4.
Franz Kafka
ou l’aveu de▶ la réalité
Franz Kafka naquit à Prague en 1883, et passa dans cette ville la plus grande partie ◀de▶ sa ◀vie▶. Docteur en droit, il travailla d’abord au service ◀d’▶une compagnie ◀d’▶assurances générales, puis ◀d’▶une compagnie ◀d’▶assurances ouvrières. Il s’essaya aussi dans un atelier ◀de▶ menuiserie, et fit un stage prolongé dans une entreprise ◀de▶ jardinage. Lorsqu’il voulut émigrer à Berlin, pour s’y vouer enfin à son œuvre, il était déjà condamné par une tuberculose du larynx dont il mourut à Vienne en 1924.
Kafka n’a publié ◀de▶ son vivant qu’un petit nombre ◀de▶ récits. Mais on trouva dans ses papiers les manuscrits presque complets ◀de▶ trois romans : le Procès, le Château, et Amérique. Le regard qu’il y porte sur le monde est ◀d’▶une précision proprement angoissante. Il considère notre vie quotidienne avec une minutie qu’elle ne supporte guère. L’état ◀d’▶extrême lucidité que suscite en nous cette vision ressemble à s’y méprendre à un cauchemar. Mais alors que tant de poètes s’efforçaient, à la même époque, ◀de▶ délirer méthodiquement, Kafka nous ramène sans cesse, avec une sorte ◀d’▶humour inflexible, à la conscience la plus sobre ◀de▶ notre humaine condition. On dirait qu’il incite ses héros à pratiquer contre la ◀vie▶ bourgeoise une espèce ◀de▶ « grève perlée » : c’est à force de conscience, ◀de▶ naturel, ◀d’▶exactitude dans l’exercice ◀de▶ leurs tâches banales et ◀de▶ leurs relations sociales, qu’ils en découvrent la foncière incohérence. Mais alors, tout devient étrangement signifiant. Le fait-divers s’agrandit peu à peu aux proportions ◀d’▶une parabole ◀de▶ l’existence. Ou bien c’est le contraire : partant ◀d’▶un fait inexplicable et monstrueux55 survenu dans la ◀vie▶ ◀de▶ son héros, Kafka nous amène à penser que le détail ◀de▶ l’existence banale, et le sentiment ◀d’▶étrangeté qui par moments l’accompagne en sourdine, s’expliquent ◀de▶ la manière la plus « logique » sitôt qu’on les rapporte à ce fait initial, mystérieux et ◀d’▶apparence extravagante. Derrière cette psychologie ◀de▶ l’angoisse quotidienne, l’on pressent chez Kafka des intentions religieuses, et la recherche au moins ◀d’▶une théologie. Tout cela, non pas exprimé, mais voilé et seulement trahi par certaines bizarreries du récit…
Les lectures les plus fréquentes et les préoccupations sociales ◀de▶ Kafka, telles que nous les décrit son biographe Max Brod, peuvent nous aider à deviner la nature ◀de▶ son dessein énigmatique. Sa passion ◀de▶ l’absolu moral est typiquement israélite, mais sa psychologie ◀de▶ l’angoisse s’inspire visiblement ◀de▶ Kierkegaard, qu’il fut l’un des premiers à découvrir au xxe siècle. D’autre part, sa volonté ◀de▶ sobriété, ◀d’▶éducation des forces spirituelles par l’activité pratique et sociale, volonté qui se manifeste tout au long ◀de▶ son existence, se rattache non moins certainement à son admiration pour Goethe. Rien n’est plus suggestif que cette rencontre en un seul homme ◀de▶ deux influences aussi contradictoires, et à tant ◀d’▶égards exclusives. J’y vois une occasion privilégiée ◀de▶ confronter dans le vif ◀d’▶une existence les aventures spirituelles décrites dans les pages qui précèdent.
I
Le Procès, ou la loi qui conduit à la mort
Je ne sais pas si le Procès est le chef-d’œuvre ◀de▶ Kafka, mais il est difficile ◀d’▶imaginer un livre plus profond. On a même l’impression, en le lisant, ◀de▶ lire pour la première fois un livre absolument profond. Non qu’il prétende percer les apparences du monde pour s’enfoncer dans un ésotérisme ; au contraire ; il se borne à décrire ces apparences avec un réalisme qui suffit à dénoncer leur objective incohérence, en même temps qu’il se refuse à toute interprétation rassurante, c’est-à-dire à toutes les conventions heureusement introduites par les hommes pour « faire comme si » leur ◀vie▶ se justifiait en soi.
