4.
Franz Kafka
ou l’▶aveu ◀de▶ ◀la▶ réalité
Franz Kafka naquit à Prague en 1883, et passa dans cette ville ◀la▶ plus grande partie ◀de▶ sa vie. Docteur en droit, il travailla d’abord au service ◀d’▶une compagnie ◀d’▶assurances générales, puis ◀d’▶une compagnie ◀d’▶assurances ouvrières. Il s’essaya aussi dans un atelier ◀de▶ menuiserie, et fit un stage prolongé dans une entreprise ◀de▶ jardinage. Lorsqu’il voulut émigrer à Berlin, pour s’y vouer enfin à son œuvre, il était déjà condamné par une tuberculose du larynx dont il mourut à Vienne en 1924.
Kafka n’a publié ◀de▶ son vivant qu’un petit nombre ◀de▶ récits. Mais on trouva dans ses papiers ◀les▶ manuscrits presque complets ◀de▶ trois romans : ◀le▶ Procès, ◀le▶ Château, et Amérique. ◀Le▶ regard qu’il y porte sur ◀le▶ monde est ◀d’▶une précision proprement angoissante. Il considère notre vie quotidienne avec une minutie qu’elle ne supporte guère. ◀L’▶état ◀d’▶extrême lucidité que suscite en nous cette vision ressemble à s’y méprendre à un cauchemar. Mais alors que tant de poètes s’efforçaient, à ◀la▶ même époque, ◀de▶ délirer méthodiquement, Kafka nous ramène sans cesse, avec une sorte ◀d’▶humour inflexible, à ◀la▶ conscience ◀la▶ plus sobre ◀de▶ notre humaine condition. On dirait qu’il incite ses héros à pratiquer contre ◀la▶ vie bourgeoise une espèce ◀de▶ « grève perlée » : c’est à force de conscience, ◀de▶ naturel, ◀d’▶exactitude dans ◀l’▶exercice ◀de▶ leurs tâches banales et ◀de▶ leurs relations sociales, qu’ils en découvrent ◀la▶ foncière incohérence. Mais alors, tout devient étrangement signifiant. ◀Le▶ fait-divers s’agrandit peu à peu aux proportions ◀d’▶une parabole ◀de▶ ◀l’▶existence. Ou bien c’est ◀le▶ contraire : partant ◀d’▶un fait inexplicable et monstrueux55 survenu dans ◀la▶ vie ◀de▶ son héros, Kafka nous amène à penser que ◀le▶ détail ◀de▶ ◀l’▶existence banale, et ◀le▶ sentiment ◀d’▶étrangeté qui par moments ◀l’▶accompagne en sourdine, s’expliquent ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus « logique » sitôt qu’on ◀les▶ rapporte à ce fait initial, mystérieux et ◀d’▶apparence extravagante. Derrière cette psychologie ◀de▶ ◀l’▶angoisse quotidienne, ◀l’▶on pressent chez Kafka des intentions religieuses, et ◀la▶ recherche au moins ◀d’▶une théologie. Tout cela, non pas exprimé, mais voilé et seulement trahi par certaines bizarreries du récit…
◀Les▶ lectures ◀les▶ plus fréquentes et ◀les▶ préoccupations sociales ◀de▶ Kafka, telles que nous ◀les▶ décrit son biographe Max Brod, peuvent nous aider à deviner ◀la▶ nature ◀de▶ son dessein énigmatique. Sa passion ◀de▶ ◀l’▶absolu moral est typiquement israélite, mais sa psychologie ◀de▶ ◀l’▶angoisse s’inspire visiblement ◀de▶ Kierkegaard, qu’il fut l’un des premiers à découvrir au xxe siècle. D’autre part, sa volonté ◀de▶ sobriété, ◀d’▶éducation des forces spirituelles par ◀l’▶activité pratique et sociale, volonté qui se manifeste tout au long ◀de▶ son existence, se rattache non moins certainement à son admiration pour Goethe. Rien n’est plus suggestif que cette rencontre en un seul homme ◀de▶ deux influences aussi contradictoires, et à tant ◀d’▶égards exclusives. J’y vois une occasion privilégiée ◀de▶ confronter dans ◀le▶ vif ◀d’▶une existence ◀les▶ aventures spirituelles décrites dans ◀les▶ pages qui précèdent.
I
◀Le▶ Procès, ou ◀la▶ loi qui conduit à ◀la▶ mort
Je ne sais pas si ◀le▶ Procès est ◀le▶ chef-d’œuvre ◀de▶ Kafka, mais il est difficile ◀d’▶imaginer un livre plus profond. On a même ◀l’▶impression, en ◀le▶ lisant, ◀de▶ lire pour la première fois un livre absolument profond. Non qu’il prétende percer ◀les▶ apparences du monde pour s’enfoncer dans un ésotérisme ; au contraire ; il se borne à décrire ces apparences avec un réalisme qui suffit à dénoncer leur objective incohérence, en même temps qu’il se refuse à toute interprétation rassurante, c’est-à-dire à toutes ◀les▶ conventions heureusement introduites par ◀les▶ hommes pour « faire comme si » leur vie se justifiait en soi.
