2.
Goethe médiateur
Toute grandeur naît d’▶un rapport, ◀d’▶une tension entre plusieurs éléments mesurables. Il n’est pas ◀de▶ grandeur perceptible, là où n’existent pas ◀de▶ mesures. Mais où chercher, chez Goethe, ◀les▶ éléments ◀de▶ tension et ◀les▶ mesures ? Où, sinon en lui-même, je veux dire entre ce qui lui fut donné et ce qu’il sut tirer ◀de▶ ces données ? Car Goethe est en ceci un homme moderne, que ses mesures sont en lui-même et non pas dans un ordre extérieur qui lui assignerait une place, une carrière prévisible et convenable dans un monde ordonné comme un tout. ◀L’▶homme antique remplit une fonction, et son destin est inscrit dans ◀les▶ astres ; mais ◀l’▶homme moderne crée son destin dans ◀l’▶inconnu.
Goethe est grand par ◀le▶ rapport, pour nous visible, ◀de▶ sa vie et ◀de▶ son œuvre se donnant l’une à l’autre un sens et une mesure. ◀De▶ nul homme, peut-être, nous ne connaissons aussi bien ◀la▶ vie dans son développement organique et comme arborescent. Sa vie plus que toute autre inséparable ◀de▶ ses œuvres ; ses œuvres qui, à tel moment nécessaire et imprévisible, viennent rétablir un équilibre compromis. ◀De▶ nulle vie, ◀la▶ loi ◀de▶ développement n’apparaît à nos yeux plus harmonieuse et plus puissante, au travers ◀d’▶une richesse incomparable ◀de▶ végétations et ◀de▶ poussées adventices. Il semble que nous assistions au spectacle grandiose ◀de▶ ◀la▶ croissance ◀d’▶un chêne géant. Tout ici est organe, tout est nature. Et Goethe ◀l’▶a su. Mais quand nous contemplons ◀de▶ loin cet arbre vénérable, aux basses branches parfois bizarrement tordues, mais qui s’élève ◀d’▶une poussée si majestueuse vers ◀l’▶épanouissement, vers cette espèce ◀de▶ jeunesse des hautes ramures, n’allons pas oublier que ◀les▶ sucs dont il a fait cette splendeur au loin visible, il ◀les▶ tira ◀d’▶un sol germanique.
Constater que ◀les▶ données initiales, chez Goethe, sont allemandes, peut paraître une lapalissade. Rappelons cependant ◀les▶ composantes nordiques ◀de▶ ◀la▶ psychologie du jeune Goethe : ◀le▶ romantisme, ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ magie, et cet élan qu’il nommera démoniaque et qui tisse un dessin tortueux tout au long ◀de▶ sa vie secrète. Enfin, nourrie à ces trois sources, ◀la▶ volonté titanique qui s’exprime magnifiquement dans ◀le▶ Prométhée. Si Goethe avait cédé à ces penchants que ◀l’▶on peut bien appeler nationaux, son œuvre eût sans conteste mérité ◀le▶ qualificatif ◀d’▶allemande. Or s’il est vrai que Goethe ait suivi sa pente, il se trouve que, selon ◀le▶ mot ◀de▶ Gide, c’est en ◀la▶ remontant.
Du fait que Goethe a résisté à ◀l’▶élément germanique irréductible et irrationnel qui demandait à se développer en lui ; du fait qu’il a jugulé démon, magie et titanisme, et qu’il est devenu classique, faut-il conclure qu’il n’est plus allemand ?
Distinguons ici entre ◀les▶ résultats ◀de▶ ◀l’▶effort goethéen et cet effort même. Il est facile ◀de▶ montrer ce qui, dans ◀l’▶œuvre écrite ◀de▶ Goethe, n’est pas typiquement allemand, et peut être directement assimilable pour un latin par exemple. Mais ◀la▶ nature spécifique ◀de▶ ◀l’▶effort goethéen, cette lutte contre ses données anarchiques et démoniaques, cette lutte contre quelque chose en lui qui ne cesse ◀de▶ renaître tout au long ◀de▶ sa vie et ◀de▶ menacer son équilibre si chèrement conquis, cette lutte enfin où résident sa tension et sa grandeur propres, comment ne pas voir qu’elle est proprement allemande, même si, par son triomphe, elle conduit Goethe à être plus qu’allemand.
