange déchu
Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair.
Luc 10, 18.
◀La▶ Bible nous apprend que Lucifer est un ange tombé du ciel.
◀Les▶ anges sont des créatures spirituelles vivant et agissant sur ◀les▶ frontières ◀de▶ ◀l’▶Éternel et ◀de▶ ◀la▶ Création, ◀de▶ ◀l’▶éternité et du temps. Ce sont des intentions divines, des messagers, — comme ◀le▶ dit leur nom grec, agellos ; des serviteurs à ◀la▶ fulgurante volée, dont ◀la▶ vitesse est celle ◀de▶ ◀la▶ pensée, et c’est pourquoi ils nous sont invisibles ; des intelligences sans fraude, participant ◀de▶ ◀l’▶omniscience du Créateur, et c’est pourquoi nous ◀les▶ comprenons mal. « Tout ange est terrible ! », dit Rilke. Mais tout ange est bon, servant Dieu. Au sommet ◀de▶ leur hiérarchie sont ◀les▶ archanges.
Un seul archange a trahi sa mission, son message et son être même, c’est Lucifer, ◀le▶ Porteur ◀de▶ Lumière2. Satan s’est révolté, il a refusé ◀de▶ servir, il a refusé ◀de▶ transmettre son message divin, il a voulu se faire original, auteur ◀de▶ son destin, porteur ◀de▶ ses lumières à lui. Et aussitôt, par ◀les▶ lois mêmes ◀de▶ ◀l’▶être, il est « tombé » du Ciel, qui est ◀le▶ Royaume où ◀l’▶intention ◀de▶ Dieu règne absolue. (Coupez ◀la▶ communication, ◀le▶ courant « tombe ».) Il est devenu ◀le▶ messager ◀de▶ soi, et comme il n’est qu’un esprit pur, une fois coupé ◀de▶ ◀la▶ source ◀de▶ ◀l’▶Esprit, il est devenu ◀le▶ messager du Néant et ◀de▶ ses mystères.
Mais quoique déchu, il a gardé sa science ◀d’▶esprit pur. Comme un artiste qui a perdu son génie et ne croit plus à ◀la▶ peinture, mais qui a conservé son « métier » et ◀l’▶envie ◀d’▶être à ◀l’▶avant-garde, Satan connaît encore ◀l’▶Esprit et ◀les▶ esprits, mais non plus ◀la▶ fin et ◀la▶ gloire à laquelle ils sont destinés.
Ayant refusé ◀de▶ servir Dieu, ◀de▶ servir à Dieu, il est devenu celui qui sert ◀le▶ Rien, ne sert à Rien. Et tout ce qui ne sert à Rien, au sens spirituel, porte ◀la▶ marque diabolique. Mais Nobody lui-même reste Quelqu’un. Il en sait plus que nous sur ◀les▶ mystères du monde et ◀le▶ secret des âmes qu’il abuse…
6.
◀Le▶ Prince ◀de▶ ce monde
◀L’▶acte ◀d’▶orgueil éblouissant et consumant qui transforma ◀l’▶Ange ◀de▶ lumière en Ange et Prince des ténèbres, ◀l’▶a condamné à un impérialisme sans limites, donc par définition désespéré. ◀La▶ perte ◀de▶ ◀l’▶Unique Nécessaire fait naître une soif essentiellement inextinguible. ◀Le▶ monde entier ne saurait combler ◀le▶ vide que forme au cœur ◀d’▶une créature ◀la▶ conscience ◀d’▶avoir quitté sa juste place dans ◀le▶ monde. Tombé ◀de▶ ◀l’▶éternel, Satan veut ◀l’▶infini. Tombé ◀de▶ ◀l’▶Être, il veut ◀l’▶Avoir. Mais ◀le▶ problème est insoluble à tout jamais. Car pour avoir et posséder, il faudrait être, et il n’est plus. Tout ce qu’il s’annexe, il ◀le▶ détruit. (◀Le▶ Néant néantit, dit Heidegger). Et certes, il pourra tout avoir, puisqu’il est appelé Prince ◀de▶ ce monde dans ◀l’▶Évangile — mais il n’aura jamais que ce monde-ci. Il ne reconquerra jamais ◀le▶ Ciel, qui est proprement ◀l’▶âme ◀de▶ ce monde et ◀le▶ mystère du transcendant dans ◀l’▶immanence. Il n’aura ◀de▶ notre univers que ◀la▶ carcasse matérielle. Et c’est probablement ◀de▶ ces débris ◀de▶ ◀la▶ Maison désaffectée qu’il fera ◀le▶ bois ◀de▶ chauffage ◀de▶ son Enfer.
Il ◀le▶ sait bien. C’est pourquoi son désir et sa jalousie forcenée se portent sur nos âmes individuelles. Il rôde autour de nous comme un lion rugissant en quête ◀de▶ sa proie, dit ◀la▶ Bible. Il rôde autour de nous comme un gangster obsédé par ◀le▶ kidnapping. Ses victoires, il est vrai, seront toujours stériles. Car on ne devient pas père en volant un enfant. On peut voler ◀l’▶enfant, non ◀la▶ paternité. On peut voler ◀le▶ pouvoir, mais non ◀l’▶autorité. Satan peut voler ce monde, non sa divinité. Et cependant, nous ◀les▶ humains, nous pouvons perdre toutes ces choses, qui sont notre héritage ◀d’▶« enfants ◀de▶ Dieu ». C’est ◀la▶ seule chance du diable. Il ne ◀la▶ manquera pas…
7.
