5.
Luther et la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ personne
Dire qu’on ignore Luther en France serait exagérer, mais dans ◀le▶ sens contraire ◀de▶ celui qu’on imagine. Car on fait pis que ◀de▶ ◀l’▶ignorer et même que ◀de▶ ◀le▶ méconnaître : on prétend, sans ◀l’▶avoir jamais lu, savoir qui il fut, qui il est. Certains ont parcouru ◀les▶ Propos ◀de▶ table, présentés au public français comme un ouvrage capital : ils s’étonnent ◀d’▶y trouver si peu de substance théologique et tant de plaisanteries parfois grossières, ◀de▶ platitudes, ◀de▶ contradictions. Est-ce avec cela que s’est faite ◀la▶ Réforme ? D’autres, moins exigeants, n’hésitent pas à soutenir que Luther fut un démagogue, un exploiteur ◀de▶ ◀l’▶éternel ressentiment ◀de▶ ◀la▶ race allemande contre ◀la▶ civilisation romaine. Au lieu de rapporter à son germanisme originel certains défauts ◀de▶ Luther, on rapporte au luthéranisme tout ce qui choque dans ◀l’▶Allemagne actuelle ; comme si Luther avait créé ◀le▶ germanisme. Comme s’il était ◀l’▶ancêtre non ◀de▶ Niemöller, chrétien et luthérien, mais ◀de▶ Hitler, païen né catholique. Pour ◀l’▶opinion moyenne sur Luther, je crois que ◀la▶ phrase suivante en donne une assez juste idée : « En somme, qu’est-ce que Luther ? Un moine qui a voulu se marier »…
◀L’▶ignorance ou ◀la▶ méconnaissance courantes à l’égard de Luther, jointes aux diverses calomnies recueillies par des biographes amateurs, et à ◀l’▶action ◀de▶ ◀la▶ polémique catholique (Denifle, Maritain, Grisar), mettent ◀le▶ public français en état ◀d’▶infériorité assez grave sur le plan ◀de▶ ◀la▶ culture générale. Car ignorer ou méconnaître Luther, c’est ignorer ou méconnaître un des deux ou trois moments décisifs ◀de▶ ◀la▶ tradition ◀d’▶Occident, c’est s’interdire ◀de▶ rien comprendre à ◀la▶ grande discussion millénaire, à ◀la▶ grande tension spirituelle dans laquelle ◀l’▶Europe a puisé son dynamisme créateur. Tension dont ◀le▶ débat du libre arbitre, opposant Érasme à Luther, permet ◀de▶ définir symboliquement ◀les▶ pôles : pensée « pure » et pensée « engagée », ou encore attitude du spectateur et attitude du témoin. Opposition qui, dans ◀le▶ plan théologique, ou mieux, dans ◀la▶ totalité ◀de▶ ◀l’▶être, revient à celle ◀d’▶un christianisme mitigé ◀de▶ respect humain, et ◀d’▶un christianisme absolu, qu’on déclare volontiers « inhumain » parce qu’il attribue tout à Dieu.
Traité du serf arbitre
À ◀la▶ proposition qu’on lui faisait en 1537 ◀d’▶éditer ses œuvres complètes, ◀le▶ réformateur répondit : « Je ne reconnais aucun ◀de▶ mes livres pour adéquat, si ce n’est peut-être ◀le▶ ◀De▶ servo arbitrio et ◀le▶ Catéchisme. »
Nous voici donc, avec ◀le▶ Serf arbitre, ◀de▶ ◀l’▶aveu même ◀de▶ son auteur, au centre du débat ◀de▶ ◀la▶ Réforme et ◀de▶ son effort dogmatique. Mais nous touchons du même coup au centre du problème ◀le▶ plus ardu que pose ◀l’▶autonomie ◀de▶ ◀la▶ personne : ◀le▶ problème ◀de▶ sa liberté et du fondement dernier ◀de▶ sa responsabilité. Car ◀la▶ personne est dans ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶individu à la fois ◀l’▶élément libérateur — par rapport aux données naturelles — et ◀l’▶élément ordonnateur — par rapport à ◀la▶ vocation. En d’autres termes, ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ personne n’est pas un attribut ◀de▶ ◀l’▶individu en soi, mais elle lui est attribuée par un appel gratuit du libre Esprit. Si ◀l’▶homme naturel n’est pas libre ◀d’▶accéder à ◀la▶ liberté, cette liberté peut lui être donnée par ◀la▶ puissance vocative ◀de▶ Dieu62. Telle est ◀la▶ thèse fondamentale du ◀De▶ servo arbitrio, écrit en 1525 pour réfuter ◀la▶ Diatribe seu collatio ◀de▶ libero arbitrio, publiée par Érasme un an auparavant.