Joseph K., fondé ◀de▶ pouvoir dans une banque, se voit arrêté un beau matin par deux inspecteurs. Ces messieurs lui apprennent qu’il est inculpé, mais ils ne savent pas ◀de▶ quoi, et n’ont pas qualité pour le savoir. Puis on lui rend la liberté. Toute l’histoire sera celle non du procès, qui n’a jamais lieu, mais des préliminaires du procès, des démarches que tente l’accusé auprès ◀d’▶une justice insaisissable, infiniment pédante, au surplus corrompue et capricieuse, dont les bureaux sont installés dans des faubourgs ignobles ou des galetas. Jamais K. ne parvient à l’instance suprême ; jamais personne d’ailleurs n’a pu y parvenir. À la dernière page, on le tue, mais dans des conditions trop déprimantes pour qu’il puisse songer même à résister.
L’histoire se passe dans la réalité blafarde ◀d’▶une ville moderne, à peine retouchée, çà et là, par une rapide griffure expressionniste. Il faut se garder ◀de▶ croire que l’auteur s’est donné le bénéfice ◀d’▶un mystère dont il s’amuserait à nous cacher la clé. Le Procès n’est nullement un conte. Joseph K. pose toutes les questions que le lecteur raisonnable posera. Il proteste parfois, prudemment. Mais la justice qui le poursuit n’est pas ◀de▶ celles dont on se débarrasse en acceptant ou même en refusant ses exigences. Le Procès serait un livre révoltant s’il n’était d’abord écrasant. Il ressemble pas mal à la ◀vie▶.
Le réalisme ◀de▶ Kafka n’a rien ◀de▶ commun avec ce que les manuels ou les journaux nomment réalisme. Il ne consiste pas à montrer, par exemple, que la goujaterie est le meilleur moyen ◀de▶ parvenir, ni à poser que les idées ◀d’▶un manœuvre ont plus ◀de▶ réalité que les vapeurs ◀d’▶une héroïne ◀de▶ roman bourgeois. Le réalisme ◀de▶ Kafka réside dans la sobriété ◀de▶ sa vision, et c’est au fond, sa vision même qui est le vrai sujet du livre. La précision presque insupportable avec laquelle il rapporte certaines conversations banales n’a pu être obtenue qu’au moyen ◀d’▶une suspension du jugement, qui est en elle-même tout le drame du Procès. Constatation ◀de▶ la réalité telle qu’elle est, et en même temps, au moment où la révolte point, constatation ◀de▶ la vanité absolue ◀de▶ toute appréciation, ◀de▶ toute prise ◀de▶ parti, — ◀de▶ tout acte.
Tous les efforts des hommes — y compris ceux des philosophes — ne sont peut-être que des tentatives pour échapper à cette vision, qui est l’angoisse même. Moyens tantôt puérils, tantôt subtils, pour éluder le sérieux fou ◀de▶ la ◀vie▶ réelle, pour l’assimiler à un jeu dont il serait possible ◀de▶ sortir, dans la mesure où l’on connaît ses règles. C’est ainsi que l’on a tenté ◀d’▶assimiler la vision ◀de▶ Kafka à celle du rêve. Et il est vrai que la complicité qui, dans le Procès, lie les juges aux avocats et aux prévenus, est un trait caractéristique du rêve ◀d’▶angoisse. Mais si Kafka ou son héros n’étaient que des rêveurs, il resterait alors une évasion : se réveiller. Et le sérieux dernier ◀de▶ la situation s’évanouirait. Je ne crois pas que Kafka ait vécu dans un autre monde que nous tous. Tout au plus dans une autre vision, celle ◀de▶ l’homme « arrêté », précisément, celle ◀de▶ l’homme qui pense et qui vit dans la suspension du jugement. Joseph K. a vu le monde avant ◀d’▶agir, et demeure prisonnier ◀de▶ cette vision, qui ne lui laissera plus jamais qu’une liberté provisoire. Nous sommes tous arrêtés, il vaudrait mieux le savoir : car nous saurions alors que réellement il n’y a rien à faire pour nous sauver. (À moins qu’une main nous soit tendue d’ailleurs, et que quelqu’un nous aime et nous « appelle », nous adresse une vocation…)
Or, pour avouer le sérieux dernier, le tragique absolu ◀de▶ notre condition, pour avouer qu’on ne peut pas se réveiller ◀de▶ ce cauchemar universel, il faut avoir, ne fût-ce qu’une fois, dans l’éclair ◀d’▶un pressentiment, dépassé le plan ◀de▶ cette ◀vie▶. De même qu’on ne peut juger toute l’étendue des ravages du capitalisme que ◀d’▶un point de vue révolutionnaire, de même le scandale ◀de▶ vivre ne peut être apprécié sérieusement que ◀d’▶un point de vue en quelque sorte antivital, ou transcendant. Il n’est ◀d’▶aveux que du passé, autrement dit : du dépassé. C’est pourquoi le roman ◀de▶ Kafka suppose, du seul fait qu’il existe, une sorte ◀de▶ révélation, un « ailleurs » au moins pressenti, qu’il s’agirait ◀de▶ retrouver au travers des lacunes du réel.