◀Le▶ Tentateur
◀Le▶ serpent était ◀le▶ plus rusé ◀de▶ tous ◀les▶ animaux des champs que ◀l’▶Éternel Dieu avait fait. Il dit à ◀la▶ femme : — Dieu a-t-il réellement dit : vous ne mangerez pas ◀de▶ tous ◀les▶ arbres du jardin ? ◀La▶ femme répondit au serpent : nous mangeons du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit ◀de▶ ◀l’▶arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, ◀de▶ peur que vous n’en mouriez. Alors ◀le▶ serpent dit à ◀la▶ femme : Vous ne mourrez point. Mais Dieu sait que ◀le▶ jour où vous en mangerez vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant ◀le▶ bien et ◀le▶ mal.3
Voyez : avant ◀la▶ tentation proprement dite, il y a ◀le▶ doute ! Le premier procédé du démon, c’est ◀de▶ jeter un doute sur ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ loi divine, et donc sur ◀la▶ réalité elle-même et ses structures. « Dieu a-t-il réellement dit ?… » Sitôt que cette incertitude s’est insinuée dans un esprit, ◀la▶ possibilité ◀d’▶une tentation s’entrouvre. Car il n’y a pas ◀de▶ tentation là où n’existe aucune possibilité ◀d’▶imaginer quelque autre chose que ◀l’▶état ◀de▶ fait. On dit bien : ◀l’▶occasion fait ◀le▶ larron. Vous n’êtes pas tenté ◀d’▶aller dans ◀la▶ Lune parce que vous savez que c’est absolument impossible. Mais vous seriez probablement tenté ◀d’▶y aller, si ◀l’▶on vous suggérait quelque moyen ◀de▶ ◀le▶ faire. Ève ne pensait même pas à manger cette pomme avant que ◀le▶ serpent n’ait mis en doute ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶ordonnance ◀de▶ Dieu. À ◀l’▶origine ◀de▶ toute tentation, il y a ◀l’▶occasion entrevue ◀d’▶aller à ◀la▶ divinité par un plus court chemin que celui du réel ; par un chemin que ◀l’▶on inventerait soi-même, en dépit des interdictions que posent ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ Création, ◀l’▶ordre divin et ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶homme4.
Et voici le deuxième temps ◀de▶ ◀la▶ tentation :
« ◀La▶ femme vit que ◀l’▶arbre était bon à manger et agréable à ◀la▶ vue, et qu’il était précieux pour ouvrir ◀l’▶intelligence : elle prit ◀de▶ son fruit et en mangea. »5
Voyez : ce n’est pas ◀le▶ mal en soi qui tente, mais c’est toujours un bien qu’on imagine, et même un meilleur bien que celui que Dieu offre, un bien que ◀l’▶on se figure « mieux fait pour soi ».
Ève ne fut pas tentée par une chose mauvaise, mais par une fort belle et bonne pomme, agréable à ◀la▶ vue et précieuse pour ◀l’▶esprit. Elle ne fut pas tentée par ◀le▶ désir ◀de▶ nuire, mais par ◀l’▶idée ◀de▶ se diviniser, ce qui paraît en somme une excellente idée. Par malheur, pour quelque raison littéralement fondamentale, Dieu n’aimait pas cette idée-là et ◀l’▶excluait ◀de▶ sa réalité. Manger cette pomme et se diviniser ◀de▶ cette manière convoiteuse, il se trouvait qu’aux yeux de Dieu c’était ◀le▶ mal, c’était contrevenir au plan ◀d’▶ensemble et aux ordonnances du Jardin ; en d’autres termes, c’était tricher avec ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ Création, ou ◀les▶ utiliser à contre-fin.
◀La▶ suite du récit montre bien que ce calcul lui-même allait à contre-fin. Pour avoir voulu prendre un raccourci vers ◀la▶ divinité, Adam et Ève débouchent hors du Jardin, dans ◀le▶ désert au sol maudit. Pour avoir voulu dépasser ◀l’▶état ◀d’▶image divine et se faire vraiment dieux, ils se trouvent déchus ◀de▶ leur humanité parfaite. « Qui veut faire ◀l’▶ange fait ◀la▶ bête », dira Pascal à leur propos.
Ainsi ◀la▶ tentation est toujours utopie, — si ◀l’▶utopie est ◀l’▶imagination, puis ◀le▶ désir, ◀d’▶un bien que ◀le▶ réel condamne et que ◀le▶ plan divin ne prévoit pas. Satan, lorsqu’il tente ◀le▶ Christ, lui propose trois utopies, trois moyens ◀de▶ gagner ◀le▶ monde par un plus court chemin que ◀le▶ sentier du Golgotha. À ◀l’▶origine donc, ◀le▶ « méchant » n’est pas celui qui agit par méchanceté (à ses propres yeux tout au moins). Mais c’est celui qui se persuade que ◀le▶ bien qu’il a conçu vaut mieux que ◀le▶ vrai bien. « ◀Le▶ méchant fait une œuvre qui ◀le▶ trompe. » Or c’est parce qu’il se trompe d’abord que son œuvre va ◀le▶ tromper. ◀La▶ réalité méprisée se vengera automatiquement. ◀Le▶ péché est une faute, mais faute signifie tout à la fois erreur et chute.
8.
« Connaissant ◀le▶ Bien et ◀le▶ Mal »
C’est ◀le▶ privilège ◀d’▶un Dieu, selon ◀le▶ récit ◀de▶ ◀la▶ Genèse, que ◀de▶ connaître ◀le▶ Bien et ◀le▶ Mal. ◀Les▶ psychologues et moralistes modernes, en nous montrant que notre bien et notre mal sont relatifs, ont prouvé qu’ils n’étaient pas des dieux, qu’ils ne prétendaient point se mettre à la place de Dieu, et qu’ils étaient par suite capables ◀de▶ bon sens. ◀Le▶ bien et ◀le▶ mal, tels que ◀l’▶homme ◀les▶ conçoit, sont des coutumes relatives au temps, aux civilisations, et souvent même aux conditions physiques ◀d’▶un pays. ◀Le▶ Bien et ◀le▶ Mal en soi ne sont réellement distincts qu’aux yeux de Dieu — pas même aux yeux du diable, toujours ◀la▶ dupe ◀d’▶un acte ◀de▶ charité qu’il tiendra pour une sottise. C’est que Dieu seul connaît ◀le▶ plan ◀d’▶ensemble et ◀l’▶intention dernière ◀de▶ toute sa Création. Et c’est seulement par rapport à ce plan et à cette intention — en partie révélés — que ◀les▶ actes des créatures pourraient être jugés sans erreur. « Ne jugez pas », dit ◀l’▶Évangile.