On croit d’abord à un pamphlet, encore que ◀le▶ volume matériel du Traité soit bien écrasant pour ◀le▶ genre. Mais on s’aperçoit sans tarder que ◀la▶ discussion avec Érasme et sa Diatribe (souvent personnifiée) n’est en fait que ◀le▶ support apparent ◀d’▶une réflexion de plus grande envergure, ◀d’▶un témoignage qui transcende toute dispute. Entraîné par sa fougue habituelle, excité (bien plutôt que « désarmé » comme il ◀le▶ dit aux premières pages ) par ◀les▶ procédés ◀de▶ ◀l’▶humaniste et du sceptique que se vantait ◀d’▶être Érasme, Luther en vient, ◀de▶ proche en proche, à ressaisir et reposer avec puissance toutes ◀les▶ affirmations fondamentales ◀de▶ ◀la▶ Réforme : justification par ◀la▶ foi, qui est don gratuit et œuvre ◀de▶ Dieu seul ; opposition ◀de▶ cette justice ◀de▶ Dieu à ◀la▶ justice des hommes et ◀de▶ leurs œuvres ; opposition ◀de▶ ◀la▶ grâce à ◀la▶ nature, selon ◀les▶ termes ◀de▶ ◀l’▶Apôtre ; opposition ◀de▶ ◀la▶ Parole vivante à ◀la▶ tradition codifiée ; sens ◀de▶ ◀la▶ décision totale entre un oui et un non absolus, et refus ◀de▶ tout moyen terme ou médiation plus ou moins rationnelle entre ◀les▶ règnes en guerre ouverte du Dieu ◀de▶ ◀la▶ foi et du Prince ◀de▶ ce monde ; nécessité du témoignage, et du témoignage fidèle, certifié par ◀l’▶Esprit et ◀la▶ Bible, et constituant ◀la▶ véritable « action » ◀de▶ ◀l’▶homme « entre ◀les▶ mains ◀de▶ Dieu. »
Tels sont ◀les▶ thèmes qu’illustre cet ouvrage. S’ils n’y sont pas traités en forme, c’est qu’ils ne constituent pas un système, au sens philosophique du mot, mais qu’ils s’impliquent très étroitement ◀les▶ uns ◀les▶ autres, et ne peuvent être mieux saisis que dans ◀l’▶unique et perpétuelle question que nous posent toutes ◀les▶ pages ◀de▶ ◀la▶ Bible. Ils renvoient tous à une réalité dont ils ne sont que ◀les▶ reflets diversement réfractés par nos mots. Ils renvoient tous à ◀la▶ question du Christ : « … et toi, maintenant, crois-tu cela ? » Si tu ◀le▶ crois, si tu as reçu ◀la▶ foi, il n’est plus rien ◀de▶ « difficile » dans ◀les▶ assertions ◀de▶ Luther, ni dans sa négation joyeuse du libre arbitre. Ses coups violents n’ébranlent plus que ◀le▶ vieil homme, celui qu’il nous faut dépouiller.