En regard du Goethe ◀de▶ ◀la▶ vingt-sixième année, du Goethe qui se détourne du romantisme, plaçons ce Hölderlin, qui vers ◀le▶ même âge, s’abandonne aux plus redoutables puissances démoniques, au vertige des titans, au vertige ◀de▶ ◀la▶ hauteur : « On peut tomber dans ◀la▶ hauteur comme dans ◀la▶ profondeur. » Nous aurons une antithèse presque parfaite. Devant Goethe comme devant Hölderlin, s’ouvre à tel moment ◀de▶ ◀la▶ vie spirituelle une carrière ◀de▶ démesure et ◀de▶ délire splendide. S’il s’abandonne, il deviendra non pas ce chêne tutélaire (peut-être un peu commun), mais un ◀de▶ ces arbres étranges qui poussent ◀d’▶un jet, donnent une fleur unique, puis meurent : aussitôt. Mais il préfère élaguer quelques branches, ramener à sa loi toutes ses puissances, c’est-à-dire ◀les▶ éduquer. Il part pour Weimar. Il a choisi. Il veut durer, il veut guérir. Et ce sont ces dix années ◀de▶ silence et ◀de▶ repli, si émouvantes, si pures, c’est-à-dire si conformes à ◀la▶ loi ◀la▶ plus profonde ◀de▶ sa nature. Ces dix années où, pour reprendre ◀la▶ comparaison du chêne, Goethe se fait un tronc, une écorce.
En face du titanisme ◀de▶ Hölderlin — Hölderlin ou ◀l’▶Allemand exaspéré — Goethe figure ◀l’▶Allemand surmonté, ◀l’▶Allemand guéri. Mais guéri par ses moyens propres, more germanico pourrait-on dire. Car ◀le▶ nom même ◀de▶ ◀la▶ cure à laquelle il se soumet se trouve être difficilement traduisible en français.
Nous touchons ici à ◀la▶ constante nationale ◀la▶ moins discutable, ◀le▶ langage. Il serait très insuffisant ◀de▶ dire que ◀le▶ remède que Goethe s’applique est ◀l’▶action. Nous sommes obligés, si nous voulons éviter tout malentendu, ◀de▶ recourir, pour caractériser sa thérapeutique, à certains mots éminemment goethéens, mais à peu près intraduisibles : ◀la▶ Tätigkeit, ◀la▶ Tüchtigkeit de Hermann et Dorothée, ◀de▶ Wilhelm Meister, ou ◀le▶ Streben de Faust.
Guérir ◀de▶ son germanisme irrationnel par ◀l’▶application ◀d’▶un remède germanique, et rendre ainsi utilisable et communicable ce qui figurait à ◀l’▶origine une valeur irréductible, tel est ◀le▶ mouvement goethéen par excellence. Mais cette formule risque ◀de▶ rester assez vague si nous ne lui trouvons tout de suite une illustration concrète. Je ne ◀la▶ vois nulle part plus évidente que dans ◀le▶ cours ◀de▶ ◀la▶ Magie chez Goethe.
Dans ◀l’▶ordre des vérités occultes, Goethe choisit d’abord celle qui lui paraît susceptible ◀d’▶application vivante : ◀la▶ magie16. Ce serait ici ◀le▶ lieu ◀de▶ rappeler ◀les▶ influences subies avant et après sa vingtième année, celles ◀de▶ Paracelse, ◀de▶ Jacob Boehme, ◀de▶ Swedenborg. On sait qu’avec Mlle de Klettenberg il se livra même à des expériences ◀d’▶alchimie, ou, comme il ◀le▶ dit dans une lettre ◀de▶ cette époque, ◀de▶ « chimie cabalistique ». Je voudrais surtout retenir ◀le▶ fait que ◀la▶ grave maladie dont il souffrit à 18 ans fut guérie par un médecin ◀de▶ Francfort qui se vantait ◀de▶ connaître ◀les▶ remèdes des alchimistes. Tel est peut-être ◀l’▶Erlebnis qui fonde chez Goethe une conception qu’on dirait presque pragmatique ◀de▶ ◀l’▶occultisme.