◀De▶ quelle nature était la transcendance qui a conditionné la vision ◀de▶ Kafka ?
Dans un appendice au Procès, Max Brod nous dit comment il dut arracher à Kafka les écrits que son ami se refusait à publier — dont ce roman. Quels étaient les scrupules ◀de▶ Kafka ? « Il voulait son œuvre à l’échelle ◀de▶ ses préoccupations religieuses », nous dit-on. Et la critique, gênée, passe outre, ou fait ◀de▶ la psychologie. Mais se taire équivaut ici à une complicité avec les avocats marrons et les juges négligents du Procès, avec tous ceux qui se refusent à poser les questions dernières, à exiger qu’enfin le dernier mot soit dit.
Ignorant presque tout ◀de▶ Kafka, après une première lecture du Procès, j’en étais venu à me poser cette question : — Est-ce pur hasard si la théologie chrétienne rend compte ◀de▶ presque toutes les situations ◀de▶ ce livre ? Est-ce pur hasard si elle nous offre les formules qui paraissent le mieux aptes à résumer les principales péripéties ◀de▶ cette vaste action judiciaire ? Je dis bien : résumer, car mille détails concrets échappent à l’interprétation. Mais si l’on n’en retient qu’un souvenir global, cette inoubliable atmosphère ◀de▶ cauchemar poursuivi dans la veille, une sorte ◀de▶ schéma dogmatique transparaît.
Tout homme qui a connu l’existence ◀de▶ la Loi se connaît condamnable, quoi qu’il fasse : « Il n’y a pas un juste, pas même un seul », dit l’Écriture. Que nous le sachions ou non, nous avons tous failli, et nous sommes tous, virtuellement, des prévenus : ce point ◀de▶ départ du Procès se trouve dans les épîtres ◀de▶ saint Paul56. Quel est alors le Juge impitoyable ? C’est le Dieu qui donna la Loi, le Dieu des Juifs « qui ne tient pas le coupable pour innocent. » Pourquoi demeure-t-il inaccessible ? Parce qu’il réside au ciel, et nous sommes sur la terre : l’instance suprême existe et délibère au-delà ◀de▶ toutes nos imaginations. Comment pourrions-nous lui parler, et que sert ◀de▶ se justifier ? Dans cet état ◀d’▶impuissance tragique, nous sommes prêts à saisir la moindre invite du mystère. Voici les avocats marrons qui disent connaître les secrets ◀de▶ la Justice. Ils n’inspirent pas précisément confiance, mais qui sait ? Nous n’avons pas le droit ◀de▶ négliger cette chance minime et humiliante. Et peu à peu nous croyons pressentir qu’ils sont ◀de▶ mèche avec le Juge ! Du moins nous le laissent-ils entendre. C’est peut-être une nouvelle imposture. Mais ils en tirent une sorte ◀de▶ prestige, et même ◀d’▶autant plus envoûtant que nous n’avons aucun moyen ◀de▶ vérifier s’il est fondé. Prêtres et mages, derniers appuis ◀de▶ l’homme contre Dieu ! À vrai dire, ils sont impuissants, prévenus eux-mêmes, et fort peu renseignés…
Faut-il pousser plus loin l’analogie ? Cet état du prévenu en liberté dans la complicité universelle, me fait songer à la « misère ◀de▶ l’homme » non pas « sans Dieu » mais livré à un Dieu dont il ne peut connaître que la colère, non la miséricorde. C’est l’état ◀de▶ l’homme qui sait que Dieu existe, mais qui ne peut plus lui obéir, et qui ne sait pas comment l’atteindre, parce qu’il ne connaît pas « le chemin » qui relie le Ciel et la terre. Parce qu’il ne connaît pas celui qui a dit : « Je suis le chemin. »
Imaginons en guise de contre-épreuve que Josef K. puisse croire au Christ des évangiles. Toute la problématique du Procès s’en trouverait comme remise en mouvement : et à partir du point précis où la vision ◀de▶ Kafka « l’arrêtait ».