Cette perspective biblique, rapportant tout à Dieu et à sa volonté souveraine, nous permet ◀de▶ prendre une vue du Mal moins locale et plus pénétrante que celle ◀de▶ nos morales humaines. Une illusion commune et presque inévitable nous porte à croire que certains actes humains sont malfaisants en soi et constituent ◀le▶ mal. Celui-ci prend alors une valeur objective : il devient une réalité autonome et concrète, qu’il s’agit ◀de▶ détruire ou ◀de▶ combattre comme un ennemi extérieur à notre être.
Pour dissiper cette illusion magique, reportons-nous à ce que ◀la▶ Bible vient de nous apprendre au sujet de Satan. Lucifer est tombé du Ciel pour avoir voulu singer Dieu. Il est devenu ◀le▶ messager qui n’a plus ◀de▶ message réel, ◀l’▶agent du Néant parmi nous. Dès lors, il ne peut plus créer que ◀le▶ Rien, qui n’a pas ◀d’▶existence. Créer ◀le▶ mal est impossible. Ce qui revient à dire que ◀le▶ mal n’existe pas. Pour agir, ◀le▶ diable est forcé ◀d’▶utiliser ce qui existe, et qui est bon par définition, ayant été créé par Dieu. Par lui-même, Satan ne peut rien faire, mais il lui reste une possibilité : c’est ◀de▶ nous inciter à faire abus ◀de▶ notre liberté et des biens ◀de▶ ◀la▶ terre.
Ni ◀le▶ diable, ni ◀l’▶homme pécheur ne peuvent réellement faire ◀le▶ mal, comme nous porte à ◀le▶ croire une formule trompeuse. Mais ◀l’▶homme peut mal faire ce qu’il fait avec ◀les▶ dons du Créateur. Il ne peut pas créer un fruit qui soit « du mal », mais il peut manger un bon fruit ◀d’▶une manière malfaisante, contre ◀l’▶Ordre donné. ◀Le▶ mal en soi n’existe pas au titre où ◀le▶ Bien existe en soi. ◀Le▶ mal n’est qu’un mauvais usage du bien, entendons ◀de▶ ce qui existe. Telle est ◀la▶ situation fondamentale et primitive. Cependant, ◀le▶ diable étant jaloux ◀de▶ Dieu, il entend nous faire croire qu’il peut aussi créer. Et c’est pourquoi il entretient en nous ◀l’▶illusion ◀d’▶un mal objectif dont il serait évidemment ◀l’▶auteur. Ce mal en soi n’est pas décrit ni mentionné par ◀la▶ Genèse. Il n’est qu’un mirage du démon, une projection ◀de▶ nos erreurs hors de nous-mêmes, obnubilant aux yeux de notre orgueil ◀la▶ Création parfaite et ◀la▶ figure du diable.
C’est plus tard, c’est après plusieurs générations ◀de▶ pécheurs dans ◀l’▶histoire, ou ◀de▶ péchés dans une vie, que ◀le▶ mal finira par révéler une espèce ◀de▶ consistance propre, — apparence encore, mais active, contre nature mais devenue seconde nature. Et c’est à ce moment-là que Baudelaire peut écrire : « ◀L’▶homme et ◀la▶ femme savent ◀de▶ naissance que dans ◀le▶ mal se trouve ◀la▶ volupté… ◀La▶ volupté unique et suprême gît dans ◀la▶ certitude ◀de▶ faire ◀le▶ mal. » Je crois plutôt, comme ◀le▶ dit William Blake, que « ◀la▶ Chute n’a fait naître aucun plaisir », et que ◀la▶ volupté dont parle Baudelaire devrait être plutôt nommée : douleur aimée, désir inconscient ◀de▶ ◀la▶ mort. Car ici se sont déclenchés ◀les▶ mécanismes compliqués ◀de▶ ◀la▶ perversion, ◀de▶ ◀l’▶autopunition ◀d’▶une conscience déchirée, et du désir enfin ◀de▶ se détruire. Se détruire pour s’innocenter ! Pour échapper à sa manière encore aux conséquences du mal que ◀l’▶on a fait ; pour se châtier soi-même sans réparer. C’est ◀le▶ mystère du suicide et ◀la▶ logique ◀de▶ Judas, la dernière tentation, ◀la▶ suprême utopie.
9.
◀Le▶ Menteur
Examinons maintenant ◀d’▶un peu plus près, par ◀le▶ détail ◀de▶ notre vie présente, comment ◀le▶ diable arrive à s’insérer dans ◀les▶ structures ◀de▶ ◀l’▶être, donc du bien. J’ai dit qu’il doit passer par ◀l’▶homme pour agir sur ◀la▶ réalité. Mais dans ◀l’▶humain, par où va-t-il entrer ?
◀L’▶homme seul, dans toute ◀la▶ Création, peut dire ce qui n’est pas, et mentir par un acte ◀de▶ sa volonté réfléchie.
◀Le▶ minéral repose où il fut composé, ◀la▶ plante pousse où se fixa ◀la▶ graine, ◀les▶ animaux muets sont prisonniers ◀de▶ ◀l’▶ordre intarissablement prodigue ◀de▶ ◀l’▶instinct. Mais ◀l’▶homme a reçu ◀le▶ pouvoir ◀de▶ parler, ◀de▶ créer, et ◀de▶ dénaturer. Par ◀la▶ grâce du langage, il peut dire ◀le▶ vrai ; par ◀la▶ faute du langage, il peut y contredire. Il peut créer selon ◀les▶ perspectives ◀de▶ ◀la▶ Création, il peut aussi créer à tort et à travers. Il peut être un agent responsable ◀de▶ ◀la▶ nature naturante, mais il peut aussi faire ◀la▶ grève, se révolter, et fabriquer ◀l’▶anti-nature ou dénature.
Cette duplicité ◀de▶ nos pouvoirs constitue notre liberté. Elle en est à la fois ◀le▶ signe et ◀la▶ condition nécessaire. Elle est notre gloire équivoque.