Par ailleurs, ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ magie ne se pose point à Goethe comme ◀le▶ problème technique ◀d’▶une science qu’il s’agirait ◀d’▶approfondir. C’est bien plutôt pour lui un problème moral : étant donné que ◀la▶ magie existe, qu’il existe une connaissance secrète et des moyens occultes ◀d’▶agir sur ◀les▶ choses, quelle utilisation avons-nous ◀le▶ droit ◀de▶ faire ◀de▶ ces vérités ? En quoi ◀la▶ magie peut-elle contribuer au développement organique ◀de▶ ◀la▶ personnalité ? C’est ◀le▶ problème posé par Faust dans ◀la▶ fameuse première scène. Posé, et même, en principe, résolu dès cette scène. Mais, pour Goethe jamais ◀la▶ solution ◀de▶ principe n’est une solution réelle, existentielle. Tout ◀le▶ Faust va montrer que ◀la▶ vie seule, ◀le▶ faire, ◀le▶ Streben, peuvent réellement résoudre ◀la▶ question, et non pas du tout supprimer ◀les▶ connaissances occultes du héros, mais au contraire ◀les▶ intérioriser, ◀les▶ instruire dans ◀le▶ microcosme ◀de▶ son corps, pour ensuite ◀les▶ manifester en actes, en activité, en effort.
Ainsi Goethe, homme moderne, détache d’abord ◀la▶ magie des choses, sur lesquelles principalement elle devait agir au Moyen Âge. Ce n’est plus pour lui un truc qui opère ◀d’▶une façon tout extérieure et impersonnelle. Mais c’est de plus en plus une expérience intérieure, morale. ◀La▶ magie ◀de▶ Goethe se condense en paroles, en Zaubersprüche, qui deviennent tout naturellement chez lui, et de plus en plus, des préceptes ◀d’▶action ◀d’▶aspect purement pratique, je dirai même fastidieusement pratique, songeant à ◀l’▶agacement que ◀la▶ constante prédication ◀de▶ ◀la▶ Tüchtigkeit provoque souvent chez ◀le▶ lecteur du Wilhelm Meister. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : ces préceptes ◀d’▶allure si bourgeoise sont dirigés d’abord contre Goethe lui-même, contre son démonisme ; ils constituent ◀la▶ cure ◀de▶ cette seule maladie morale à laquelle Goethe réduit toutes ◀les▶ autres maladies, ◀de▶ cette seule maladie qui tout ensemble nourrit ◀la▶ menace magique et trouve son antidote dans une magie dominée. ◀La▶ magie est ainsi, pour Goethe, un remède dont il doit arriver à se délivrer. Personne moins que lui n’a choyé son mal. C’est seulement lorsque Faust, à la dernière scène du drame humain, aveuglé par son effort rédempteur, meurt dans ◀le▶ renoncement total, qu’il lui est enfin donné ◀de▶ voir, ◀de▶ contempler, ◀de▶ se reposer dans ◀le▶ savoir pur. Le Second Faust est un anti-Goethe — ou mieux : c’est ◀la▶ « personne » ◀de▶ Goethe triomphant ◀de▶ son « individu ».
Telle est ◀la▶ sagesse ◀de▶ Faust : nous n’avons pas besoin d’autres révélations que ◀de▶ celles-là qui nous poussent à réaliser en action notre loi personnelle. Sagesse, pourrait-on dire, médiatrice. Sagesse qui jamais ne mutile et qui jamais ne renie rien ◀de▶ ce qu’il y a dans ◀l’▶être ◀d’▶irréductiblement original ; sagesse dont ◀l’▶opération magistrale consiste à rendre utilisables pour ◀la▶ vie ◀de▶ tous, et ◀de▶ tous ◀les▶ jours, ◀les▶ seules valeurs réelles qui sont, à ◀l’▶origine, différence essentielle, secret incomparable.