« Nul ne vient au Père que par moi ». C’est par le Fils que Dieu devient pour nous le Père et cesse ◀d’▶être le Juge lointain. Mais alors l’acquittement est possible et la grâce peut être accordée ! « Je suis le chemin », a dit le Médiateur. Mais alors, l’acte aussi est possible, et l’obéissance praticable ! Ainsi la foi au Christ est bien l’issue, la possibilité donnée à l’homme ◀de▶ marcher, ◀d’▶échapper à « l’arrêt ». Mais c’est aussi grâce à cette foi que nous connaissons notre état — parce qu’elle nous permet ◀d’▶en sortir —, que nous mesurons le réel, et que nous pouvons l’avouer.
Or voici la difficulté : je vois bien dans le Procès l’aveu voilé ◀de▶ notre état, je vois bien que cet aveu suppose au moins l’entrevision ◀d’▶une foi — et pourtant le roman se termine par le triomphe atroce ◀de▶ la Loi, c’est-à-dire dans le désespoir, qui est l’absence reconnue ◀de▶ la foi. Tout ce qui précède pourrait être compris comme une illustration ◀de▶ l’état ◀de▶ péché révélé par l’instant ◀de▶ la conversion. Cette vision ◀de▶ l’homme arrêté pourrait être un regard en arrière vers l’humanité en révolte et qui a perdu le chemin. Quelque chose ◀d’▶analogue au moment négatif ◀d’▶un élan — ◀d’▶un saut dans la ◀vie▶ ◀de▶ la foi — le moment où le corps se ramasse et feint ◀de▶ refuser le saut pour mieux se détendre l’instant d’après… Mais non, Kafka suspend l’élan. Il sait qu’il faut sauter, mais au dernier moment, il ne croit plus que ◀de▶ l’autre côté, il retombera sur un terrain solide. Ainsi demeure-t-il dans l’oppression du souffle et la fatigue ◀de▶ l’effort qu’aucun acte ne vient accomplir57.
Voici alors mon hypothèse : la vision ◀de▶ Kafka traduirait la situation ◀de▶ l’homme qui n’est plus soutenu, mais au contraire obscurément troublé par une certaine ambiance chrétienne — précisons : judéo-chrétienne. Il sait que Dieu et sa Justice existent, mais il le sait ◀d’▶une manière négative, ou plutôt, il pressent qu’il l’a su, et cela suffit à réveiller en lui le sens obscur ◀d’▶une culpabilité ; mais il a perdu la confiance que les époques naïves ◀de▶ l’histoire (ou ◀de▶ sa propre histoire individuelle) mettaient dans la Révélation. Incapable ◀d’▶y croire, il la refoule. Et dès lors, elle n’est plus en lui ce qui éclaire et ce qui rassure, mais ce qui sourdement inquiète la raison et aggrave la conscience ◀de▶ l’angoisse, ce vide où l’homme demeure et ne peut demeurer. Si la foi survenait dans sa ◀vie▶, elle lui donnerait l’assurance du pardon. Alors, ce sens obscur ◀d’▶une culpabilité pourrait devenir conscience claire du péché, du vrai péché, qui est bien moins la faute morale que le refus ◀d’▶aimer Dieu en Christ. Si la foi survenait, Josef K. renoncerait aux vains efforts ◀d’▶une justification par ses propres moyens moraux : il connaîtrait que l’acquittement n’est mérité que par celui précisément qui renonce à le mériter. La conscience claire du péché, c’est concrètement la repentance. Or celle-ci ne saurait être provoquée que par la certitude du pardon…
Mais justement la foi ne survient pas. Le sens obscur ◀d’▶une culpabilité qui ne cesse ◀de▶ persécuter le prévenu n’aboutit pas à cette conscience claire du péché que peut seul nous donner le pardon, ni à cette certitude du pardon que peut seule nous donner la foi. Joseph K. reste donc enfermé dans le cercle mortel ◀de▶ la Loi. Il reconnaît, en toute honnêteté, que l’homme ne peut en sortir par lui-même.
Il y a, disait Kierkegaard, « une différence qualitative infinie entre Dieu et l’homme », ◀de▶ telle sorte que nulle communication ne peut s’établir ◀de▶ l’homme à Dieu, si l’on ne croit pas qu’elle a été établie, en sens inverse, ◀de▶ Dieu à l’homme, par la venue du Christ dans l’histoire. Kafka savait qu’il devait y avoir un chemin, et cela suffisait à lui faire prendre une conscience cruelle ◀de▶ « l’arrêt » ; mais il ne pouvait croire à la réalité ◀de▶ ce chemin, et c’est pourquoi il refusait ◀de▶ s’y engager. Il exigeait une certitude préalable, que son regard étrangement précis ne rencontrait nulle part dans la vie quotidienne. Car le chemin n’existe, en vérité ◀de▶ ◀vie▶, que pour celui qui ose y faire un pas sans voir. Mais il se dérobe au regard qui veut le vérifier ◀d’▶avance. Cette conscience au sein de l’angoisse est un moment spirituel que l’on retrouve en toute conversion. Kierkegaard l’a décrit dialectiquement, du point de vue ◀d’▶un croyant-malgré-tout. Kafka l’isole et s’y arrête avec une sorte ◀d’▶honnêteté méticuleuse, ironique et désespérée.