Joseph K., fondé ◀de▶ pouvoir dans une banque, se voit arrêté un beau matin par deux inspecteurs. Ces messieurs lui apprennent qu’il est inculpé, mais ils ne savent pas ◀de▶ quoi, et n’ont pas qualité pour ◀le▶ savoir. Puis on lui rend ◀la▶ liberté. Toute ◀l’▶histoire sera celle non du procès, qui n’a jamais lieu, mais des préliminaires du procès, des démarches que tente ◀l’▶accusé auprès ◀d’▶une justice insaisissable, infiniment pédante, au surplus corrompue et capricieuse, dont ◀les▶ bureaux sont installés dans des faubourgs ignobles ou des galetas. Jamais K. ne parvient à ◀l’▶instance suprême ; jamais personne d’ailleurs n’a pu y parvenir. À la dernière page, on ◀le▶ tue, mais dans des conditions trop déprimantes pour qu’il puisse songer même à résister.
◀L’▶histoire se passe dans ◀la▶ réalité blafarde ◀d’▶une ville moderne, à peine retouchée, çà et là, par une rapide griffure expressionniste. Il faut se garder ◀de▶ croire que ◀l’▶auteur s’est donné ◀le▶ bénéfice ◀d’▶un mystère dont il s’amuserait à nous cacher ◀la▶ clé. ◀Le▶ Procès n’est nullement un conte. Joseph K. pose toutes ◀les▶ questions que ◀le▶ lecteur raisonnable posera. Il proteste parfois, prudemment. Mais ◀la▶ justice qui ◀le▶ poursuit n’est pas ◀de▶ celles dont on se débarrasse en acceptant ou même en refusant ses exigences. ◀Le▶ Procès serait un livre révoltant s’il n’était d’abord écrasant. Il ressemble pas mal à ◀la▶ vie.
◀Le▶ réalisme ◀de▶ Kafka n’a rien ◀de▶ commun avec ce que ◀les▶ manuels ou ◀les▶ journaux nomment réalisme. Il ne consiste pas à montrer, par exemple, que ◀la▶ goujaterie est ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ parvenir, ni à poser que ◀les▶ idées ◀d’▶un manœuvre ont plus ◀de▶ réalité que ◀les▶ vapeurs ◀d’▶une héroïne ◀de▶ roman bourgeois. ◀Le▶ réalisme ◀de▶ Kafka réside dans ◀la▶ sobriété ◀de▶ sa vision, et c’est au fond, sa vision même qui est ◀le▶ vrai sujet du livre. ◀La▶ précision presque insupportable avec laquelle il rapporte certaines conversations banales n’a pu être obtenue qu’au moyen ◀d’▶une suspension du jugement, qui est en elle-même tout ◀le▶ drame du Procès. Constatation ◀de▶ ◀la▶ réalité telle qu’elle est, et en même temps, au moment où ◀la▶ révolte point, constatation ◀de▶ ◀la▶ vanité absolue ◀de▶ toute appréciation, ◀de▶ toute prise ◀de▶ parti, — ◀de▶ tout acte.
Tous ◀les▶ efforts des hommes — y compris ceux des philosophes — ne sont peut-être que des tentatives pour échapper à cette vision, qui est ◀l’▶angoisse même. Moyens tantôt puérils, tantôt subtils, pour éluder ◀le▶ sérieux fou ◀de▶ ◀la▶ vie réelle, pour ◀l’▶assimiler à un jeu dont il serait possible ◀de▶ sortir, dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on connaît ses règles. C’est ainsi que ◀l’▶on a tenté ◀d’▶assimiler ◀la▶ vision ◀de▶ Kafka à celle du rêve. Et il est vrai que ◀la▶ complicité qui, dans ◀le▶ Procès, lie ◀les▶ juges aux avocats et aux prévenus, est un trait caractéristique du rêve ◀d’▶angoisse. Mais si Kafka ou son héros n’étaient que des rêveurs, il resterait alors une évasion : se réveiller. Et ◀le▶ sérieux dernier ◀de▶ ◀la▶ situation s’évanouirait. Je ne crois pas que Kafka ait vécu dans un autre monde que nous tous. Tout au plus dans une autre vision, celle ◀de▶ ◀l’▶homme « arrêté », précisément, celle ◀de▶ ◀l’▶homme qui pense et qui vit dans ◀la▶ suspension du jugement. Joseph K. a vu ◀le▶ monde avant ◀d’▶agir, et demeure prisonnier ◀de▶ cette vision, qui ne lui laissera plus jamais qu’une liberté provisoire. Nous sommes tous arrêtés, il vaudrait mieux ◀le▶ savoir : car nous saurions alors que réellement il n’y a rien à faire pour nous sauver. (À moins qu’une main nous soit tendue d’ailleurs, et que quelqu’un nous aime et nous « appelle », nous adresse une vocation…)
Or, pour avouer ◀le▶ sérieux dernier, ◀le▶ tragique absolu ◀de▶ notre condition, pour avouer qu’on ne peut pas se réveiller ◀de▶ ce cauchemar universel, il faut avoir, ne fût-ce qu’une fois, dans ◀l’▶éclair ◀d’▶un pressentiment, dépassé ◀le▶ plan ◀de▶ cette vie. De même qu’on ne peut juger toute ◀l’▶étendue des ravages du capitalisme que ◀d’▶un point de vue révolutionnaire, de même ◀le▶ scandale ◀de▶ vivre ne peut être apprécié sérieusement que ◀d’▶un point de vue en quelque sorte antivital, ou transcendant. Il n’est ◀d’▶aveux que du passé, autrement dit : du dépassé. C’est pourquoi ◀le▶ roman ◀de▶ Kafka suppose, du seul fait qu’il existe, une sorte ◀de▶ révélation, un « ailleurs » au moins pressenti, qu’il s’agirait ◀de▶ retrouver au travers des lacunes du réel.