Mais il s’en faut ◀de▶ presque tout que ◀les▶ grandes thèses pauliniennes ◀de▶ ◀la▶ Réforme soient acceptées (ou simplement connues !) par nos contemporains, même chrétiens. Il s’en faut ◀de▶ beaucoup, ◀de▶ presque tout, que ◀les▶ arguments ◀d’▶un Érasme nous apparaissent comme autant ◀de▶ sophismes. Non seulement tous ◀les▶ humanistes — des marxistes au vieux libéraux — y applaudissent ouvertement, mais encore jusque chez ◀les▶ chrétiens, ces arguments se voient réinventés, admis, parfois même prêchés. ◀Le▶ laïcisme moraliste n’en a pas du tout ◀le▶ monopole : tout catholique se doit, en bonne logique, ◀de▶ ◀les▶ faire siens, puisqu’il croit au mérite des œuvres ; et tous ◀les▶ protestants qui jugent encore que Calvin et Luther ont fait leur temps — que dire ◀de▶ Paul, bien plus ancien ! — tous ceux qui tiennent ◀la▶ prédestination pour un dogme immoral ou périmé ; ceux qui traduisent : « Paix sur ◀la▶ terre, bénévolence (◀de▶ Dieu) envers ◀les▶ hommes » par « Paix aux hommes ◀de▶ bonne volonté », tous ceux-là sont, en fait, avec Érasme et son armée ◀de▶ « grands docteurs ◀de▶ tous ◀les▶ siècles », pour soutenir ◀le▶ libre arbitre religieux, c’est-à-dire : ◀le▶ pouvoir qu’aurait ◀l’▶homme ◀de▶ contribuer à son salut par ses efforts et ses œuvres morales.
Que trouveront-ils dès lors dans ce Traité ? Une verdeur polémique qui peut flatter en nous ◀le▶ goût du pittoresque ; ◀l’▶élan génial, ◀la▶ violence loyale ◀d’▶une certitude pesante, vraiment « grave », ◀d’▶une dialectique sobre et têtue, qui va droit au point décisif, envisage honnêtement ◀les▶ objections, donne à ◀la▶ thèse adverse toutes ses chances non sans ironie toutefois, et sait enfin conférer à son choix ◀la▶ force et ◀la▶ simplicité ◀d’▶une constatation évidente. ◀D’▶un point de vue purement esthétique, ces qualités sont assez rares et chez Luther assez flagrantes, pour qu’un lecteur qui refuse ◀l’▶essentiel soit tout de même attiré et subjugué par ◀le▶ style, par ◀le▶ ton ◀de▶ ◀l’▶ouvrage. (Nous ne savons que trop bien, nous modernes, séparer ◀le▶ fond ◀de▶ ◀la▶ forme ; admirer l’une quand nous condamnons l’autre, et vice versa.)
Mais une fois reconnue cette maîtrise, qu’on attendait d’ailleurs du chef ◀d’▶un grand mouvement (comme dirait ◀le▶ jargon ◀d’▶aujourd’hui), tout est fait dans notre Traité pour heurter ◀de▶ front ◀le▶ lecteur incroyant, ou celui qui ne partage pas ◀la▶ foi ◀de▶ Paul et des apôtres. D’abord ◀le▶ langage scolastique, qui n’est pas du tout luthérien, mais que Luther est obligé ◀d’▶utiliser pour débrouiller et supprimer ◀les▶ faux problèmes où ◀la▶ Diatribe voulait ◀l’▶embarrasser63. Ensuite, ce refus total, ou mieux cette négligence tranquille ◀de▶ toute espèce ◀de▶ considération psychologique. (Un tel homme est bien trop vivant pour faire ◀de▶ ◀la▶ psychologie, trop engagé dans ◀le▶ réel pour prendre au sérieux ses reflets dans ◀la▶ conscience du spectateur.) Ce qui ne manquera pas ◀de▶ faire crier au dogmatisme. Tous se passe ici à « ◀l’▶intérieur » du christianisme, ◀de▶ ◀l’▶Église. ◀L’▶humanisme laïque, autonome, est simplement nié comme une absurdité, une contradiction dans ◀les▶ termes. C’est à Érasme en tant que théologien que Luther s’applique à répondre ; et c’est même ◀la▶ plus dure ironie — quoique involontaire, je ◀le▶ suppose — dont il pouvait, en ◀l’▶occurrence, ◀l’▶accabler.
On ne saurait souligner trop fortement ce trait : c’est encore en théologien, en docteur de l’Église fidèle, en prédicateur responsable, non pas en philosophe ni en métaphysicien, que Luther nie ◀le▶ libre arbitre. Ceci pourrait suffire, et doit suffire en droit à réfuter ◀l’▶objection ◀d’▶un moderne, ◀l’▶objection parfaitement anachronique, mais que je sais inévitable, et qui consiste à affirmer que Luther est « déterministe ». Mais ◀le▶ sérieux théologique est chose trop rare, et pour beaucoup trop difficile à concevoir, pour qu’on puisse écarter cette objection par un simple rappel ◀de▶ ◀l’▶ordre dans lequel ce Traité fut pensé.
