Introduction
Celui qui cherche un homme et ne trouve qu’un auteur : est-il déçu par l’▶homme ou par ◀l’▶auteur ? Il est déçu par ◀la▶ relation ◀de▶ l’un à l’autre. Par ◀l’▶homme insuffisant qui se révèle dans ◀l’▶auteur, donc par ◀l’▶auteur aussi, qui révèle trop peu ◀d’▶homme.
On cite ordinairement ◀la▶ phrase des Pensées pour établir entre ◀l’▶homme et ◀l’▶auteur une distinction au détriment du second. On estime qu’un auteur en général vaut moins qu’un homme en général ; qu’il est, dans ◀l’▶homme, ◀la▶ part ◀de▶ ◀l’▶artifice et des apparences trompeuses. Mais au fait, rien n’est moins trompeur qu’une apparence concertée ; rien n’avoue mieux ◀l’▶homme authentique, c’est-à-dire ◀la▶ combinaison ◀de▶ ce qu’il est et ◀de▶ ce qu’il se veut. ◀L’▶homme sans son œuvre n’est pas vrai, de même que ◀l’▶œuvre sans son homme reste un beau piège à psychologues. ◀Les▶ séparer d’abord pour mieux ◀les▶ comparer, c’est créer ◀le▶ type même du sophisme, un problème ◀de▶ ◀la▶ forme et du fond, un problème ◀de▶ ◀la▶ poule et ◀de▶ ◀l’▶œuf : lequel des deux a commencé ? Tenons-nous-en à ◀la▶ réponse, toute goethéenne en son humour, ◀de▶ ◀l’▶essayiste Rudolf Kassner1 : « Je laisse ◀le▶ problème au stade du drame entre ◀la▶ poule et ◀l’▶œuf, ◀le▶ sujet et ◀l’▶objet, et je ne vais pas chercher sous ◀la▶ forme — car il n’y a pas ◀de▶ drame sans forme et réciproquement. »
Comment pourrait-on voir ◀l’▶être ◀d’▶un homme hors de ses manifestations ? Si donc je m’intéresse à ce qui est vrai dans ◀l’▶homme, c’est dans son œuvre qu’il me faut ◀le▶ chercher. Car toute œuvre est ◀le▶ témoignage ◀d’▶un drame entre ◀l’▶homme et lui-même, elle est ce drame, rendu visible, et c’est dans ◀le▶ drame qu’existe ◀la▶ vérité totale ◀d’▶un être. Dans ce témoignage des formes, chercher ◀l’▶homme, c’est tenter ◀de▶ surprendre ◀la▶ personne. Voir des formes, épouser des rythmes — qu’ils soient ◀de▶ verbe ou ◀de▶ pensée — c’est percevoir ◀les▶ résultats momentanés et mesurer ◀le▶ degré ◀de▶ tension du combat spirituel où ◀l’▶homme devient personne, et « s’autorise » ◀d’▶une vocation unique.
Pourtant, ces témoignages visibles et tangibles restent, par là même, équivoques. Et cela tient à ◀la▶ nature ◀de▶ ◀la▶ personne qui s’y révèle.
S’il est vrai que ◀la▶ personne pure consiste dans ◀la▶ pure coïncidence ◀d’▶une vocation et ◀d’▶un individu ; et si notre personne toujours impure consiste dans ◀l’▶approche ◀d’▶une vocation qui s’empare ◀d’▶un individu pour orienter ses données naturelles vers des fins révélées par ◀l’▶Esprit, il est bien clair que ◀la▶ personne, pure ou impure, ne sera jamais visible en soi. Car des protagonistes ◀de▶ ce drame, l’un seulement tombe sous notre sens : c’est ◀l’▶individu naturel. Encore n’est-il guère isolable ◀de▶ cette œuvre où ◀l’▶« autre » ◀l’▶engage. Finalement nous ne voyons que ◀l’▶œuvre, c’est-à-dire ◀le▶ champ clos ◀de▶ ◀la▶ lutte.
Nous ne serions assurés ◀de▶ voir ◀la▶ personne intégrale dans ses actes, que si nous étions assurés ◀d’▶une parfaite identité entre ◀les▶ gestes ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀les▶ appels ◀de▶ sa vocation (encore faudrait-il croire cette vocation…). Nous voyons au contraire une lutte, des résistances et des coups bas. Toutes ◀les▶ personnes humaines sont équivoques, inadéquates et dramatiques.