◀De▶ quelle nature était ◀la▶ transcendance qui a conditionné ◀la▶ vision ◀de▶ Kafka ?
Dans un appendice au Procès, Max Brod nous dit comment il dut arracher à Kafka ◀les▶ écrits que son ami se refusait à publier — dont ce roman. Quels étaient ◀les▶ scrupules ◀de▶ Kafka ? « Il voulait son œuvre à ◀l’▶échelle ◀de▶ ses préoccupations religieuses », nous dit-on. Et ◀la▶ critique, gênée, passe outre, ou fait ◀de▶ ◀la▶ psychologie. Mais se taire équivaut ici à une complicité avec ◀les▶ avocats marrons et ◀les▶ juges négligents du Procès, avec tous ceux qui se refusent à poser ◀les▶ questions dernières, à exiger qu’enfin le dernier mot soit dit.
Ignorant presque tout ◀de▶ Kafka, après une première lecture du Procès, j’en étais venu à me poser cette question : — Est-ce pur hasard si ◀la▶ théologie chrétienne rend compte ◀de▶ presque toutes ◀les▶ situations ◀de▶ ce livre ? Est-ce pur hasard si elle nous offre ◀les▶ formules qui paraissent ◀le▶ mieux aptes à résumer ◀les▶ principales péripéties ◀de▶ cette vaste action judiciaire ? Je dis bien : résumer, car mille détails concrets échappent à ◀l’▶interprétation. Mais si ◀l’▶on n’en retient qu’un souvenir global, cette inoubliable atmosphère ◀de▶ cauchemar poursuivi dans ◀la▶ veille, une sorte ◀de▶ schéma dogmatique transparaît.
Tout homme qui a connu ◀l’▶existence ◀de▶ ◀la▶ Loi se connaît condamnable, quoi qu’il fasse : « Il n’y a pas un juste, pas même un seul », dit ◀l’▶Écriture. Que nous ◀le▶ sachions ou non, nous avons tous failli, et nous sommes tous, virtuellement, des prévenus : ce point ◀de▶ départ du Procès se trouve dans ◀les▶ épîtres ◀de▶ saint Paul56. Quel est alors ◀le▶ Juge impitoyable ? C’est ◀le▶ Dieu qui donna ◀la▶ Loi, ◀le▶ Dieu des Juifs « qui ne tient pas ◀le▶ coupable pour innocent. » Pourquoi demeure-t-il inaccessible ? Parce qu’il réside au ciel, et nous sommes sur ◀la▶ terre : ◀l’▶instance suprême existe et délibère au-delà ◀de▶ toutes nos imaginations. Comment pourrions-nous lui parler, et que sert ◀de▶ se justifier ? Dans cet état ◀d’▶impuissance tragique, nous sommes prêts à saisir ◀la▶ moindre invite du mystère. Voici ◀les▶ avocats marrons qui disent connaître ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ Justice. Ils n’inspirent pas précisément confiance, mais qui sait ? Nous n’avons pas ◀le▶ droit ◀de▶ négliger cette chance minime et humiliante. Et peu à peu nous croyons pressentir qu’ils sont ◀de▶ mèche avec ◀le▶ Juge ! Du moins nous ◀le▶ laissent-ils entendre. C’est peut-être une nouvelle imposture. Mais ils en tirent une sorte ◀de▶ prestige, et même ◀d’▶autant plus envoûtant que nous n’avons aucun moyen ◀de▶ vérifier s’il est fondé. Prêtres et mages, derniers appuis ◀de▶ ◀l’▶homme contre Dieu ! À vrai dire, ils sont impuissants, prévenus eux-mêmes, et fort peu renseignés…
Faut-il pousser plus loin ◀l’▶analogie ? Cet état du prévenu en liberté dans ◀la▶ complicité universelle, me fait songer à ◀la▶ « misère ◀de▶ ◀l’▶homme » non pas « sans Dieu » mais livré à un Dieu dont il ne peut connaître que ◀la▶ colère, non ◀la▶ miséricorde. C’est ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶homme qui sait que Dieu existe, mais qui ne peut plus lui obéir, et qui ne sait pas comment ◀l’▶atteindre, parce qu’il ne connaît pas « ◀le▶ chemin » qui relie ◀le▶ Ciel et ◀la▶ terre. Parce qu’il ne connaît pas celui qui a dit : « Je suis ◀le▶ chemin. »
Imaginons en guise de contre-épreuve que Josef K. puisse croire au Christ des évangiles. Toute ◀la▶ problématique du Procès s’en trouverait comme remise en mouvement : et à partir du point précis où ◀la▶ vision ◀de▶ Kafka « ◀l’▶arrêtait ».
« Nul ne vient au Père que par moi ». C’est par ◀le▶ Fils que Dieu devient pour nous ◀le▶ Père et cesse ◀d’▶être ◀le▶ Juge lointain. Mais alors ◀l’▶acquittement est possible et ◀la▶ grâce peut être accordée ! « Je suis ◀le▶ chemin », a dit ◀le▶ Médiateur. Mais alors, ◀l’▶acte aussi est possible, et ◀l’▶obéissance praticable ! Ainsi ◀la▶ foi au Christ est bien ◀l’▶issue, ◀la▶ possibilité donnée à ◀l’▶homme ◀de▶ marcher, ◀d’▶échapper à « ◀l’▶arrêt ». Mais c’est aussi grâce à cette foi que nous connaissons notre état — parce qu’elle nous permet ◀d’▶en sortir —, que nous mesurons ◀le▶ réel, et que nous pouvons ◀l’▶avouer.