Je tenterai donc ◀d’▶esquisser, tout au moins, ◀le▶ dialogue ◀d’▶une « conscience moderne » douée ◀d’▶exigence spirituelle, avec un partisan du « serf arbitre » luthérien. (On peut admettre qu’un tel dialogue se déroule à ◀l’▶intérieur même ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀d’▶un homme qui veut honnêtement croire…)
Dialogue
Car Dieu peut tout à tout instant. C’est là ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ foi.
Kierkegaard.
◀La▶ Conscience moderne. — Selon Luther, nous n’avons aucune liberté car, en réalité, Dieu a tout prévu, et rien n’arrive que selon sa prévision. Luther ne pose pas seulement ◀l’▶omnipotence, mais ◀l’▶omniscience et ◀la▶ prescience éternelle ◀de▶ Dieu, qui ne peut faillir dans sa promesse, et auquel nul obstacle ne s’oppose. Que devient alors notre effort ? Il ne sert plus ◀de▶ rien. Nous n’en ferons plus. Nous refusons ◀de▶ jouer si ◀d’▶avance ◀le▶ vainqueur a été désigné par un arbitre qui ne tient pas compte ◀de▶ nos exploits !
Un luthérien. — Mais connais-tu seulement ◀les▶ vraies règles du jeu ? Qui t’a fait croire que ta vie était une partie à jouer entre toi et ◀le▶ monde, par exemple ; ou encore entre ◀l’▶individu et ◀le▶ sort, cette idole païenne ?
C. M. — J’ai besoin ◀de▶ ◀le▶ croire pour agir.
L. — Mais qu’est-ce qu’agir ? Est-ce vraiment toi qui agis ? Ou n’es-tu pas toi-même agi par ◀de▶ puissantes forces sociales, historiques, et économiques ? Toute ta science ne s’occupe-t-elle pas, justement, à ◀les▶ découvrir ? Au besoin à ◀les▶ inventer ?
C. M. — Certes, mais ma dignité consiste à lutter contre ◀de▶ telles forces, une fois que je ◀les▶ ai reconnues ; à m’affirmer dans mon autonomie par un acte qui crée ma liberté, par un acte ◀de▶ révolte, s’il ◀le▶ faut !
L. — Tu crois donc détenir un tel pouvoir ?
C. M. — Il me suffit ◀de▶ vouloir ◀l’▶affirmer.
L. — Soit, c’est une hypothèse ◀de▶ travail… Pour moi, je crois que Dieu connaît ◀la▶ fin, ◀la▶ somme, ◀la▶ valeur absolue ◀de▶ nos actions passées, présentes et futures ; car elles sont dans ◀le▶ temps, Dieu dans ◀l’▶éternité qui est avant ◀le▶ temps, qui est en lui, et qui est encore après lui. Au regard de Dieu donc, « tout est accompli » — depuis ◀la▶ mort du Christ sur ◀la▶ ◀croix▶. Non seulement prévu, mais accompli.
C. M. — Si c’était vrai, je préférerais encore nier ce Dieu qui prétend voir plus loin que ◀le▶ terme ◀de▶ mes actions, — ce qui, avouons-◀le▶, ◀les▶ ridiculise complètement et ◀les▶ rend vaines en fin de compte : car je sens, malgré tout, que je ◀les▶ fais librement, et tu viens me dire qu’elles sont prévues ! Et prévues par un Dieu éternel, qui dès lors se joue ◀de▶ moi indignement ! Il faudra donc choisir ; Dieu ou Moi. Je dirai : moi. Dussè-je tuer Dieu, comme Nietzsche a proclamé qu’il ◀l’▶avait fait.