C’est par ◀la▶ liberté, à cause ◀d’▶elle, et dans elle, que nous avons ◀le▶ pouvoir ◀de▶ pécher. Car pécher c’est tricher avec ◀l’▶ordre, opposer à ◀la▶ loi divine nos dérogations égoïstes, fautes ◀de▶ calcul et courtes vues intéressées. Pécher, c’est fausser quelque chose dans ◀l’▶ordonnance du cosmos. C’est toujours en quelque manière dire un mensonge ou ◀l’▶opérer.
Par ◀le▶ langage, ◀l’▶homme prouve qu’il est libre. Par ◀le▶ langage, il peut mentir. Par sa liberté seule il peut pécher. Et ◀le▶ péché n’est qu’un mensonge. Mais ◀le▶ mensonge proféré nous lie. ◀La▶ liberté jouée selon ◀la▶ Loi s’accroît ; jouée contre ◀la▶ Loi se perd. Plus elle s’accroît, plus grand paraît ◀l’▶enjeu, et plus grande ◀la▶ tentation ◀de▶ gagner dans ◀l’▶instant ce qu’on voit, quitte à se fermer ◀l’▶invisible et ◀l’▶infini du possible divin. Saisissant ◀la▶ proie, ◀l’▶on perd ◀l’▶ombre, mais ◀l’▶ombre était ◀la▶ créativité, ◀le▶ foisonnement enthousiasmant, c’est-à-dire « endieusant » du désir…
Comprenons maintenant que ◀le▶ diable ne pourrait rien sans notre liberté. Car c’est par nous seulement qu’il agit dans ◀le▶ monde, et c’est en provoquant ◀l’▶abus ◀de▶ notre liberté qu’il agit en nous et nous lie. Si Ève n’avait pas été libre ◀de▶ manger cette pomme interdite, Ève n’aurait pu pécher, ni Adam après elle.
Ainsi ◀la▶ gloire ◀de▶ ◀l’▶homme étant sa liberté, il est clair que c’est en ce point que ◀le▶ Malin devait atteindre notre orgueil et s’insérer dans nos défenses ◀les▶ plus secrètes. ◀La▶ parole nous étant donnée pour répondre à ◀la▶ vérité, et pour ◀l’▶étendre et confirmer par ◀la▶ vertu du témoignage, il est clair que ◀la▶ grande ambition satanique devait être ◀de▶ s’emparer ◀de▶ ◀la▶ parole dans notre bouche, pour altérer ◀le▶ témoignage dans sa source. Et c’est pourquoi ◀la▶ Bible dit, énergiquement, que lorsque nous mentons, c’est ◀le▶ diable lui-même qui « tire sa langue dans notre langue ».
Mais il est deux manières ◀de▶ mentir, comme il est deux manières ◀de▶ tromper un client. Si ◀la▶ balance indique 980 grammes, vous pouvez dire : c’est 1 kilo. Votre mensonge restera relatif à une mesure invariable du vrai. Si ◀le▶ client contrôle, il peut voir qu’on ◀le▶ vole, et vous savez ◀de▶ combien vous ◀le▶ volez : une vérité reste juge entre vous. Mais si ◀le▶ démon vous induit à fausser ◀la▶ balance elle-même, c’est ◀le▶ critère du vrai qui est dénaturé, il n’y a plus ◀de▶ contrôle possible. Et peu à peu vous oublierez que vous trichez. Parions même que vous mettrez tous vos scrupules à faire des pesées rigoureuses, peut-être à rajouter quelques pincées « pour ◀le▶ bon poids », ◀le▶ sourire ◀de▶ ◀l’▶acheteur et ◀la▶ satisfaction ◀de▶ votre vertu. C’est là ◀le▶ mensonge pur, ◀l’▶œuvre propre du diable. À partir de ◀l’▶instant où vous faussez ◀la▶ mesure même ◀de▶ ◀la▶ vérité, toutes vos « vertus » sont au service du mal et sont complices ◀de▶ ◀l’▶œuvre du Malin.
« ◀Le▶ diable est menteur et ◀le▶ Père du mensonge », dit ◀l’▶Évangile tel qu’on ◀le▶ cite ◀d’▶ordinaire. Ceci concerne le premier mensonge, celui qui se borne à taire ◀la▶ vérité (tout en ne cessant ◀de▶ ◀la▶ connaître) ou à ◀la▶ nier (tout en sachant que pour si peu, elle ne cesse pas ◀d’▶exister). Mais ◀le▶ texte original ◀de▶ ce passage est infiniment plus étrange. « ◀Le▶ diable est menteur, nous dit-on, et il est ◀le▶ père ◀de▶ son propre mensonge. » Par ici nous entrons au mystère du mal. ◀Le▶ père ◀de▶ son mensonge est celui qui ◀l’▶engendre, ◀le▶ conçoit par ses propres œuvres, en abusant ◀d’▶une vérité qu’il rejette aussitôt qu’avilie, et qui mourra du monstre mis au monde. Monstrueuse création du mensonge, car ◀le▶ mensonge, par essence, n’est pas ! C’est une espèce ◀de▶ décréation. C’est ◀le▶ trompe-l’œil et ◀le▶ sonne-creux ◀de▶ ◀l’▶invention bâtarde et ◀de▶ ◀l’▶art inauthentique. ◀Le▶ diable est ◀le▶ père du faux art, ◀de▶ toutes ces œuvres qui ne sont « ni bien ni mal », parce que ◀l’▶acte dont elles naquirent supprime ◀les▶ mesures mêmes du beau. Il n’y a plus ◀de▶ fautes ◀de▶ goût possibles là où n’existe plus ◀de▶ goût, comme il n’y a pas ◀de▶ crime possible là où n’existe pas ◀de▶ Loi. Peut-être ici découvrons-nous ◀la▶ raison dernière du mensonge : c’est toujours ◀le▶ désir ◀d’▶innocence utopique. ◀Le▶ mensonge ordinaire n’était que ◀l’▶omission ou bien ◀la▶ négation ◀d’▶une vérité qui subsistait ailleurs et nous jugeait encore. Mais ◀le▶ mensonge diabolique nie ◀le▶ juge. Il ne part que ◀de▶ soi, et prolifère en autarcie, comme une cellule cancéreuse, introduisant dans ◀l’▶univers ce sophisme ◀de▶ pure angoisse : ◀le▶ mensonge ◀de▶ nulle vérité.