Or voici ◀la▶ difficulté : je vois bien dans ◀le▶ Procès ◀l’▶aveu voilé ◀de▶ notre état, je vois bien que cet aveu suppose au moins ◀l’▶entrevision ◀d’▶une foi — et pourtant ◀le▶ roman se termine par ◀le▶ triomphe atroce ◀de▶ ◀la▶ Loi, c’est-à-dire dans ◀le▶ désespoir, qui est ◀l’▶absence reconnue ◀de▶ ◀la▶ foi. Tout ce qui précède pourrait être compris comme une illustration ◀de▶ ◀l’▶état ◀de▶ péché révélé par ◀l’▶instant ◀de▶ ◀la▶ conversion. Cette vision ◀de▶ ◀l’▶homme arrêté pourrait être un regard en arrière vers ◀l’▶humanité en révolte et qui a perdu ◀le▶ chemin. Quelque chose ◀d’▶analogue au moment négatif ◀d’▶un élan — ◀d’▶un saut dans ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ foi — ◀le▶ moment où ◀le▶ corps se ramasse et feint ◀de▶ refuser ◀le▶ saut pour mieux se détendre ◀l’▶instant d’après… Mais non, Kafka suspend ◀l’▶élan. Il sait qu’il faut sauter, mais au dernier moment, il ne croit plus que ◀de▶ l’autre côté, il retombera sur un terrain solide. Ainsi demeure-t-il dans ◀l’▶oppression du souffle et ◀la▶ fatigue ◀de▶ ◀l’▶effort qu’aucun acte ne vient accomplir57.
Voici alors mon hypothèse : ◀la▶ vision ◀de▶ Kafka traduirait ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶homme qui n’est plus soutenu, mais au contraire obscurément troublé par une certaine ambiance chrétienne — précisons : judéo-chrétienne. Il sait que Dieu et sa Justice existent, mais il ◀le▶ sait ◀d’▶une manière négative, ou plutôt, il pressent qu’il ◀l’▶a su, et cela suffit à réveiller en lui ◀le▶ sens obscur ◀d’▶une culpabilité ; mais il a perdu ◀la▶ confiance que ◀les▶ époques naïves ◀de▶ ◀l’▶histoire (ou ◀de▶ sa propre histoire individuelle) mettaient dans ◀la▶ Révélation. Incapable ◀d’▶y croire, il ◀la▶ refoule. Et dès lors, elle n’est plus en lui ce qui éclaire et ce qui rassure, mais ce qui sourdement inquiète ◀la▶ raison et aggrave ◀la▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶angoisse, ce vide où ◀l’▶homme demeure et ne peut demeurer. Si ◀la▶ foi survenait dans sa vie, elle lui donnerait ◀l’▶assurance du pardon. Alors, ce sens obscur ◀d’▶une culpabilité pourrait devenir conscience claire du péché, du vrai péché, qui est bien moins ◀la▶ faute morale que ◀le▶ refus ◀d’▶aimer Dieu en Christ. Si ◀la▶ foi survenait, Josef K. renoncerait aux vains efforts ◀d’▶une justification par ses propres moyens moraux : il connaîtrait que ◀l’▶acquittement n’est mérité que par celui précisément qui renonce à ◀le▶ mériter. ◀La▶ conscience claire du péché, c’est concrètement ◀la▶ repentance. Or celle-ci ne saurait être provoquée que par ◀la▶ certitude du pardon…
Mais justement ◀la▶ foi ne survient pas. ◀Le▶ sens obscur ◀d’▶une culpabilité qui ne cesse ◀de▶ persécuter ◀le▶ prévenu n’aboutit pas à cette conscience claire du péché que peut seul nous donner ◀le▶ pardon, ni à cette certitude du pardon que peut seule nous donner ◀la▶ foi. Joseph K. reste donc enfermé dans ◀le▶ cercle mortel ◀de▶ ◀la▶ Loi. Il reconnaît, en toute honnêteté, que ◀l’▶homme ne peut en sortir par lui-même.
Il y a, disait Kierkegaard, « une différence qualitative infinie entre Dieu et ◀l’▶homme », ◀de▶ telle sorte que nulle communication ne peut s’établir ◀de▶ ◀l’▶homme à Dieu, si ◀l’▶on ne croit pas qu’elle a été établie, en sens inverse, ◀de▶ Dieu à ◀l’▶homme, par ◀la▶ venue du Christ dans ◀l’▶histoire. Kafka savait qu’il devait y avoir un chemin, et cela suffisait à lui faire prendre une conscience cruelle ◀de▶ « ◀l’▶arrêt » ; mais il ne pouvait croire à ◀la▶ réalité ◀de▶ ce chemin, et c’est pourquoi il refusait ◀de▶ s’y engager. Il exigeait une certitude préalable, que son regard étrangement précis ne rencontrait nulle part dans ◀la▶ vie quotidienne. Car ◀le▶ chemin n’existe, en vérité ◀de▶ vie, que pour celui qui ose y faire un pas sans voir. Mais il se dérobe au regard qui veut ◀le▶ vérifier ◀d’▶avance. Cette conscience au sein de ◀l’▶angoisse est un moment spirituel que ◀l’▶on retrouve en toute conversion. Kierkegaard ◀l’▶a décrit dialectiquement, du point de vue ◀d’▶un croyant-malgré-tout. Kafka ◀l’▶isole et s’y arrête avec une sorte ◀d’▶honnêteté méticuleuse, ironique et désespérée.