L. — Comment ◀le▶ temps tuerait-il ◀l’▶éternel ? Comment ◀la▶ chair tuerait-elle ◀l’▶Esprit ? Elle ne peut tuer que ◀l’▶idée fausse qu’elle s’en formait… Nietzsche ◀l’▶a bien vu : ce n’est que ◀le▶ « Dieu moral » qui est passible ◀de▶ réfutation. Mais tu affirmes que si Dieu prévoit tout, tu es alors dispensé ◀d’▶agir, et que ce n’est plus ◀la▶ peine ◀de▶ faire aucun effort. C’est peut-être mal raisonner. Si ton effort aussi était prévu ? Pourrais-tu ne pas ◀le▶ fournir ? Et si tu décidais : « Je suis, donc Dieu n’est pas ! »64 qui t’assurerait que cet acte ◀de▶ révolte échappe à ◀l’▶éternelle Prévision ? Qui t’assurerait qu’en prononçant ces mots tu ne prononcerais pas sur toi-même ◀l’▶arrêt éternel ◀de▶ Dieu, te rejetant vers ◀le▶ néant, en sorte que Dieu, vraiment n’existe plus pour toi ? Il est une double prédestination : l’une au salut, l’autre à ◀la▶ damnation. Être damné, ne serait-ce pas justement être rivé au temps sans fin, et refuser ◀l’▶éternité qui vient nous délivrer du temps ?
C. M. — Mais mon temps est vivant et plein ◀de▶ nouveauté, ◀de▶ création ! Ton éternité immobile c’est ◀l’▶image même ◀de▶ ◀la▶ mort.
L. — Que savons-nous ◀de▶ ◀l’▶éternité ? ◀Les▶ philosophes et ◀la▶ raison ne peuvent ◀l’▶imaginer que morte. Mais ◀la▶ Bible nous dit qu’elle est ◀la▶ Vie, et notre vie présente n’est qu’une mort à ses yeux. Qui nous prouve que ◀l’▶éternité est quelque chose ◀d’▶immobile, ◀de▶ statique ? Qui nous dit qu’elle n’est pas au contraire ◀la▶ source ◀de▶ tout acte et ◀de▶ toute création, une invention totale et perpétuelle, une actualité permanente, ◀la▶ seule chose qui change quelque chose au déroulement calculable du temps, quand elle ◀le▶ touche dans ◀l’▶instant (dans un « atome » ◀de▶ temps, comme ◀l’▶écrit Paul). Qui t’assure que notre raison, tout attachée à notre chair, à notre temps où elle s’est constituée, soit capable ◀de▶ concevoir ce paradoxe ou ce scandale ◀d’▶une éternité seule actuelle ? C’est un mystère plus profond que notre vie, et ◀la▶ raison n’est qu’un faible élément ◀de▶ notre vie. C’est un mystère que ◀le▶ croyant pressent et vit au seul moment ◀de▶ ◀la▶ prière. « Demandez et ◀l’▶on vous donnera », dit ◀le▶ même Dieu qui nous prédestina ! Quand ◀le▶ croyant, qui sait que Dieu a tout prévu éternellement, adresse à Dieu, au nom de sa promesse, une prière précise et instante, ne vit-il pas ce paradoxe et ce mystère : croire que « ◀l’▶Éternel est vivant », croire que sa volonté — qui a tout prévu — peut aussi tout changer en un instant aux yeux de ◀l’▶homme, sans que rien ne soit changé ◀de▶ ce qu’a décidé Dieu, ◀de▶ ce qu’il décide ou ◀de▶ ce qu’il décidera ? Car ◀l’▶Éternel ne connaît pas ◀de▶ temps, il n’est pas lié comme nous à une succession. Mais au contraire, nos divers temps et successions procèdent ◀de▶ ◀l’▶Éternel et lui sont liés : nous venons de lui, nous retournons à lui, il est en nous lorsque ◀l’▶Esprit dit ◀la▶ Parole dans notre cœur. Quelle étrange illusion nous ferait croire qu’une décision ◀de▶ ◀l’▶Éternel est une décision dans ◀le▶ passé ! Alors que c’est elle seule qui définit notre présent ! Est-ce que nos objections philosophiques et notre crainte du « fatalisme » ne reposent pas ◀le▶ plus souvent sur cette erreur des plus grossières ?…65