10.
◀L’▶Accusateur
Par ◀le▶ doute qu’il instille en notre cœur au sujet de ◀l’▶ordre divin, Satan nous porte à désirer un meilleur bien, qu’il nous désigne. C’est encore un bien, pensons-nous. Mais ce mouvement ◀de▶ ◀l’▶âme créatrice, dès qu’il est détourné des fins prévues par Dieu, nous jette au mal, qui est ◀la▶ torsion du bien et du réel vers ◀le▶ néant.
Ce mal fait, Satan se dévoile comme un ennemi mortel ◀de▶ ◀l’▶homme, qu’il avait abusé jusqu’ici en feignant ◀de▶ sympathiser avec ◀l’▶idéalisme ◀de▶ sa révolte. Voici qu’il nous entraîne dans un nouveau tour ◀de▶ ◀la▶ spirale qui pointe vers ◀l’▶Enfer : il nous accuse avec une angélique précision, sans laisser place à ◀la▶ pensée ◀d’▶une possible réparation.
Il est au monde une seule chose pire que ◀de▶ douter du bien et du réel, et c’est ◀de▶ douter du pardon, une fois qu’on a trahi ◀le▶ bien et ◀le▶ réel. Car douter du pardon nous replonge dans ◀le▶ mal, avec ◀la▶ sombre jouissance masochiste des « après moi ◀le▶ déluge » et des « tant pis pour moi ». Il faut croire au pardon pour oser confesser ◀le▶ mal qu’on a commis ; pour oser qualifier ◀de▶ faute sa propre faute ; et pour que puisse renaître ◀la▶ confiance qui donnera seule ◀le▶ courage ◀de▶ rebâtir. Celui qui doute du pardon ne peut pas confesser son crime, et celui qui ne ◀le▶ confesse pas n’en connaîtra jamais toute ◀l’▶étendue.
◀Le▶ diable est cet Accusateur qui veut nous faire douter ◀de▶ notre pardon pour nous forcer à fuir dans ◀les▶ remèdes du pire. ◀L’▶Apocalypse ◀le▶ désigne comme « ◀l’▶Accusateur ◀de▶ nos frères, celui qui ◀les▶ accuse devant Dieu jour et nuit ». C’est lui qui demandait ◀la▶ tête ◀de▶ Job devant ◀le▶ tribunal céleste. Non content de nous prendre à ses pièges, sitôt qu’il nous a pris il est le premier à nous dénoncer devant Dieu ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus impitoyable. Non par amour ◀de▶ ◀la▶ justice, mais par amour ◀de▶ notre châtiment, par haine froide. Pour ◀le▶ stérile plaisir ◀d’▶avoir raison.
C’est qu’il s’en tient à ◀la▶ légalité, au bien qu’il connaissait à ◀l’▶origine ; un bien tout fait, arrêté pour toujours. Depuis sa chute, il a perdu ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ Création continue, du dynamisme immanent au réel. Par-dessus tout, il ignore ◀le▶ sens du drame ◀de▶ ◀la▶ Rédemption. Il ne sait pas et ne veut pas savoir que Dieu maintient ◀le▶ monde en dépit de nos fautes, par ◀la▶ vertu recréatrice ◀d’▶une mort qui est ◀le▶ centre ◀de▶ ◀l’▶Histoire, et ◀de▶ chacune ◀de▶ nos histoires individuelles…
Aussi, partout où ◀l’▶on condamne sans pitié son prochain ou soi-même, soyons sûrs que c’est ◀le▶ diable qui parle, ◀l’▶Accusateur qui tient ◀le▶ pardon pour une simple faute de logique, ◀la▶ grâce pour une erreur ◀de▶ calcul statistique.
◀La▶ duplicité infernale, c’est ◀de▶ nous faire croire qu’il n’y a pas ◀de▶ juge, ni ◀d’▶ordre divin du réel, et aussitôt que nous ◀l’▶avons cru, ◀de▶ nous accuser ◀de▶ contravention devant ◀le▶ Juge. Ainsi ◀la▶ morale laïque, morale du devoir kantien et des routines bourgeoises excluant ◀le▶ Dieu personnel, nous accuse et nous prive en même temps ◀de▶ tout recours à Celui qui pardonne. Elle ne laisse aux meilleures ◀de▶ ses victimes que ◀l’▶héroïsme autosadique ◀de▶ ◀la▶ révolte.
11.
Légion
Enfin, ◀la▶ Bible appelle ◀le▶ diable : Légion. Ici nous n’en finirions pas ◀de▶ commenter, conformément à ◀la▶ nature du sujet. Bornons-nous à marquer trois directions ◀de▶ pensée : nous ◀les▶ suivrons tout au travers du livre.
Si ◀le▶ diable est Légion, cela signifie d’abord que tout en étant un, il peut revêtir autant ◀d’▶aspects divers qu’il y a ◀d’▶individus de par ◀le▶ monde.
Mais cela peut signifier aussi que ◀le▶ diable est ◀la▶ masse anonyme.
Et finalement, qu’étant tout le monde, ou n’importe qui, il va nous apparaître comme n’étant Personne en particulier. Et ceci nous ramène au premier ◀de▶ ses tours, qui était ◀de▶ nous faire douter ◀de▶ son existence même.
◀Le▶ nom ◀de▶ Légion évoque par ailleurs ◀le▶ mythe hellénique ◀de▶ Protée. Nous venons ◀d’▶énumérer ◀les▶ rôles principaux que ◀le▶ diable revêt dans ◀la▶ Bible : ils sont tous, en quelque manière, des déguisements ◀de▶ son malheur originel. Satan craint ◀de▶ se montrer tel qu’il est, c’est évident, puisqu’il craint même ◀d’▶exister à nos yeux. Il ne présentera donc aux hommes que des masques tour à tour rassurants ou flatteurs. « Déguisement, tu es, je ◀le▶ vois, une vilaine ruse par où notre Ennemi, fertile en artifices, étend son action »6.