II
◀Le▶ Château, où ◀la▶ grâce énigmatique
Au Procès répond ◀le▶ Château, comme à ◀la▶ Justice, ◀la▶ Grâce. Mais ◀la▶ Justice était inexorable : ◀la▶ Grâce demeure donc incertaine. C’est ◀la▶ conclusion du Procès qui détermine ◀les▶ données du Château, et qui empêche son action ◀d’▶aboutir.
« K », cette fois-ci, est arpenteur. On ◀l’▶a convoqué au château qui domine un village ◀de▶ montagne, pour lui confier, probablement, des travaux relevant ◀de▶ sa science. Mais il ne parviendra jamais à rejoindre Monsieur ◀le▶ comte. Tout ◀le▶ roman se passe au village, et se borne à décrire minutieusement ◀les▶ vaines tentatives ◀de▶ K. pour pénétrer dans ◀le▶ château ; puis pour obtenir, à tout ◀le▶ moins, une communication avec ◀le▶ comte ; à son défaut, avec ◀les▶ intendants ; et comme cela se révèle à peu près impossible, pour s’acquérir certaines complicités parmi ceux qu’il croit être en relation avec ◀les▶ bureaux du château. Parfois il reçoit un message émanant ◀d’▶un ◀de▶ ces bureaux. On ◀le▶ félicite pour son travail, quand il en est à se ronger ◀d’▶inaction ; ou bien on lui fait espérer, en termes vagues, une solution lointaine. Tout se passe dans une atmosphère ◀de▶ méfiance paysanne et tatillonne. Et ◀la▶ neige molle qui couvre ◀le▶ pays rend ◀la▶ moindre démarche épuisante…
Ici ◀le▶ symbolisme est peut-être plus clair, et plus exactement déterminant qu’il ne ◀l’▶était dans ◀le▶ Procès. Non point que chaque incident puisse être interprété, beaucoup n’ayant probablement ◀d’▶autre raison que ◀de▶ créer une atmosphère à la fois réaliste et dépaysante. Mais ◀de▶ cette atmosphère, et ◀de▶ ◀l’▶évolution générale du récit, se dégage une parabole. Au reste, ◀le▶ commentaire ◀de▶ Brod, publié en postface au Château, rapproche ◀de▶ ◀la▶ certitude mes hypothèses théologiques : « Qu’est-ce en effet que ce « Château » avec ses étranges dossiers, son indéchiffrable hiérarchie ◀de▶ fonctionnaires, ses caprices, ses ruses, son exigence ◀d’▶un respect absolu, ◀d’▶une obéissance aveugle ? Sans exclure ◀les▶ interprétations moins vastes, qui peuvent être parfaitement exactes mais qui sont encloses dans celle-ci comme des tiroirs intérieurs ◀d’▶un coffret chinois dans ◀le▶ grand tiroir qui ◀les▶ contient tous, on peut dire que ce « Château », où K. n’obtient pas ◀le▶ droit ◀d’▶entrer et dont il ne peut même pas approcher comme il faut, est exactement ◀la▶ « grâce » au sens des théologiens, ◀le▶ gouvernement ◀de▶ Dieu qui dirige ◀les▶ destinées humaines (◀le▶ « village »), ◀la▶ vertu des hasards et des délibérations mystérieuses qui planent au-dessus ◀de▶ nous. ◀Le▶ Procès et ◀Le▶ Château nous présenteraient donc ◀les▶ deux formes — Justice et Grâce — sous lesquelles, selon ◀la▶ Kabbale, ◀la▶ Divinité s’offre à nous. »
Sans doute peut-on préciser davantage certains éléments ◀de▶ ◀l’▶allégorie : j’en vois ◀la▶ clé dans ◀l’▶œuvre ◀de▶ Kierkegaard. ◀Les▶ messages reçus du Château ont tous ◀les▶ caractères ◀de▶ cet autre message qu’est ◀la▶ Bible, selon Kierkegaard : il sera toujours loisible ◀de▶ douter ◀de▶ leur authenticité, on ignore même leur date exacte, et pourtant il arrive qu’un chacun puisse ◀les▶ lire comme s’il s’agissait là ◀de▶ lettres écrites précisément pour lui, encore que leur contenu demeure fort équivoque et ne paraisse pas toujours adapté à ◀la▶ situation que ◀l’▶on vit58. ◀L’▶épisode au cours duquel un fonctionnaire du Château tente ◀de▶ séduire une jeune fille, illustre une situation analysée par Kierkegaard dans Crainte et Tremblement : ◀la▶ suspension ◀de▶ ◀l’▶éthique par Dieu lui-même, en vue de certaines fins particulières. ◀Les▶ contradictions vexatoires que K. relève parmi ◀les▶ mesures adoptées par ◀les▶ fonctionnaires rappellent encore ce que Kierkegaard dit ◀les▶ contradictions ◀de▶ ◀la▶ Bible : nécessaires pour ménager ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶acte ◀de▶ foi, et par là même, preuves paradoxales ◀de▶ ◀la▶ divine inspiration des Écritures. Enfin, ◀l’▶antagonisme entre ◀l’▶auberge où descendent ◀les▶ Messieurs du Château, et ◀la▶ Chaumière où vit ◀la▶ famille méprisée ◀de▶ Barnabé, me paraît correspondre à ◀la▶ lutte entre ◀les▶ Églises établies et ◀les▶ petits groupes ◀de▶ dissidents illuminés. ◀L’▶auberge inspire ◀le▶ respect dû à ◀la▶ richesse et aux coutumes ancestrales, mais Barnabé ◀le▶ réprouvé est en fin de compte ◀le▶ seul à obtenir des communications presque directes…