C. M. — On peut aussi nier ◀l’▶éternité, et affirmer que seul existe notre temps. Dans ce cas tu n’as rien prouvé.
L. — On ne prouve rien ◀de▶ ce qui est essentiel, mais on ◀l’▶accepte ou ◀le▶ refuse, en vertu d’une décision pure. Discuter ne peut nous conduire qu’au seuil ◀de▶ cette décision. Et nous n’aurons pas dialogué en vain, si nous avons pu dégager ◀l’▶alternative du libre arbitre, telle qu’elle se pose dans ◀les▶ termes extrêmes où elle revêt sa vraie réalité : c’est ◀l’▶Éternel qui commande — ou c’est moi. Il n’y a pas là ◀de▶ difficultés intellectuelles. Il n’y a que ◀la▶ résistance du « vieil homme », et ◀les▶ prétextes toujours très moraux, et même très pieux qu’invoque notre révolte…
Réalité radicale du problème
Dans ◀l’▶Église, une fois acceptés ◀le▶ Credo et son fondement, qui est ◀la▶ Parole dite en nous par ◀l’▶Esprit et attestée par ◀l’▶Écriture, — or cette Parole est Christ lui-même — il me paraît que ◀l’▶opinion ◀de▶ Luther n’est pas sujette à ◀de▶ sérieuses objections. Et ◀la▶ démonstration purement biblique qu’on en trouvera dans ◀le▶ Traité du serf arbitre, malgré quelques détails exégétiques discutables, suffit à établir pour ◀le▶ chrétien ◀la▶ vérité ◀d’▶un paradoxe que Luther n’a pas inventé, mais qui est au cœur même ◀de▶ ◀l’▶Évangile. ◀L’▶apôtre Paul ◀l’▶a formulé avant toute tradition ecclésiastique ; et tous ◀les▶ Pères et tous ◀les▶ siècles dont se réclame Érasme n’y changeront rien : « Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, puisque c’est Dieu qui produit en vous ◀le▶ vouloir et ◀le▶ faire. » (Phil. II, 12-13) C’est parce que Dieu fait tout que nous devons agir, selon qu’il nous ◀l’▶a commandé. C’est parce que Dieu prévoit tout que nous avons en lui, et en lui seul, ◀la▶ liberté. Mais cela n’apparaît qu’à celui qui ose aller jusqu’aux extrêmes ◀de▶ ◀la▶ connaissance ◀de▶ soi-même et ◀de▶ ◀la▶ connaissance ◀de▶ ◀la▶ foi. Car ◀la▶ foi seule révèle ◀la▶ nature radicale du péché. Luther insiste sur cet extrémisme évangélique, que ◀les▶ sophistes n’étaient que trop portés à corriger et à humaniser, au risque ◀d’▶« évacuer ◀la▶ ◀Croix▶ ». Tant qu’on n’a pas envisagé ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀la▶ pure grâce jusque dans son sérieux dernier, on peut soutenir que ◀l’▶homme possède au moins « un faible libre arbitre66 » dans ◀les▶ choses du salut. Mais que ◀le▶ Christ ait dû mourir pour nous sauver — et ◀la▶ mort est un acte extrême, non pas une médiation flatteuse et humaniste —, cela fait voir que nous n’avons aucune liberté possible, que dans ◀la▶ grâce que Dieu nous fait. Toute ◀l’▶argumentation ◀de▶ Luther vise ◀le▶ moment ◀de▶ ◀la▶ décision, et néglige ◀les▶ moyens termes où voulait se complaire Érasme. ◀Le▶ problème du salut est un problème ◀de▶ vie ou ◀de▶ mort. Or ce problème est seul en cause pour ◀le▶ théologien fidèle. Et tout est clair lorsque ◀l’▶on a compris que Luther ne nie pas du tout notre faculté psychologique ◀de▶ vouloir, mais nie seulement qu’elle puisse suffire à nous obtenir ◀le▶ salut, étant elle-même soumise au mal. Tout ◀le▶ reste est psychologie, littérature et scolastique67.
Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de ◀la▶ raison — cette folle, cette fille publique, comme ◀le▶ répète Luther — ce que nous nommons ici un paradoxe demeure une pure et simple absurdité. « Cela paraît cruel, injuste et intolérable à ◀la▶ raison, qu’on puisse affirmer que Dieu damne qui il veut, — au mépris ◀de▶ tant de grands hommes ◀de▶ tous ◀les▶ temps. Et qui ne se scandaliserait pas ? » Ainsi parle Luther lui-même, et c’est en lui ◀l’▶homme naturel qui fait sa plainte. Mais il ajoute : « Il me faut confesser que cette pensée m’a blessé au plus profond et jusqu’au désespoir, en sorte que je souhaitais n’être pas né, avant que j’eusse reconnu combien salutaire était ce désespoir et combien proche de ◀la▶ grâce ». Car en effet : « C’est ◀le▶ plus haut degré ◀de▶ ◀la▶ foi, ◀de▶ croire que ce Dieu est clément, qui sauve si peu ◀d’▶hommes et en damne un si grand nombre ; et que ce Dieu est juste, dont ◀la▶ volonté nous rend nécessairement damnables… Mais quoi ! si nous arrivions à comprendre par ◀la▶ raison ◀de▶ quelle manière Dieu est miséricordieux et juste, alors qu’il montre une si terrible colère et injustice, qu’aurions-nous besoin ◀de▶ ◀la▶ foi ?… Ce serait un Dieu stupide qui révélerait aux hommes (en Christ) une justice qu’ils connaîtraient déjà, ou dont ils auraient en eux ◀l’▶étincelle innée ». Ici, c’est ◀la▶ foi seule, don ◀de▶ ◀la▶ grâce, qui parle. Dans ◀le▶ conflit ◀de▶ cette révélation et des résistances naturelles — conflit victorieux pour ◀la▶ foi — résident ◀la▶ tension proprement luthérienne et ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vocation. ◀La▶ grandeur sans mesure ◀de▶ Luther, je ◀la▶ vois dans cette volonté ◀de▶ se réduire à un absurde aux yeux de qui refuse sa décision.
Mais alors on peut se demander si ceux qui refusent ◀le▶ christianisme échappent vraiment à ◀la▶ difficulté ; si au contraire, ils ne ◀la▶ retrouvent pas dans un plan où elle reste insoluble. Érasme était encore un catholique ; son humanisme mesuré ◀l’▶empêche ◀de▶ voir ◀le▶ vrai tragique du débat. Mais ◀le▶ plus grand des adversaires du christianisme dans ◀les▶ temps modernes, Nietzsche, aboutit à un dilemme qui me paraît correspondre, terme à terme, à celui que Luther et Paul posent ensemble à notre foi. C’est que Nietzsche a poussé comme Luther jusqu’aux extrêmes limites ◀de▶ ◀l’▶homme, jusqu’aux questions dernières que peut envisager notre pensée. Pour échapper au nihilisme qui ◀l’▶étreint dès lors que « Dieu est mort », ou qu’il ◀l’▶a « tué », il imagine ◀le▶ Retour éternel. Et comme ce Retour éternel paraît exclure toute liberté humaine, il se met à prêcher ◀l’▶amor fati, ◀l’▶adhésion volontaire et joyeuse à ◀la▶ fatalité inéluctable. C’est dans cette volonté ◀de▶ reconnaître notre irresponsabilité totale, qu’il croit trouver et regagner ◀la▶ dignité suprême ◀de▶ ◀l’▶homme sans Dieu.
◀La▶ similitude étonnante du paradoxe luthérien et du paradoxe nietzschéen ne saurait être ramenée à quelque influence inconsciente, encore bien moins à une coïncidence. En vérité, c’est bien du même problème qu’il s’agit. ◀Le▶ seul problème dès qu’on en vient à une épreuve radicale ◀de▶ ◀la▶ vie. Au « tu dois » prononcé par Dieu, Nietzsche oppose ◀le▶ « je veux » ◀de▶ ◀l’▶homme divinisé. Puis à ◀l’▶existence ◀de▶ Dieu, il oppose sa propre existence. Mais ◀la▶ difficulté fondamentale que posent ◀les▶ rapports ◀de▶ notre volonté et ◀de▶ ◀l’▶éternité souveraine, demeure entière. ◀La▶ différence, c’est que Nietzsche nous propose ◀d’▶adorer un Destin muet, tandis que Luther adore une Providence dont ◀la▶ Parole vivante s’est incarnée. Renversement du devoir ◀de▶ ◀la▶ Loi — qui nous condamne, car nous sommes asservis — en un pouvoir ◀d’▶aimer qui nous libère, et qui est ◀le▶ contenu ◀de▶ ◀la▶ Grâce : « Emmanuel ! Dieu avec nous ! »