Nous pouvons comprendre cette ruse. Pourquoi sommes-nous parfois tentés ◀de▶ vivre par délégation, et sous un masque ? Parce que cela permet à notre vanité ◀de▶ se satisfaire malgré nous, malgré nos exigences réelles et bien au-delà ◀de▶ nos possibilités. Chose étrange, nous sommes ainsi faits que nous nous prévalons intimement ◀d’▶un succès remporté « sous ◀le▶ masque », tandis que nous attribuerons au masque nos méfaits. Nous sommes prêts à nous approprier ◀les▶ mérites ◀d’▶un bien dont nous n’avons été que ◀les▶ acteurs, alors que nous nous empressons ◀de▶ projeter sur ◀les▶ Choses, ◀le▶ Destin, ou ◀les▶ Autres, un mal dont ◀les▶ racines sont réellement en nous. Ainsi chacun ◀de▶ nous, en tant que patriote, se sent flatté par une victoire nationale, alors qu’il attribue ◀la▶ défaite aux seuls chefs.
Ici ◀le▶ diable joue avec notre terreur ◀de▶ nous reconnaître responsables ◀de▶ nos vies. Autrefois il avait recours au déguisement vestimentaire. Aujourd’hui, ◀le▶ costume ne signifie plus rien. ◀Le▶ phénomène du déguisement s’est intériorisé en évasion morale. C’est devant soi-même d’abord, et comme en rêve, qu’on joue un rôle dans ◀l’▶impunité. ◀Le▶ monde actuel est plein ◀d’▶individus qui portent à ◀l’▶intérieur un costume ◀de▶ louage. Ils se cachent à leurs propres yeux. Comment connaîtraient-ils Satan, puisqu’ils ne veulent pas voir leur être véritable, celui qui prend ses décisions, ◀le▶ seul auquel pourrait se révéler ◀le▶ Tentateur ?
12.
◀Le▶ sophisme
◀L’▶Ange déchu nous dit : je suis ton ciel, il n’y a pas ◀d’▶autre espérance. ◀Le▶ Prince ◀de▶ ce monde nous dit : il n’y a pas ◀d’▶autre monde. ◀Le▶ Tentateur nous dit : il n’y a point ◀de▶ juge. ◀L’▶Accusateur nous dit : il n’y a point ◀de▶ pardon. ◀Le▶ Menteur résume tout en nous offrant un monde sans obligations ni sanctions, fermé sur soi mais recréé sans cesse à ◀l’▶image ◀de▶ nos complaisances : il n’y a pas ◀de▶ réalité. Enfin Légion dit le dernier blasphème : il n’y a Personne.
◀Le▶ monde moderne (et chacun ◀de▶ nous en lui) dans ◀la▶ mesure où il cultive un rêve ◀de▶ déification ◀de▶ ◀l’▶homme par sa science ; où il nie toute transcendance ; où il s’enferme dans ◀les▶ autarcies ◀de▶ ◀la▶ puissance et ◀de▶ ◀la▶ passion ; où il noie finalement ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀la▶ personne dans ◀l’▶anonyme irresponsable, — ◀le▶ monde moderne (et chacun ◀de▶ nous en lui) se rend à ◀la▶ loi ◀de▶ Satan. Mais du même coup, il devient incapable ◀de▶ connaître celui qu’il sert !
Satan veut nous faire croire qu’il n’y a pas ◀d’▶autre monde. Si nous ◀le▶ croyons, il se trouve qu’aussitôt nous ne pouvons plus croire à Dieu ni à Satan ! S’il n’y a pas ◀de▶ ciel, comme nous ◀le▶ dit Satan, il n’y a pas non plus ◀d’▶enfer, ni ◀de▶ Maître ◀de▶ ◀l’▶enfer. S’il n’y a pas ◀de▶ juge, il n’y a pas non plus ◀de▶ faute ni ◀d’▶Auteur du mal. S’il n’y a pas ◀de▶ vérité, il n’y a pas non plus ◀de▶ mensonge ni ◀de▶ Menteur. S’il n’y a personne, enfin, il n’y a pas non plus lui !
Ainsi, plus il sévit dans notre vie, moins nous pouvons ◀le▶ reconnaître. Plus il est effectif, moins il paraît dangereux. Sa propre action ◀le▶ dissimule aux yeux de celui qu’elle domine. Il s’évanouit dans son succès, et son triomphe est son incognito.
◀La▶ preuve que ◀le▶ diable existe, agit et réussit, c’est justement que nous n’y croyons plus.
Mais à ◀l’▶inverse, il n’est pas douteux que ce Dissimulé ne perde sa puissance à mesure qu’on ◀le▶ « révèle » comme disent ◀les▶ photographes, et qu’on ◀le▶ prive ainsi du bénéfice ◀de▶ ◀l’▶attaque par surprise, sa tactique favorite. Nous avons donc soumis ◀l’▶incognito ◀de▶ Satan au réactif ◀de▶ ◀la▶ Révélation, qui ◀le▶ rend visible à ◀l’▶œil spirituel.
Comment va-t-il s’y prendre, désormais, pour tromper cet œil averti, pour abuser ce sens du mal qu’éveille en nous ◀la▶ connaissance du Bien, comme ◀le▶ soleil fait renaître ◀les▶ ombres ?
13.
diable et péché
Imaginez que ◀le▶ diable aille se cacher dans ◀le▶ péché même, dans ◀le▶ péché en général, tel que ◀le▶ conçoivent ◀les▶ prédicateurs et ◀les▶ moralistes ◀d’▶aujourd’hui. Ce serait un excellent calcul, pour ◀les▶ deux raisons que voici : tout d’abord, nous serions induits à croire que ◀le▶ diable n’est « rien ◀d’▶autre » qu’une figuration naïve du péché ; en second lieu, nous n’aurions plus ◀l’▶idée ◀d’▶aller chercher ◀le▶ diable dans nos vertus.