II
Le Château, où la grâce énigmatique
Au Procès répond le Château, comme à la Justice, la Grâce. Mais la Justice était inexorable : la Grâce demeure donc incertaine. C’est la conclusion du Procès qui détermine les données du Château, et qui empêche son action ◀d’▶aboutir.
« K », cette fois-ci, est arpenteur. On l’a convoqué au château qui domine un village ◀de▶ montagne, pour lui confier, probablement, des travaux relevant ◀de▶ sa science. Mais il ne parviendra jamais à rejoindre Monsieur le comte. Tout le roman se passe au village, et se borne à décrire minutieusement les vaines tentatives ◀de▶ K. pour pénétrer dans le château ; puis pour obtenir, à tout le moins, une communication avec le comte ; à son défaut, avec les intendants ; et comme cela se révèle à peu près impossible, pour s’acquérir certaines complicités parmi ceux qu’il croit être en relation avec les bureaux du château. Parfois il reçoit un message émanant ◀d’▶un ◀de▶ ces bureaux. On le félicite pour son travail, quand il en est à se ronger ◀d’▶inaction ; ou bien on lui fait espérer, en termes vagues, une solution lointaine. Tout se passe dans une atmosphère ◀de▶ méfiance paysanne et tatillonne. Et la neige molle qui couvre le pays rend la moindre démarche épuisante…
Ici le symbolisme est peut-être plus clair, et plus exactement déterminant qu’il ne l’était dans le Procès. Non point que chaque incident puisse être interprété, beaucoup n’ayant probablement ◀d’▶autre raison que ◀de▶ créer une atmosphère à la fois réaliste et dépaysante. Mais ◀de▶ cette atmosphère, et ◀de▶ l’évolution générale du récit, se dégage une parabole. Au reste, le commentaire ◀de▶ Brod, publié en postface au Château, rapproche ◀de▶ la certitude mes hypothèses théologiques : « Qu’est-ce en effet que ce « Château » avec ses étranges dossiers, son indéchiffrable hiérarchie ◀de▶ fonctionnaires, ses caprices, ses ruses, son exigence ◀d’▶un respect absolu, ◀d’▶une obéissance aveugle ? Sans exclure les interprétations moins vastes, qui peuvent être parfaitement exactes mais qui sont encloses dans celle-ci comme des tiroirs intérieurs ◀d’▶un coffret chinois dans le grand tiroir qui les contient tous, on peut dire que ce « Château », où K. n’obtient pas le droit ◀d’▶entrer et dont il ne peut même pas approcher comme il faut, est exactement la « grâce » au sens des théologiens, le gouvernement ◀de▶ Dieu qui dirige les destinées humaines (le « village »), la vertu des hasards et des délibérations mystérieuses qui planent au-dessus ◀de▶ nous. Le Procès et Le Château nous présenteraient donc les deux formes — Justice et Grâce — sous lesquelles, selon la Kabbale, la Divinité s’offre à nous. »
Sans doute peut-on préciser davantage certains éléments ◀de▶ l’allégorie : j’en vois la clé dans l’œuvre ◀de▶ Kierkegaard. Les messages reçus du Château ont tous les caractères ◀de▶ cet autre message qu’est la Bible, selon Kierkegaard : il sera toujours loisible ◀de▶ douter ◀de▶ leur authenticité, on ignore même leur date exacte, et pourtant il arrive qu’un chacun puisse les lire comme s’il s’agissait là ◀de▶ lettres écrites précisément pour lui, encore que leur contenu demeure fort équivoque et ne paraisse pas toujours adapté à la situation que l’on vit58. L’épisode au cours duquel un fonctionnaire du Château tente ◀de▶ séduire une jeune fille, illustre une situation analysée par Kierkegaard dans Crainte et Tremblement : la suspension ◀de▶ l’éthique par Dieu lui-même, en vue de certaines fins particulières. Les contradictions vexatoires que K. relève parmi les mesures adoptées par les fonctionnaires rappellent encore ce que Kierkegaard dit les contradictions ◀de▶ la Bible : nécessaires pour ménager la liberté ◀de▶ l’acte ◀de▶ foi, et par là même, preuves paradoxales ◀de▶ la divine inspiration des Écritures. Enfin, l’antagonisme entre l’auberge où descendent les Messieurs du Château, et la Chaumière où vit la famille méprisée ◀de▶ Barnabé, me paraît correspondre à la lutte entre les Églises établies et les petits groupes ◀de▶ dissidents illuminés. L’auberge inspire le respect dû à la richesse et aux coutumes ancestrales, mais Barnabé le réprouvé est en fin de compte le seul à obtenir des communications presque directes…