On comprend dès lors facilement ◀la▶ raison du culte rendu à Goethe par ◀les▶ meilleurs Allemands. Goethe figure à leurs yeux ◀la▶ plus harmonieuse résolution des dissonances proprement germaniques. Nulle part plus qu’en Allemagne cette grandeur particulière ◀de▶ Goethe ne peut être éprouvée avec plus ◀de▶ reconnaissance, nulle part elle ne peut être aussi tonique.
Mais il y a plus. Parce que Goethe est un « Allemand surmonté » si j’ose dire — et à ◀la▶ manière allemande —, parce qu’il sut réaliser en lui d’abord ◀la▶ médiation ◀d’▶une valeur irrationnelle et ◀d’▶une utilité générale, il peut nous offrir ◀le▶ modèle, ◀la▶ formule et comme ◀le▶ thème dynamique ◀d’▶une médiation plus vaste : ◀la▶ médiation entre ◀la▶ valeur unique et irrationnelle ◀d’▶une nation d’une part, et ◀le▶ bien commun universel d’autre part.
Il n’y a ◀de▶ valeur que personnelle et originale, c’est-à-dire à ◀l’▶état premier, incommunicable. ◀L’▶exaltation ◀de▶ ces valeurs en elles-mêmes, ◀le▶ nationalisme romantique, conduit à ◀la▶ guerre. ◀L’▶affaiblissement ◀de▶ ces valeurs dans ce qu’elles ont ◀de▶ spécifique, par ◀la▶ multiplication inconsidérée des échanges, conduit à ◀l’▶internationalisme ◀de▶ ◀la▶ médiocrité. Seule, ◀la▶ médiation, c’est-à-dire ◀l’▶effort ◀de▶ surmonter en soi-même d’abord ses idiosyncrasies pour n’en offrir aux autres que ◀les▶ plus hauts et utiles résultats, peut sauver à la fois ◀la▶ valeur et ◀la▶ paix.
Mais ◀la▶ médiation est ◀l’▶office ◀de▶ ◀la▶ seule grandeur. C’est parce que Goethe est grand — et nous venons de dire ◀de▶ quelle grandeur, nationale en son origine — qu’il vaut pour nous aussi. C’est parce qu’il a été grand qu’une certaine unité allemande a pu se faire sur son nom — et non ◀l’▶inverse. Et c’est, au second degré, parce qu’il a une valeur nationale que ◀l’▶on peut parler ◀de▶ s ?, valeur internationale. Si une telle affirmation n’était réellement qu’un truisme ◀de▶ nos jours, ◀le▶ problème international se poserait ◀d’▶une façon très différente devant ◀l’▶opinion publique. ◀La▶ paix par ◀les▶ peuples est un leurre, une formule ◀de▶ journalistes. ◀L’▶office des peuples modernes, en tant qu’ils se connaissent distincts, paraît bien être ◀de▶ se haïr. ◀L’▶office des élites est au contraire de se comprendre en tant que distinctes, c’est-à-dire en tant que valeurs. Seules, et d’abord, ◀les▶ élites se comprennent. (Qu’on ◀les▶ reconnaisse et qu’on ◀les▶ juge à cette mesure !) Et c’est dans ce sens surtout qu’il faut entendre ◀le▶ grand vers gnomique ◀de▶ Goethe :
Über allen Gipfeln ist Ruh.17
◀Les▶ élites, en tant qu’élites, se rencontrent dans ◀la▶ compréhension, alors que ◀les▶ masses, en tant que masses se battent dans ◀la▶ confusion18. C’est pourquoi notre tâche — que Goethe eût approuvée — reste ◀de▶ fédérer des différences authentiques, et non pas ◀d’▶uniformiser des médiocrités décolorées. ◀L’▶harmonie ◀d’▶un tableau naît ◀de▶ ◀l’▶opposition des tons : c’est une harmonie fédérale.