En vérité, ◀le▶ diable n’est pas dangereux là où il se montre et nous fait peur, mais là seulement où nous ne savons pas ◀le▶ voir. Il nous terroriserait s’il se montrait, et nous fuirions sans ◀l’▶écouter, tandis que ◀le▶ péché nous fait moins peur qu’envie. Si nous savions voir ◀le▶ diable dans ◀le▶ péché, nous serions beaucoup plus prudents. Son astuce sera donc ◀de▶ se rendre invisible au sein même ◀de▶ nos vraies tentations. C’est là qu’il va montrer patte blanche, comme ◀le▶ grand méchant loup dans ◀le▶ conte du Chaperon rouge, alors qu’il fera voir ses cornes et sa grimace dans des fantaisies ridicules, bien loin du lieu ◀de▶ son action réelle. N’avez-vous pas connu ◀de▶ ces dames charmantes qui se récrient dès qu’on parle du diable : — C’est trop affreux, vous me faites trop peur, je sens que je ne pourrai pas dormir ! — mais qui d’ailleurs adorent tromper leur mari — c’est ◀le▶ péché même, à leurs yeux —, mentent sans ◀le▶ moindre scrupule, sont égoïstes avec passion, et n’ont en général aucune espèce ◀de▶ trouble ◀de▶ conscience. Elles ne conçoivent pas ◀le▶ diable comme ◀l’▶instigateur ◀de▶ leurs péchés, mais comme une sorte ◀d’▶apparition ◀de▶ cauchemar, qui porte malheur et qui leur veut du mal. Elles ne se doutent pas que ◀le▶ diable est sans aucun pouvoir sur nous ailleurs que dans notre péché, et par lui seul.
◀Le▶ diable-apparition, sans liens avec nous-mêmes et tout extérieur à nos fautes, celui-là n’est vraiment « rien ◀d’▶autre » qu’une projection, hors de nous-mêmes, du péché dont nous sommes ◀les▶ auteurs et que nous refusons ◀d’▶assumer. Ce subterfuge ◀de▶ ◀l’▶inconscient n’a ◀d’▶autre but que ◀de▶ nous exonérer d’une part honteuse ◀de▶ nous-mêmes. Si ◀le▶ résultat nous apparaît étrange et fantastique, c’est parce que ◀l’▶idée même que nous pourrions être coupables nous apparaît étrange et fantastique.
Mais d’autres vont me dire, au camp des vertuistes et des spirituels mieux réveillés : « Pourquoi parler ◀d’▶un diable personnel ? Nous voyons bien ◀le▶ péché, mais pas ◀le▶ diable. Ne peut-on pas en faire ◀l’▶économie ? Si ◀l’▶on dissipait ◀le▶ péché, ◀l’▶on constaterait qu’il n’y a personne derrière ◀l’▶écran. »
Ici, ◀le▶ diable au lieu de se distinguer abusivement ◀de▶ notre péché, a choisi ◀de▶ se confondre avec lui au point qu’on croie cette abstraction plus vraie que ◀la▶ figure mythique. ◀Le▶ tour est subtil et requiert un peu ◀d’▶astuce spirituelle, ◀de▶ notre part, pour ◀le▶ déjouer.
Certes, ◀le▶ péché étant devenu notre seconde nature, il peut sembler qu’il agit ◀de▶ soi-même et sans Auteur, en vertu d’une espèce ◀d’▶inertie ou ◀de▶ force ◀de▶ ◀l’▶habitude. Une coutume du mal nous habite, que ◀l’▶on pourrait nommer ◀le▶ péché habituel, ou presque ◀le▶ péché normal. C’est notre propension toute mécanique à violer ◀les▶ dix commandements, c’est-à-dire à commettre des péchés, qui n’ont rien ◀de▶ très mystérieux et sont exactement catalogués : lâchetés et mensonges, actes ◀d’▶orgueil ou ◀d’▶égoïsme, vols, trahisons et méchancetés ◀de▶ toute espèce. Il est possible que ◀le▶ diable en personne ne se dérange pas pour si peu. Comme un directeur ◀de▶ journal qui ne fait pas ◀les▶ chiens écrasés, se réservant pour ◀les▶ grandes catastrophes ◀de▶ ◀la▶ politique mondiale. Voici cependant où ◀l’▶on verra percer ◀le▶ bout ◀de▶ son oreille pointue : c’est au moment précis où ◀le▶ péché n’est plus reconnu pour tel et veut se justifier.
Dans ◀les▶ mécanismes hérités ◀de▶ nos petits péchés quotidiens, nous sentons quelquefois intervenir comme un moment ◀d’▶accélération panique : c’est lui ! Tout ◀d’▶un coup, ◀les▶ choses s’aggravent et s’embrouillent, vous ne savez pourquoi ; elles deviennent inextricables, vous ne distinguez plus ◀le▶ bien du mal, ◀le▶ faux du vrai, ◀la▶ charité ◀de▶ ◀la▶ cruauté : c’est lui qui a pris ◀le▶ jeu en main ! C’est lui qui invente nos sophismes moraux, efface nos catégories, transforme ce péché habituel en une « vertu » délirante, en un vertige ◀de▶ fausse innocence, en une exaltation ◀de▶ puissance destructive. C’est lui qui crée ◀les▶ situations extrêmes, sans issue.
◀Les▶ cas ◀de▶ ce genre seront ◀les▶ seuls où j’essaierai ◀de▶ décrire ◀l’▶action du diable dans nos péchés catalogués7. Pour ◀les▶ autres, je ◀les▶ laisse aux moralistes, prédicateurs, législateurs ou dictateurs chargés ◀de▶ nous rappeler ◀les▶ règlements.
Je compte me livrer désormais à un sport beaucoup plus excitant : ◀la▶ chasse au diable dans nos idéaux et dans ◀l’▶insignifiance ◀de▶ nos actes. Et ce n’est point par amour du paradoxe, mais au contraire par une raison fondamentale, et que tout ce qui précède tendait à dégager. En dernière analyse, ◀le▶ diable ne peut agir que dans ◀le▶ bien, par ◀le▶ moyen ◀de▶ nos vertus. Car nous savons qu’il ne peut rien créer, pas même ◀le▶ champ ◀de▶ son action. Il ne peut donc que tordre et déformer ce qui existe et fut bien fait par Dieu. Nos vices mêmes ne sont pas ◀de▶ véritables créations du diable, mais seulement des vertus mal orientées. ◀Le▶ sens originel ◀de▶ leur élan, gauchi ou inverti par notre orgueil et par ◀l’▶inertie ◀de▶ nos âmes, devient presque invisible à ◀la▶ conscience humaine. Un vice, c’est une vertu désorbitée ou réduite à ◀l’▶insignifiance. C’était ◀le▶ bien, mais ◀le▶ diable s’y est mis, à l’instant même où nous avions ◀le▶ choix entre ◀l’▶usage légal et ◀l’▶abus ◀de▶ ce bien.