Incertitudes, retards ◀de▶ transmission, cruels échecs ◀de▶ la bonne volonté, succès décevants dus au hasard ou au caprice ◀d’▶un fonctionnaire généralement incompétent, fatigue morbide, résignation rusée, défis puérils, — tout cela relève ◀d’▶un même état spirituel : le doute. Non pas un doute sur l’existence ◀de▶ Dieu, ici encore, mais bien sur la réalité du pardon gratuit, ◀de▶ la Grâce, incarnée, accomplie dans l’Histoire. Et certes, ce doute-là sera toujours inséparable ◀de▶ la foi, dans le concret ◀d’▶une ◀vie▶ chrétienne. Ce cri ◀d’▶une femme devant Jésus : « Je crois, Seigneur, subviens toi-même à mon incrédulité », c’est le cri ◀de▶ la foi vivante, toujours combattue par la vue, par la certitude naturelle. Et même, il est si difficile ◀de▶ concevoir une foi vivante privée ◀de▶ doute, qu’on serait tenté ◀de▶ tenir le doute pour une preuve dialectique ◀de▶ la foi. L’extraordinaire, chez Kafka, c’est qu’il ait pu souffrir si consciemment et détailler avec une si patiente férocité les éléments ◀d’▶incertitude qui signalent chez d’autres la foi, — quand lui-même ne l’avait pas. Le chrétien se reconnaît dans cette œuvre, et en même temps il s’y sent mal à l’aise : tout est bien vu, et ◀de▶ quels yeux impitoyables aux illusions ◀de▶ la routine ou des morales, mais tout est vu à partir du vertige, et non pas ◀de▶ l’amour accepté. Le « saut » dont parle Kierkegaard est constamment imaginé, mais jamais fait. Il n’y a pas ◀de▶ fait accompli : il n’y a pas eu ◀d’▶incarnation. Reste une clairvoyance ironique et lassée, et peut-être un dernier espoir ◀de▶ s’en tirer malgré l’absence ◀de▶ Dieu, ◀de▶ se faire une ◀vie▶ à force ◀d’▶application, ◀d’▶honnêteté dans les petits efforts, — sur un grand fond ◀d’▶absurdité.
III
« K. » Entre la folie ◀de▶ Kierkegaard et la sagesse ◀de▶ Goethe
Il semble bien que le Château, roman posthume, devait se terminer sur un échec ◀de▶ K. qui serait mort ◀d’▶épuisement sans avoir obtenu rien ◀de▶ certain. « Autour de son lit ◀de▶ mort, la commune se rassemble, et c’est à ce moment qu’arrive du Château la décision déclarant que K. n’a pas réellement droit ◀de▶ cité au village, mais qu’on l’autorise tout de même à y vivre et à y travailler, par égard pour certaines circonstances accessoires. » Max Brod, qui nous rapporte cette conclusion projetée par son ami, veut y voir un écho des vers du Second Faust :
Wer immer strebend sich bemühtDen können wir erlösen.59
Et la biographie ◀de▶ Kafka vient confirmer cette interprétation.
N’est-il pas curieusement émouvant qu’un esprit à ce point lucide et scrupuleux ait pu évoluer ou plutôt osciller, en toute conscience, ◀de▶ Kierkegaard à Goethe ? Ces deux noms ne désignent-ils pas les pôles ◀de▶ la tension spirituelle la plus vertigineuse qu’il soit donné ◀de▶ vivre à un Occidental ? Oui, Kierkegaard et Goethe sont, à mes yeux, les plus géniales personnifications ◀d’▶une éthique fondée dans la transcendance pure et ◀d’▶une éthique fondée dans l’immanence pure. Ils s’excluent réciproquement avec violence, et même avec dégoût. Kierkegaard n’avait pas assez ◀de▶ sarcasmes pour la sagesse solennelle du ministre ◀de▶ Weimar, et celui-ci n’eût pas manqué ◀de▶ condamner la « folie » et l’« absurde » du Danois, au nom de l’équilibre vital passionnément conquis par Faust…
C’est pourquoi il m’est capital ◀de▶ situer l’œuvre ◀de▶ Kafka par rapport aux deux maîtres qu’il s’était choisis, et qu’il n’a pas cessé ◀de▶ cultiver, semble-t-il, simultanément.
