6.
Le Journal d’▶André Gide
I
Il ne serait guère honnête, et moins encore adroit ◀de▶ ne point avouer l’incertitude où pareil livre entraîne le jugement. Gide a tant répété : Ne jugez pas ! qu’il a fini par se rendre lui-même « inestimable ». Comment prendrait-on position devant un homme qui récuse sans cesse tout parti pris, et d’abord, quant à soi ? On renonce aisément à le fixer dans l’une ou l’autre des figures qu’il nous révèle au cours de Journal ; mais le malaise du critique commence au-delà ◀de▶ ce premier piège évité. Il naît ◀de▶ la difficulté que l’on éprouve à découvrir l’intime hiérarchie qui trahirait, dans ce complexe individuel la vraie personne. ◀D’▶autant plus que certains détails, certaines allusions et beaucoup de silences font pressentir un drame secret, un nœud vital où peut-être réside la cause des plus étranges contradictions que Gide subit ou entretient. (Jusqu’à masquer parfois ◀de▶ vraies fenêtres par excessive défiance ◀d’▶une symétrie où l’on serait tenté ◀de▶ s’arrêter…)
Faute ◀d’▶un « jugement » que ces 1300 pages s’appliquent à dénoncer ◀d’▶avance, réduisons-nous à des notes ◀de▶ lecture, à quelques réactions impressionnistes.
Ce qui séduit, ce qui fascine dans ce Journal, ce n’est rien qui puisse être défini séparément — style, sujets abordés, rythme, idées, anecdotes —, mais bien plutôt c’est la complexité secrètement significative ◀de▶ l’ensemble. Pour qualifier cette harmonie involontaire, je ne puis évoquer que l’exemple ◀de▶ Goethe, dont ce n’est pas telle œuvre ou telle action que j’aime, mais bien le paysage vital, avec ses temps voilés et ses soleils, ses parcs, ses friches et ses habitations. Le phénomène-Goethe, dans l’espace et le temps, voilà qui donnerait une idée ◀de▶ l’espèce ◀d’▶intérêt que l’on prend à lire le Journal ◀d’▶André Gide. Il est probable que, du seul point de vue ◀de▶ l’art, cet intérêt demeure impur : l’indiscrétion moderne va chercher derrière les formes et au-dessous ◀d’▶elles, dans le tout-venant ◀de▶ confidences fragmentaires, une vérité que les œuvres concertées avouaient peut-être beaucoup mieux. Il est probable aussi que le journal est un genre littéraire inférieur, pour cette raison qu’il est toujours trop facilement intéressant. Je ne le conçois, comme œuvre d’art, que limité au récit ◀d’▶une crise, et soumis là même à une sorte ◀d’▶unité qui fait nécessairement défaut à la chronique intermittente ◀d’▶une existence. Malgré les pages plus élaborées que Gide a groupées çà et là sous des titres particuliers (Feuillets, Numquid et tu, la Marche turque, etc.), malgré la perfection presque constante ◀de▶ l’écriture, et toutes ces aquarelles et ces tableaux ◀de▶ genre où s’amuse et s’attarde la maîtrise, on peut prévoir que la valeur ◀d’▶un tel ouvrage restera ◀d’▶ordre essentiellement biographique.
Mais ici se pose le problème ◀de▶ la vérité du portrait. Gide note lui-même dès 1924 : « Si plus tard on publie mon journal, je crains qu’il ne donne ◀de▶ moi une idée assez fausse. Je ne l’ai point tenu durant les longues périodes ◀d’▶équilibre, ◀de▶ santé, ◀de▶ bonheur ; mais bien durant ces périodes ◀de▶ dépression où j’avais besoin ◀de▶ lui pour me ressaisir, et où je me montre dolent, geignant, pitoyable ».
« Si plus tard on publie mon journal… » Voilà qu’il y pourvoit lui-même. Et cependant, « donner ◀de▶ soi une idée fausse », c’est bien ce que devait éviter Gide, plus jalousement qu’aucun autre. Est-ce vraiment pour le diminuer qu’il anticipe sur ce risque ? Ou pour déconcerter ses juges, qu’il leur rend par avance toutes ses armes ? Mais ce serait un mauvais calcul. Aux yeux ◀d’▶un lecteur prévenu, tant de naturel pourrait encore passer pour une pose raffinée. J’imaginerais plutôt que Gide est fasciné par l’obstacle qu’il veut éviter. Son horreur du malentendu l’entraîne à livrer au public 1300 pages ◀d’▶explications qui menacent ◀d’▶aggraver l’équivoque. Mais alors, cela devient exemplaire. L’effort gidien pour échapper aux trompeuses stylisations des morales et des jugements tout faits n’est plus seulement émouvant : il revêt la valeur ◀d’▶une expérience cruciale sur les limites ◀de▶ la sincérité en général, et du journal intime en particulier. La passion ◀d’▶être complètement vrai finit par altérer le naturel ; mais par son excès même, elle nous rend attentifs aux défauts réguliers ◀de▶ tout autoportrait. C’est nous donner le moyen ◀d’▶y porter nos retouches.