Mais alors ◀la▶ personne absolue ne serait-elle qu’un mythe, une nostalgie, une extrapolation présomptueuse, ou simplement une traduction en bon français ◀de▶ ce que Freud appelle ◀le▶ « surmoi » ? A-t-elle jamais existé dans ◀l’▶histoire ? Un homme a-t-il jamais reçu ◀le▶ don terrible ◀d’▶incarner sans ◀le▶ moindre défaut ◀la▶ Parole qui était sa vraie vie, sa vocation, sa fin dernière ?
Jésus-Christ est cet Homme, et c’est pourquoi sa réalité historique, telle que ◀l’▶atteste ◀l’▶Évangile, nous apparaît foncièrement inconcevable. Et ◀les▶ disciples mêmes, qui ◀le▶ voyaient au milieu d’eux et ◀le▶ touchaient, ne pouvaient croire à cette Personne. Ils voyaient et touchaient ◀l’▶individu Jésus, ◀le▶ charpentier ◀de▶ Nazareth. Ils connaissaient aussi sa vocation, annoncée par ◀les▶ Écritures et désignée du nom ◀de▶ Christ. Mais ce que « ◀la▶ chair ni ◀le▶ sang », ni ◀la▶ raison qui entend ◀les▶ dominer, ne pouvaient croire et contempler, c’était ◀l’▶identité parfaite ◀de▶ Jésus-Christ, en une Personne. À tout jamais, pour ◀l’▶homme ◀de▶ chair et ◀de▶ raison, ce trait ◀d’▶union reste impensable, cette identité scandaleuse. Folie pour ◀les▶ Grecs, dit saint Paul, et scandale pour ◀les▶ israélites. Un jour Jésus demande à ses apôtres : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Simon Pierre répondit : « Tu es ◀le▶ Christ, ◀le▶ Fils du Dieu vivant ». Jésus, reprenant ◀la▶ parole lui dit : « Tu es heureux, Simon, fils ◀de▶ Jonas, car ce ne sont pas ◀la▶ chair ni ◀le▶ sang qui t’ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans ◀les▶ cieux. » (Matt. XVI, 15-17)
De même que ◀la▶ foi seule peut reconnaître ◀la▶ vocation du Christ incarnée dans Jésus, ◀la▶ foi seule peut nous révéler notre vocation singulière, dans ◀le▶ temps qu’agissant par nos mains, elle nous personnifie à notre tour. Ainsi notre personne nous demeure cachée — demeure « cachée avec ◀le▶ Christ en Dieu » — et ce n’est qu’aux yeux de ◀la▶ foi que certains ◀de▶ nos actes apparaissent comme attestant notre obéissance à ◀l’▶Éternel. Cependant que ◀l’▶analyse positiviste pourra toujours attribuer à ces actes des déterminations purement humaines. Mais si notre personne reste à nos propres yeux un mystère et une promesse, qu’en sera-t-il aux yeux ◀d’▶autrui ? Et ◀de▶ quel droit prétendrons-nous discerner dans une œuvre écrite ◀les▶ témoignages ◀d’▶une vocation qui reste, par essence, incomparable ?
Supposons ◀le▶ problème résolu. Connaître ◀la▶ grandeur unique ◀d’▶une personne, c’est d’abord mesurer ◀les▶ tensions singulières au sein desquelles elle apparut ; c’est approfondir ◀les▶ données ◀de▶ ◀l’▶individu qui ◀la▶ subit ou qui ◀l’▶accepte, mimer en soi certains ◀de▶ ses efforts, entrer en sympathie, ◀de▶ préférence peut-être, avec ce qui nous déconcerte en ses démarches. En un mot c’est ◀l’▶aimer. Réinventer son jeu. Tâche impossible, si ◀les▶ œuvres ◀de▶ cet homme, et en particulier son œuvre écrite, ne venaient soutenir ◀l’▶entreprise. Et c’est pourquoi, dans ces études ◀de▶ ◀la▶ personne, je m’attache à des écrivains. Il est clair qu’ils ne détiennent pas un privilège particulier, mais ils ont témoigné ◀de▶ leur identité par certains documents précis, dont ◀le▶ charme et ◀l’▶audace me guident : je connais bien ◀les▶ règles ◀de▶ ce jeu, ses difficultés sont les miennes. Je puis donc essayer quelques-uns ◀de▶ leurs coups, ◀les▶ plus faciles parmi ceux qu’ils m’indiquent. Serait-ce assez pour ◀les▶ juger ? Qu’ils aient gagné ou perdu leur partie, ils ont été plus loin que je n’irai jamais : c’était leur jeu, et leur enjeu vital. Comment juger ? Comment prendre ces vies plus au sérieux qu’ils ne ◀les▶ prirent eux-mêmes ? Me voici rejeté dans mon incertitude… Et cependant cet exercice ◀de▶ sympathie m’a rendu plus conscient ◀de▶ moi-même. J’ai reconnu, ici ou là, sous ◀les▶ espèces ◀d’▶un tour ◀de▶ phrase ou ◀de▶ pensée, quelques moments ◀d’▶un drame secrètement familier. Ces formes, ces formules, elles me parlent, m’expriment. Elles ont dû naître, sous ◀la▶ main ◀de▶ leur auteur, ◀d’▶un mouvement ◀de▶ foi ou ◀de▶ doute analogue à ceux que je vis.