Si donc j’évite ◀d’▶aller chercher ◀le▶ diable là où chacun s’attend à ◀le▶ trouver, dans ◀les▶ mauvais lieux des faubourgs ou dans ◀les▶ bouges ◀de▶ notre vie privée, qu’on n’y voie ◀de▶ ma part nul désir ◀de▶ surprendre. Tout simplement, ◀le▶ diable habite ailleurs en temps normal. Poussé par ◀la▶ logique impérative du camouflage, obéissant au principe fatal ◀de▶ son existence empruntée et parasitaire, il a choisi pour domicile permanent « ◀les▶ sépulcres blanchis » que maudissait ◀le▶ Christ. Je lui donne rendez-vous dans nos vertus.
14.
◀Le▶ psychanalyste confondu
Un dernier mot sur ◀la▶ réalité mythique ◀de▶ Satan : je voudrais corriger par ◀la▶ vertu ◀d’▶un doute ◀les▶ conclusions trop rationnelles encore qu’un lecteur peut tirer, malgré moi, ◀de▶ ces pages.
Dès que vous croyez apercevoir ◀le▶ diable, parce qu’il en a fait un peu trop, dès que vous tentez ◀de▶ ◀le▶ démasquer dans ◀le▶ péché, il vous égare en vous faisant dire par ◀les▶ savants que ◀le▶ péché lui-même n’existe pas : trouble des glandes endocrines ou fantaisie du subconscient, maladie mentale ou conditionnement social insuffisant. Nous ne sommes responsables ◀de▶ rien. Nous ne sommes pas méchants, mais malades…
◀La▶ psychanalyse, considérée dans son ensemble et dans sa tendance générale — sans doute inconsciente — peut être définie comme une tentative ◀de▶ ramener ◀le▶ péché et ◀le▶ Mal à des mécanismes subjectifs, dont ◀le▶ médecin pourra se rendre ◀le▶ maître. Chaque époque a son utopie. ◀Le▶ Moyen Âge cherchait ◀la▶ pierre philosophale dans ◀les▶ cornues des alchimistes. Nous essayons ◀de▶ dissoudre ◀le▶ diable dans ◀les▶ eaux troubles du subconscient. Ce n’est encore qu’une variante scientifique du sophisme ◀de▶ ◀l’▶incognito. Point ◀de▶ diable aux yeux des freudiens, mais seulement une croyance au diable, résultant ◀de▶ ◀la▶ « projection » ◀d’▶un sentiment ◀de▶ culpabilité. Guérissez ce sentiment-là, vous n’aurez plus ◀de▶ croyance au diable, ni donc ◀de▶ diable. ◀Le▶ démon ne serait qu’une image ◀de▶ névrose, quelque chose qui se soigne, se guérit, et s’évanouit au terme du traitement.
On ne demanderait pas mieux que ◀d’▶y croire. Mais ◀les▶ psychanalystes et ◀les▶ Christian Scientists eux-mêmes savent bien qu’il y a des accidents irréductibles à ◀la▶ psychologie, qu’il y a des faits, disons des tuiles qui tombent des toits, et qui tombent également sur ◀l’▶homme normal et sur ◀l’▶homme torturé par ses complexes. Or ◀la▶ chute ◀de▶ ◀l’▶ange Lucifer est justement ◀l’▶Accident absolu qui survint dans ◀l’▶histoire du monde.
J’aime opposer d’ailleurs à ◀la▶ psychanalyse une parabole qu’on m’a donnée pour histoire vraie, et que je trouve trop belle pour ne pas être vraie.
Comme on demandait à C. G. Jung s’il croyait aux phénomènes occultes, ◀le▶ grand psychanalyste se contenta ◀de▶ répondre par ◀l’▶anecdote suivante. Un jour une dame vient ◀le▶ trouver à Zurich, et lui expose son tourment : elle ne pouvait se promener dans ◀la▶ rue sans se voir aussitôt attaquée par ◀les▶ oiseaux. Depuis des mois elle en était réduite à ne sortir qu’en voiture fermée. Jugeant elle-même qu’il s’agissait ◀d’▶une hallucination, elle demandait à Jung ◀de▶ ◀la▶ traiter. Chacun sait ce qu’un oiseau veut dire8. ◀Le▶ cas paraissait clair et ◀la▶ cure facile. ◀Les▶ séances commencèrent aussitôt. Après deux ou trois mois, ◀l’▶état général ◀de▶ cette dame s’était notablement amélioré. Elle dormait mieux, ◀l’▶appétit revenait, ◀les▶ migraines duraient moins longtemps. Mais nul changement ne se marquait quant à ◀la▶ phobie des oiseaux… On continua. Tous ◀les▶ complexes habituels affleuraient l’un après l’autre, s’avouaient, s’épanouissaient et finalement se résolvaient selon toutes ◀les▶ règles ◀de▶ ◀l’▶art. Mais toujours rien ne se manifestait, qui parût se rapporter ◀de▶ près ou ◀de▶ loin au mystère des oiseaux agresseurs.
Un an s’écoula, sans progrès. ◀Le▶ médecin commençait à désespérer, il envisageait même ◀d’▶abandonner ◀la▶ cure. (Et vous savez pourtant si rien égale ◀la▶ patience ◀d’▶un psychanalyste !) Enfin, par un beau jour ◀d’▶été, ◀la▶ malade vint pour une dernière tentative. Il faisait une chaleur torride. Jung possède une villa sur ◀les▶ rives du lac ◀de▶ Zurich. Il proposa que ◀la▶ séance eût lieu dans un petit pavillon au bord de ◀l’▶eau. On sort, ◀la▶ dame la première ; et sitôt dans ◀le▶ jardin, conclut Jung, « eh bien… ◀les▶ oiseaux ◀l’▶attaquaient ! »