Incertitudes, retards ◀de▶ transmission, cruels échecs ◀de▶ ◀la▶ bonne volonté, succès décevants dus au hasard ou au caprice ◀d’▶un fonctionnaire généralement incompétent, fatigue morbide, résignation rusée, défis puérils, — tout cela relève ◀d’▶un même état spirituel : ◀le▶ doute. Non pas un doute sur ◀l’▶existence ◀de▶ Dieu, ici encore, mais bien sur ◀la▶ réalité du pardon gratuit, ◀de▶ ◀la▶ Grâce, incarnée, accomplie dans ◀l’▶Histoire. Et certes, ce doute-là sera toujours inséparable ◀de▶ ◀la▶ foi, dans ◀le▶ concret ◀d’▶une vie chrétienne. Ce cri ◀d’▶une femme devant Jésus : « Je crois, Seigneur, subviens toi-même à mon incrédulité », c’est ◀le▶ cri ◀de▶ ◀la▶ foi vivante, toujours combattue par ◀la▶ vue, par ◀la▶ certitude naturelle. Et même, il est si difficile ◀de▶ concevoir une foi vivante privée ◀de▶ doute, qu’on serait tenté ◀de▶ tenir ◀le▶ doute pour une preuve dialectique ◀de▶ ◀la▶ foi. ◀L’▶extraordinaire, chez Kafka, c’est qu’il ait pu souffrir si consciemment et détailler avec une si patiente férocité ◀les▶ éléments ◀d’▶incertitude qui signalent chez d’autres ◀la▶ foi, — quand lui-même ne ◀l’▶avait pas. ◀Le▶ chrétien se reconnaît dans cette œuvre, et en même temps il s’y sent mal à l’aise : tout est bien vu, et ◀de▶ quels yeux impitoyables aux illusions ◀de▶ ◀la▶ routine ou des morales, mais tout est vu à partir du vertige, et non pas ◀de▶ ◀l’▶amour accepté. ◀Le▶ « saut » dont parle Kierkegaard est constamment imaginé, mais jamais fait. Il n’y a pas ◀de▶ fait accompli : il n’y a pas eu ◀d’▶incarnation. Reste une clairvoyance ironique et lassée, et peut-être un dernier espoir ◀de▶ s’en tirer malgré ◀l’▶absence ◀de▶ Dieu, ◀de▶ se faire une vie à force ◀d’▶application, ◀d’▶honnêteté dans ◀les▶ petits efforts, — sur un grand fond ◀d’▶absurdité.
III
« K. » Entre ◀la▶ folie ◀de▶ Kierkegaard et ◀la▶ sagesse ◀de▶ Goethe
Il semble bien que ◀le▶ Château, roman posthume, devait se terminer sur un échec ◀de▶ K. qui serait mort ◀d’▶épuisement sans avoir obtenu rien ◀de▶ certain. « Autour de son lit ◀de▶ mort, ◀la▶ commune se rassemble, et c’est à ce moment qu’arrive du Château ◀la▶ décision déclarant que K. n’a pas réellement droit ◀de▶ cité au village, mais qu’on ◀l’▶autorise tout de même à y vivre et à y travailler, par égard pour certaines circonstances accessoires. » Max Brod, qui nous rapporte cette conclusion projetée par son ami, veut y voir un écho des vers du Second Faust :
Wer immer strebend sich bemühtDen können wir erlösen.59
Et ◀la▶ biographie ◀de▶ Kafka vient confirmer cette interprétation.
N’est-il pas curieusement émouvant qu’un esprit à ce point lucide et scrupuleux ait pu évoluer ou plutôt osciller, en toute conscience, ◀de▶ Kierkegaard à Goethe ? Ces deux noms ne désignent-ils pas ◀les▶ pôles ◀de▶ ◀la▶ tension spirituelle ◀la▶ plus vertigineuse qu’il soit donné ◀de▶ vivre à un Occidental ? Oui, Kierkegaard et Goethe sont, à mes yeux, ◀les▶ plus géniales personnifications ◀d’▶une éthique fondée dans ◀la▶ transcendance pure et ◀d’▶une éthique fondée dans ◀l’▶immanence pure. Ils s’excluent réciproquement avec violence, et même avec dégoût. Kierkegaard n’avait pas assez ◀de▶ sarcasmes pour ◀la▶ sagesse solennelle du ministre ◀de▶ Weimar, et celui-ci n’eût pas manqué ◀de▶ condamner ◀la▶ « folie » et ◀l’▶« absurde » du Danois, au nom de ◀l’▶équilibre vital passionnément conquis par Faust…
C’est pourquoi il m’est capital ◀de▶ situer ◀l’▶œuvre ◀de▶ Kafka par rapport aux deux maîtres qu’il s’était choisis, et qu’il n’a pas cessé ◀de▶ cultiver, semble-t-il, simultanément.