◀L’▶Esprit seul reconnaît ◀l’▶Esprit, mais certains signes matériels nous serons toujours nécessaires pour fortifier et pour nourrir ses intuitions. Avec leur aide, je pourrai désormais pressentir, dans une œuvre qu’ils jalonnent, ◀l’▶orientation secrète, ◀la▶ cohérence intime, ◀l’▶identité dans ◀les▶ contradictions qui trahit ◀l’▶existence ◀de▶ ◀la▶ personne.
Il me semble que toute incarnation ◀d’▶une pensée dans une vie ou ◀d’▶une vocation dans un individu « figure » ◀la▶ synthèse en un seul être, en un seul acte, en une seule œuvre, ◀de▶ deux natures distinctes ou même contradictoires, ◀d’▶une forme et ◀d’▶un agent transformateur, ◀d’▶une résistance et ◀d’▶une activité dont ◀le▶ conflit ne peut se résoudre que par ◀le▶ fait ◀d’▶une création. ◀La▶ personne se connaît elle-même dans ◀les▶ actes par lesquels elle assume en unités sans précédent, et qui deviennent fait accompli, des incompatibles donnés. Cette manière ◀de▶ saisir et ◀de▶ créer des relations par nul autre prévues, voilà précisément ce qu’on peut appeler ◀le▶ style « personnel » ◀d’▶un auteur, ou d’ailleurs ◀de▶ n’importe quel homme responsable ◀de▶ son existence. Il s’agit là ◀d’▶un phénomène qui déborde dès ◀l’▶origine ◀le▶ fait ◀d’▶écrire, ◀le▶ style au sens étroit. Il s’agit là ◀d’▶une équation fondamentale ◀de▶ ◀l’▶exister, dont ◀la▶ critique personnaliste a pour objet ◀de▶ rechercher ◀les▶ éléments dans toutes ◀les▶ formes élaborées, — éthiques, politiques, artistiques…
C’est ainsi que j’ai cherché dans ◀les▶ œuvres ◀d’▶un Goethe, ◀d’▶un Kierkegaard, ou ◀d’▶un Luther, ◀les▶ données « personnelles » dont ◀la▶ mise en tension a pu produire ◀les▶ formes qu’on y observe. Ce sont moins ◀les▶ idées qui m’intéressent, que ◀le▶ drame qu’institue chez un homme ◀l’▶information progressive ◀d’▶une idée, c’est-à-dire son actualisation. Je crois que ◀l’▶homme ne vaut que par ce qui ◀l’▶attaque, ◀le▶ provoque à se dépasser, et manifeste ainsi son être véritable, ◀l’▶intention ◀de▶ son existence.
◀La▶ magie et ◀le▶ germanisme surmontés, ordonnés et mis en valeur (au sens nietzschéen ◀de▶ ce terme) par une volonté ◀d’▶agir dont ◀la▶ victoire est attestée dans Faust, — c’est cela que j’appelle Goethe.
◀L’▶opposition ◀de▶ ◀la▶ forme du monde et ◀de▶ ◀l’▶esprit qui ◀la▶ transforme ; ◀l’▶opposition du solitaire et ◀de▶ ◀la▶ foule, à ◀l’▶intérieur même ◀de▶ ◀l’▶individu ; ◀l’▶attestation des exigences ◀d’▶une foi qui paraît incommensurable avec ◀la▶ vie organisée par ◀la▶ sagesse goethéenne, — c’est ◀le▶ contenu ◀d’▶un message qui ne pouvait trouver sa forme achevée que dans ◀le▶ fait irrécusable ◀d’▶un martyre. Telle fut ◀la▶ vocation ◀de▶ Kierkegaard.