Dire que le sens du transcendant divin est, chez Kafka, presque physique, c’est risquer une contradiction dans les termes. La transcendance en soi, et par définition, échappe à tout sens naturel, raisonnable aussi bien que physique. Mais pour peu que l’esprit en ait reçu quelque pressentiment, quelque révélation même furtive et ambiguë, même voilée, même anonyme ou pseudonyme, voici que naît une angoisse nouvelle. Certes, le monde des corps, des sentiments et des idées demeure seul perceptible à nos diverses facultés, et reste le seul monde où nous avons à vivre. Mais bien que rien n’y soit changé en apparences, tout y prend justement l’air ◀d’▶apparences, partout s’insinue l’air du doute. C’est le courant ◀d’▶air léger que la bête du Terrier croit entendre siffler par les fissures toujours rouvertes ◀de▶ sa demeure souterraine. Tout objet, toute pensée et toute rencontre, paraissent maintenant révéler quelque erreur, quelque défaut subtil mais essentiel, quelque sophisme irréductible et irritant. Ou bien serait-ce que tout cela signifie et suppose autre chose ? Mais il est impossible ◀de▶ savoir quoi : personne n’a traversé le voile et les messages interceptés ne sont pas clairs… La transcendance, dans notre ◀vie▶, ne saurait se manifester que sous une forme négative : dans l’angoisse, dans le sentiment ◀d’▶un étrange défaut ◀de▶ sens dernier. Et en effet, l’Absurde dont parlait Kierkegaard, en connaissance de cause révélée, — le péché — n’est chez Kafka qu’un sentiment diffus mais en même temps inéluctable. La précision du regard le plus sobre, et disons même le plus sceptique, multiplie dans la vie quotidienne les occasions ◀de▶ surprendre l’incongru, le manque ◀de▶ signification satisfaisante, la nécessité « ◀d’▶autre chose » — dont la nature reste inimaginable.
Ce sentiment ◀d’▶angoisse métaphysique, mais ressenti négativement, dans le détail concret ◀de▶ la ◀vie▶ défectueuse, est proprement intolérable. Ou plutôt il ne serait tolérable que pour celui qui aurait saisi, ne fût-ce qu’une fois la promesse ◀de▶ sa délivrance. ◀De▶ fait, on ne voit guère que les chrétiens pour avouer le péché du monde, car c’est leur foi qui le révèle dans l’instant même où elle révèle le pardon. Selon l’image ◀de▶ Thérèse d’Avila, souvent réinventée par les grands spirituels, c’est le rayon traversant la pénombre qui nous fait voir les millions ◀de▶ poussières en suspension dans l’air qu’on croyait pur. Or la vision très singulière ◀de▶ Kafka sait discerner toutes ces poussières, mais sans le rayon. Cas unique, et presque impensable, et cependant génialement attesté par un art où tout signifie que la signification suprême reste une énigme ! L’espèce ◀de▶ fureur méthodique et infiniment ralentie — comme par une pitié fraternelle — qui anime cette expérience, pourrait faire soupçonner chez Kafka une intention ◀de▶ catharsis, ◀de▶ délivrance par l’excès. S’il rend la situation ◀de▶ l’homme tel qu’il le voit si physiquement insupportable, n’est-ce pas pour exciter en lui la volonté ◀d’▶une décision équivalant à l’acte ◀de▶ foi ?
Si c’était le cas, il conviendrait ◀de▶ préciser que les données mêmes du conflit prédéterminent sa solution. L’effort pour surmonter l’angoisse transcendentale par des moyens purement humains, ne saurait aboutir ailleurs que dans l’éthique ◀de▶ l’immanence, qui est l’éthique du Second Faust. Le héros du Procès, Josef K. s’était vu condamné par la Justice, faute ◀d’▶un avocat venu ◀d’▶en haut. Dans le Château, K. va se résigner à vivre, malgré tout, ◀de▶ ses efforts. Non point qu’il nie l’existence ◀de▶ la Grâce. Mais il répète avec les sages — lui, le fou — quæ super nos, nihil ad nos, et il en tire les conséquences pratiques. Il se cantonne dans la « réalité rugueuse ». Il essaie ◀de▶ s’y acquérir des mérites suffisants non pas pour entrer au ciel mais simplement pour n’être pas rejeté ◀de▶ la commune condition humaine. Il imitera les philistins dans tous leurs gestes, conscient ◀de▶ récupérer par cet effort un droit ◀de▶ cité qui pour d’autres va de soi. Angoisse kierkegaardienne, dans sa source, mais qui, faute ◀d’▶aboutir à un Alleluia ! se rabat sur un Et allons !… Solution goethéenne dans ses fins apparentes, mais sur un fond ◀d’▶absurdité hostile, et non pas ◀de▶ confiance en la Nature.