Dire que ◀le▶ sens du transcendant divin est, chez Kafka, presque physique, c’est risquer une contradiction dans ◀les▶ termes. ◀La▶ transcendance en soi, et par définition, échappe à tout sens naturel, raisonnable aussi bien que physique. Mais pour peu que ◀l’▶esprit en ait reçu quelque pressentiment, quelque révélation même furtive et ambiguë, même voilée, même anonyme ou pseudonyme, voici que naît une angoisse nouvelle. Certes, ◀le▶ monde des corps, des sentiments et des idées demeure seul perceptible à nos diverses facultés, et reste ◀le▶ seul monde où nous avons à vivre. Mais bien que rien n’y soit changé en apparences, tout y prend justement ◀l’▶air ◀d’▶apparences, partout s’insinue ◀l’▶air du doute. C’est ◀le▶ courant ◀d’▶air léger que ◀la▶ bête du Terrier croit entendre siffler par ◀les▶ fissures toujours rouvertes ◀de▶ sa demeure souterraine. Tout objet, toute pensée et toute rencontre, paraissent maintenant révéler quelque erreur, quelque défaut subtil mais essentiel, quelque sophisme irréductible et irritant. Ou bien serait-ce que tout cela signifie et suppose autre chose ? Mais il est impossible ◀de▶ savoir quoi : personne n’a traversé ◀le▶ voile et ◀les▶ messages interceptés ne sont pas clairs… ◀La▶ transcendance, dans notre vie, ne saurait se manifester que sous une forme négative : dans ◀l’▶angoisse, dans ◀le▶ sentiment ◀d’▶un étrange défaut ◀de▶ sens dernier. Et en effet, ◀l’▶Absurde dont parlait Kierkegaard, en connaissance de cause révélée, — ◀le▶ péché — n’est chez Kafka qu’un sentiment diffus mais en même temps inéluctable. ◀La▶ précision du regard ◀le▶ plus sobre, et disons même ◀le▶ plus sceptique, multiplie dans ◀la▶ vie quotidienne ◀les▶ occasions ◀de▶ surprendre ◀l’▶incongru, ◀le▶ manque ◀de▶ signification satisfaisante, ◀la▶ nécessité « ◀d’▶autre chose » — dont ◀la▶ nature reste inimaginable.
Ce sentiment ◀d’▶angoisse métaphysique, mais ressenti négativement, dans ◀le▶ détail concret ◀de▶ ◀la▶ vie défectueuse, est proprement intolérable. Ou plutôt il ne serait tolérable que pour celui qui aurait saisi, ne fût-ce qu’une fois ◀la▶ promesse ◀de▶ sa délivrance. ◀De▶ fait, on ne voit guère que ◀les▶ chrétiens pour avouer ◀le▶ péché du monde, car c’est leur foi qui ◀le▶ révèle dans ◀l’▶instant même où elle révèle ◀le▶ pardon. Selon ◀l’▶image ◀de▶ Thérèse d’Avila, souvent réinventée par ◀les▶ grands spirituels, c’est ◀le▶ rayon traversant ◀la▶ pénombre qui nous fait voir ◀les▶ millions ◀de▶ poussières en suspension dans ◀l’▶air qu’on croyait pur. Or ◀la▶ vision très singulière ◀de▶ Kafka sait discerner toutes ces poussières, mais sans ◀le▶ rayon. Cas unique, et presque impensable, et cependant génialement attesté par un art où tout signifie que ◀la▶ signification suprême reste une énigme ! ◀L’▶espèce ◀de▶ fureur méthodique et infiniment ralentie — comme par une pitié fraternelle — qui anime cette expérience, pourrait faire soupçonner chez Kafka une intention ◀de▶ catharsis, ◀de▶ délivrance par ◀l’▶excès. S’il rend ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶homme tel qu’il ◀le▶ voit si physiquement insupportable, n’est-ce pas pour exciter en lui ◀la▶ volonté ◀d’▶une décision équivalant à ◀l’▶acte ◀de▶ foi ?
Si c’était ◀le▶ cas, il conviendrait ◀de▶ préciser que ◀les▶ données mêmes du conflit prédéterminent sa solution. ◀L’▶effort pour surmonter ◀l’▶angoisse transcendentale par des moyens purement humains, ne saurait aboutir ailleurs que dans ◀l’▶éthique ◀de▶ ◀l’▶immanence, qui est ◀l’▶éthique du Second Faust. ◀Le▶ héros du Procès, Josef K. s’était vu condamné par ◀la▶ Justice, faute ◀d’▶un avocat venu ◀d’▶en haut. Dans ◀le▶ Château, K. va se résigner à vivre, malgré tout, ◀de▶ ses efforts. Non point qu’il nie ◀l’▶existence ◀de▶ ◀la▶ Grâce. Mais il répète avec ◀les▶ sages — lui, ◀le▶ fou — quæ super nos, nihil ad nos, et il en tire ◀les▶ conséquences pratiques. Il se cantonne dans ◀la▶ « réalité rugueuse ». Il essaie ◀de▶ s’y acquérir des mérites suffisants non pas pour entrer au ciel mais simplement pour n’être pas rejeté ◀de▶ ◀la▶ commune condition humaine. Il imitera ◀les▶ philistins dans tous leurs gestes, conscient ◀de▶ récupérer par cet effort un droit ◀de▶ cité qui pour d’autres va de soi. Angoisse kierkegaardienne, dans sa source, mais qui, faute ◀d’▶aboutir à un Alleluia ! se rabat sur un Et allons !… Solution goethéenne dans ses fins apparentes, mais sur un fond ◀d’▶absurdité hostile, et non pas ◀de▶ confiance en ◀la▶ Nature.