Parfois le secret ◀d’▶une vie s’épuise dans l’œuvre : il ne reste pour le journal que les plus sèches notations (Byron, Stendhal). D’autres fois, l’œuvre et le journal sont simplement des manières différentes ◀de▶ poursuivre une même confidence. On ne sait plus si le journal est en marge de l’œuvre, ou si l’œuvre n’est qu’un moment privilégié ◀de▶ ce journal. Alors le vrai portrait ◀de▶ l’auteur n’est plus dans l’œuvre ni dans le journal, mais dans leur mutuelle réfraction. Et par exemple, les choses tues dans ce recueil — Gide a marqué qu’une grave lacune mutile l’image qu’il nous y livre ◀de▶ lui-même68 — il se peut qu’elles soient dites dans les Cahiers ◀d’▶André Walter, et surtout dans La Porte Étroite, ce roman janséniste et « cathare »…
D’autres causes ◀d’▶erreur interviennent, faussant les proportions ◀de▶ l’autoportrait, si l’on se borne au seul journal. « Les choses les plus importantes sont celles que souvent je n’ai pas cru devoir dire — parce qu’elles me paraissaient trop évidentes. » Si sincère qu’on se veuille en relatant ses journées, comment ne serait-on pas tenté ◀de▶ dire surtout ce qui a frappé, ce qui est bizarre, ce qui fait exception justement. Et comment ne céderait-on pas à l’invite ◀d’▶une formule, ◀d’▶une épigramme, sur tel ami dont il semble inutile ◀de▶ répéter chaque fois qu’on l’aime ? Ainsi l’on se peint plus rosse que nature. Gide lui-même, à ce jeu, ne s’est pas épargné : « Je ne suis qu’un petit garçon qui s’amuse — doublé ◀d’▶un pasteur protestant qui l’ennuie ». Type ◀de▶ boutade dont certains, contre lui, ne se priveront pas ◀d’▶abuser.
Voici qui va fort loin dans la critique du genre : « Je ne pense pas qu’il y ait grand profit à tirer ◀de▶ ces examens ◀de▶ conscience où l’on parvient toujours à découvrir ◀de▶ mesquins ressorts à n’importe quel comportement. On les inventerait même, pour la satisfaction ◀de▶ se paraître à soi-même plus perspicace, et l’on a grande tendance, par contre, à négliger, de peur de se surfaire, tout ce qui peut entrer en jeu ◀de▶ bonté naturelle ou ◀de▶ sociabilité, disons mieux : ◀d’▶amabilité, ou mieux encore : ◀de▶ désir ◀de▶ paraître aimable. Mais à trop se regarder, on ne vit plus. Le regard, ici, crée ce qu’il cherche… » Or, en écrivant cela, Gide n’a-t-il point cédé à la tentation qu’il décrit ? Cercle vicieux ◀de▶ la sincérité.
Ou bien l’on est banal — pour rétablir les quotidiennes proportions — ou bien l’on ne consent à noter que l’important, c’est-à-dire ce qui frappe ce jour-là, et l’on se fait trop pittoresque. En somme le journal exigerait une discipline plus grande encore que celle ◀de▶ l’œuvre : il faudrait s’imposer un rythme égal et sans lacunes, une relation automatique et monotone des petits faits, situant exactement l’apparition ◀de▶ telle pensée ou ◀de▶ tel acte exceptionnel. Mais ne serait-ce pas alors au détriment de tout élan lyrique, ◀de▶ tout grand style ◀de▶ vie surgi des profondeurs et simplifiant parfois, ◀d’▶un large trait ◀de▶ joie ou ◀de▶ colère, les méandres méticuleux ◀d’▶une véracité stérile ?