◀L’▶angoisse devant une culpabilité qui lui demeure indéchiffrable, ◀l’▶insupportable et trop lucide hésitation ◀de▶ ◀l’▶homme placé devant « ◀l’▶absurdité » du transcendant, c’est ◀la▶ personne essentiellement énigmatique ◀de▶ Franz Kafka ; ◀le▶ négatif, en quelque sorte, ◀d’▶une vocation.
◀Le▶ triomphe ◀d’▶une parole mortelle et salutaire sur un individu puissamment naturel, c’est ◀l’▶acte autorisant ◀la▶ doctrine ◀de▶ Luther.
◀La▶ lutte ◀d’▶un créateur contre ◀l’▶automatisme, ◀de▶ ◀l’▶authenticité contre ◀les▶ conventions, et ◀de▶ ◀l’▶élémentaire contre ◀l’▶artificiel, c’est ◀le▶ langage et ◀le▶ visage ◀de▶ Ramuz. C’est proprement, sa « raison ◀d’▶être ».
Ces cinq figures sont disparates, non seulement dans leurs apparences. Et leurs rencontres dans ces pages ne sauraient être justifiées qu’à titre, si j’ose dire, ◀de▶ métaphores critiques, par là même significatives du vrai sujet ◀de▶ cet ouvrage : « ◀L’▶homme étant donné, dit Claudel, pour inventer une raison commune à des termes infiniment distants et multiples. »
« Un homme ◀d’▶esprit — lit-on dans Kierkegaard — disait qu’on pouvait répartir ◀l’▶humanité en officiers, femmes de chambre et ramoneurs. À mon sens ◀le▶ mot n’est pas seulement spirituel, il est profond, et il faut un grand talent spéculatif pour donner une meilleure division. Quand une classification n’épuise pas idéalement son objet, n’importe laquelle lui est en tous points préférable, parce qu’elle a ◀l’▶avantage ◀de▶ mettre ◀l’▶imagination en mouvement. » Voilà bien ◀le▶ seul avantage que je sois raisonnablement en droit ◀d’▶attendre ◀de▶ ◀la▶ publication ◀d’▶un tel recueil.
Et cependant, il me semble, après coup, que tout n’est pas fortuit dans mon sommaire.
Parmi ◀les▶ écrivains dont ◀la▶ pensée a transformé ◀les▶ données ◀de▶ nos vies, je distingue deux grandes familles. ◀Les▶ uns n’agissent que par ◀le▶ contenu objectif ◀de▶ leurs théories, non par leur style, indifférent. Tels sont Hegel, Marx ou Sorel. Au contraire, un Pascal, un Kierkegaard, un Rimbaud agissent bien moins par ◀la▶ vertu ◀de▶ leurs conclusions que par celle ◀de▶ leur drame personnel, rendu sensible par ◀les▶ tours et par ◀l’▶allure ◀de▶ leur pensée. Seuls, ◀les▶ auteurs ◀de▶ cette seconde famille m’ont arrêté, pour me faire repartir dans mon sens. Et c’est l’une des raisons ◀de▶ mon choix. L’autre est, que tel un chevalier du Temple, je ne me suis accordé ◀le▶ droit ◀de▶ chasser qu’un gibier léonin. Sans oublier d’ailleurs que, selon ◀le▶ mot ◀de▶ Luther, nous croyons jouer à ◀la▶ chasse quand, bien souvent, c’est nous qui sommes chassés !
Et ceci sera plutôt une manière ◀de▶ postface : je n’ai pas fait ◀de▶ ◀la▶ critique dans cet ouvrage, mais des exercices spirituels. Qu’ils soient ◀d’▶un accès difficile appartient à ◀la▶ loi du genre. Que leur ton soit parfois tendu appartient à ◀la▶ nature même du sujet que j’ai embrassé : ◀la▶ tension créatrice des personnes. Je n’offre au lecteur qu’un effort. Je lui demande ◀d’▶éprouver certains rythmes dont ◀l’▶ampleur ou ◀l’▶élan propagent un pouvoir. Initiation au drame dont, maintenant c’est à nous ◀d’▶être ◀les▶ personnes. Incipit tragœdia !
Août 1939