Le chevalier ◀de▶ la foi, chez Kierkegaard, exécutait sans cesse le « saut » dans l’absolu, ou dans l’absurde, mais il l’exécutait ◀d’▶une telle façon qu’il retombait les deux pieds sur la terre et pouvait dès lors y agir et s’y promener comme si ◀de▶ rien n’était. Il avait « l’air ◀d’▶un percepteur » et il était un témoin ◀de▶ la foi, au nom de l’absurde accepté, qui se muait alors en libre Amour. Mais si K.60 se résigne au réel, c’est au nom d’un Absurde qu’il fuit, au nom de la crainte ◀d’▶un Dieu inaccessible, et qui se rit ◀de▶ notre lucidité, sans parler ◀de▶ nos efforts tragi-comiques pour le séduire ou le duper.
Le chevalier ◀de▶ la foi, revenu sur la terre ferme, aurait pu accepter, lui aussi, la leçon ◀de▶ morale du Second Faust : comme une éthique ◀de▶ l’Incarnation, comme une œuvre exprimant la foi dans l’ordre provisoire du monde déchu : comme une manière ◀de▶ renoncer à connaître Dieu autrement qu’en obéissant aux exigences actuelles ◀de▶ son amour. Mais l’exemple ◀de▶ K. suggère un autre usage ◀de▶ la sagesse goethéenne. Cette morale peut sans doute être adoptée, dans sa forme, par un croyant ; mais elle peut aussi subsister sans contenu ◀d’▶espérance ou ◀de▶ foi, et sans autre fin que terrestre. École ◀de▶ la personne, elle peut aussi devenir une simple école ◀de▶ personnalités… ◀D’▶où la méfiance où beaucoup de chrétiens tiennent le sobre activisme ◀de▶ Faust. Au lieu d’y voir une modestie virile, et un refus ◀de▶ la speculatio maiestatis, ils y distinguent la tentation prométhéenne ◀d’▶un monde organisé sans Dieu, ◀d’▶une autarcie ◀de▶ l’immanence.
Mais en fin de compte, une telle ambiguïté n’est-elle pas le fait ◀de▶ toute morale, ◀de▶ toute sagesse, même chrétienne ◀d’▶inspiration ? Et la personne kierkegaardienne, fondée dans la pure transcendance, ne peut-elle pas à tout instant devenir en fait ce qu’elle paraît : une respectable personnalité, soumise à la seule immanence ? Le chevalier ◀de▶ la foi a l’air ◀d’▶un percepteur : qui peut jurer qu’il est, en fait, autre chose qu’un percepteur61 ? Nous sommes ici dans un domaine où l’on ne saurait imaginer ◀de▶ certitude non équivoque. Car c’est là le domaine ◀de▶ la foi. Et la foi seule — qui n’est pas vérifiable — peut vérifier l’œuvre faite en son nom. Tout ce que nous pouvons dire revient à dire au nom de quoi nous agissons, malgré l’« absurdité » ◀de▶ notre action, ou ses apparences raisonnables. Le témoignage ◀de▶ bouche, dont parle saint Paul, l’allégation des motifs derniers, voilà le seul critère humain qui nous autoriserait à distinguer chez Goethe, chez Kierkegaard et chez Kafka le rôle possible ◀de▶ la foi. Et certes, je ne les ai confrontés, dans ces pages, que par le biais ◀de▶ leurs expressions : là où leurs expériences deviennent comparables, soit qu’elles s’opposent terme à terme, ou que leurs formules se recoupent. Mais il ne faut pas oublier que Kafka ne s’est jamais expliqué, et qu’il est mort sans avoir pu donner l’équivalent des Entretiens ◀de▶ Goethe, ou ◀de▶ l’opuscule ◀de▶ Kierkegaard sur son activité ◀d’▶auteur.
Si donc nous fûmes parfois tentés ◀d’▶inférer ◀de▶ ces trois œuvres géniales je ne sais quel jugement ◀de▶ valeur sur l’expérience intime qu’elles traduisent ou trahissent, l’exemple ◀de▶ Kafka est le plus propre à nous rappeler l’avertissement apostolique : « Le Seigneur seul connaît les siens. » Tout autrement que nous ne les connaissons, voire qu’eux-mêmes ne se sont connus.