◀Le▶ chevalier ◀de▶ ◀la▶ foi, chez Kierkegaard, exécutait sans cesse ◀le▶ « saut » dans ◀l’▶absolu, ou dans ◀l’▶absurde, mais il ◀l’▶exécutait ◀d’▶une telle façon qu’il retombait ◀les▶ deux pieds sur ◀la▶ terre et pouvait dès lors y agir et s’y promener comme si ◀de▶ rien n’était. Il avait « ◀l’▶air ◀d’▶un percepteur » et il était un témoin ◀de▶ ◀la▶ foi, au nom de ◀l’▶absurde accepté, qui se muait alors en libre Amour. Mais si K.60 se résigne au réel, c’est au nom d’un Absurde qu’il fuit, au nom de ◀la▶ crainte ◀d’▶un Dieu inaccessible, et qui se rit ◀de▶ notre lucidité, sans parler ◀de▶ nos efforts tragi-comiques pour ◀le▶ séduire ou ◀le▶ duper.
◀Le▶ chevalier ◀de▶ ◀la▶ foi, revenu sur ◀la▶ terre ferme, aurait pu accepter, lui aussi, ◀la▶ leçon ◀de▶ morale du Second Faust : comme une éthique ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, comme une œuvre exprimant ◀la▶ foi dans ◀l’▶ordre provisoire du monde déchu : comme une manière ◀de▶ renoncer à connaître Dieu autrement qu’en obéissant aux exigences actuelles ◀de▶ son amour. Mais ◀l’▶exemple ◀de▶ K. suggère un autre usage ◀de▶ ◀la▶ sagesse goethéenne. Cette morale peut sans doute être adoptée, dans sa forme, par un croyant ; mais elle peut aussi subsister sans contenu ◀d’▶espérance ou ◀de▶ foi, et sans autre fin que terrestre. École ◀de▶ ◀la▶ personne, elle peut aussi devenir une simple école ◀de▶ personnalités… ◀D’▶où ◀la▶ méfiance où beaucoup de chrétiens tiennent ◀le▶ sobre activisme ◀de▶ Faust. Au lieu d’y voir une modestie virile, et un refus ◀de▶ ◀la▶ speculatio maiestatis, ils y distinguent ◀la▶ tentation prométhéenne ◀d’▶un monde organisé sans Dieu, ◀d’▶une autarcie ◀de▶ ◀l’▶immanence.
Mais en fin de compte, une telle ambiguïté n’est-elle pas ◀le▶ fait ◀de▶ toute morale, ◀de▶ toute sagesse, même chrétienne ◀d’▶inspiration ? Et ◀la▶ personne kierkegaardienne, fondée dans ◀la▶ pure transcendance, ne peut-elle pas à tout instant devenir en fait ce qu’elle paraît : une respectable personnalité, soumise à ◀la▶ seule immanence ? ◀Le▶ chevalier ◀de▶ ◀la▶ foi a l’air ◀d’▶un percepteur : qui peut jurer qu’il est, en fait, autre chose qu’un percepteur61 ? Nous sommes ici dans un domaine où ◀l’▶on ne saurait imaginer ◀de▶ certitude non équivoque. Car c’est là ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ foi. Et ◀la▶ foi seule — qui n’est pas vérifiable — peut vérifier ◀l’▶œuvre faite en son nom. Tout ce que nous pouvons dire revient à dire au nom de quoi nous agissons, malgré ◀l’▶« absurdité » ◀de▶ notre action, ou ses apparences raisonnables. ◀Le▶ témoignage ◀de▶ bouche, dont parle saint Paul, ◀l’▶allégation des motifs derniers, voilà ◀le▶ seul critère humain qui nous autoriserait à distinguer chez Goethe, chez Kierkegaard et chez Kafka ◀le▶ rôle possible ◀de▶ ◀la▶ foi. Et certes, je ne ◀les▶ ai confrontés, dans ces pages, que par ◀le▶ biais ◀de▶ leurs expressions : là où leurs expériences deviennent comparables, soit qu’elles s’opposent terme à terme, ou que leurs formules se recoupent. Mais il ne faut pas oublier que Kafka ne s’est jamais expliqué, et qu’il est mort sans avoir pu donner ◀l’▶équivalent des Entretiens ◀de▶ Goethe, ou ◀de▶ ◀l’▶opuscule ◀de▶ Kierkegaard sur son activité ◀d’▶auteur.
Si donc nous fûmes parfois tentés ◀d’▶inférer ◀de▶ ces trois œuvres géniales je ne sais quel jugement ◀de▶ valeur sur ◀l’▶expérience intime qu’elles traduisent ou trahissent, ◀l’▶exemple ◀de▶ Kafka est ◀le▶ plus propre à nous rappeler ◀l’▶avertissement apostolique : « ◀Le▶ Seigneur seul connaît les siens. » Tout autrement que nous ne ◀les▶ connaissons, voire qu’eux-mêmes ne se sont connus.