Les journaux ◀d’▶écrivains sont toujours vrais, mais ◀d’▶une vérité indirecte, et parfois même négative. C’est moins la vie vécue qui s’y traduit, que le désir ◀de▶ compenser ou ◀de▶ parfaire ce qui n’a pas été vécu. (« J’avais besoin ◀de▶ lui pour me ressaisir. ») La vie réelle n’y figure souvent qu’à la manière dont elle figure dans les rêves. Compensations, ratures, reprises ◀d’▶actes manqués… Il s’agirait ◀de▶ savoir si la vraie vie est dans ce qu’on fait, ou dans ce qu’on pense ◀de▶ ses actions.
Mais voici qu’à mon tour je succombe au désir ◀de▶ marquer les seules différences, oubliant ce qui va de soi : l’autoportrait ◀de▶ Gide est aussi ressemblant. On l’y retrouve aussi au naturel, avec toutes ses curiosités, son admirable modestie et ses malices, son sens rythmique ◀de▶ la langue toujours si fermement articulée (habitude des lectures à haute voix), ses sautes ◀d’▶humeur, et ce besoin ◀de▶ donner raison à l’adversaire69… On l’y retrouve naturaliste à la manière goethéenne, et musicien comme Goethe encore se voulait peintre. On l’y découvre enfin, et cela me paraît nouveau, constamment occupé ◀de▶ problèmes religieux. Mais ◀d’▶une manière qu’il importerait ◀de▶ spécifier.
A-t-on remarqué jusqu’à quel point « l’antichristianisme » ◀de▶ Gide est chrétien dans ses déterminations ? Je crois qu’on s’est trop laissé prendre à sa perpétuelle polémique contre les convertis-convertisseurs. Il faudrait voir que, pour lui, le problème religieux s’est posé dans des termes qui échappent, presque nécessairement, à la sollicitude des catholiques.
Gide fut élevé dans un milieu calviniste où la religion paraissait se réduire à ces deux éléments que Calvin considère comme hérétiques : libre examen et moralisme. Du libre examen, Gide a conservé son exigence ◀de▶ vérité et ◀de▶ véracité « advienne que pourra ». Du moralisme, il a gardé sans doute une propension fondamentale à préférer à la lettre du dogme l’esprit qui inspire et qualifie nos actions quotidiennes, fussent-elles non conformistes. Mais toute morale a bientôt fait ◀de▶ se muer à son tour en dogme, et la morale protestante succombe à ce danger plus qu’aucune autre, dans les périodes ◀de▶ dépression théologique. ◀D’▶où le ressentiment qu’à son égard conçoivent beaucoup de protestants ◀de▶ naissance, devenus indifférents, et subissant seulement la coutume ◀d’▶un milieu. Tout à fait justifiée en soi, cette réaction gauchit certains jugements ◀de▶ Gide sur la Réforme : il la confond souvent, je crois, avec l’image courante et fausse ◀d’▶un Calvin inhumain, presque manichéen.
L’évangélisme anticonfessionnel, que Gide retient ◀de▶ cette première éducation chrétienne, l’a mis en garde contre certaines altérations, les plus fréquentes, du christianisme : le mépris ◀de▶ la nature, et d’autre part, le recours à l’orthodoxie comme à une assurance prise sur le Saint-Esprit au moins autant que sur le doute. (Il cite ce mot ◀d’▶un catholique à un pasteur : « Vous, vous croyez, mais nous savons ! ») Ceci explique que le souci central ◀de▶ Gide ait été ◀de▶ débarrasser son christianisme ◀de▶ toutes les adjonctions « humaines — trop humaines » du moralisme néo-protestant et du dogmatisme romain. ◀D’▶où son horreur congénitale des tours ◀de▶ passe-passe religieux. En somme, tout son effort consiste à se délivrer ◀de▶ cela même que certains chrétiens désireraient lui « révéler ». Le problème ◀de▶ la conversion devient pour lui le problème négatif ◀de▶ la fausse conversion, ou ◀de▶ la conversion trop facile.
« Le catholicisme est inadmissible. Le protestantisme est intolérable. Et je me sens profondément chrétien. » Ou encore : « Je ne suis ni protestant, ni catholique ; je suis chrétien, tout simplement. » Position caractéristique du protestantisme libéral tel qu’il se développa au siècle dernier.
« Je l’ai souvent dit à Claudel : — Ce qui me retient (◀d’▶entrer dans l’Église), ce n’est pas la libre-pensée, c’est l’Évangile. » Mais n’y a-t-il pas chez Gide à l’origine ◀de▶ ce refus ◀de▶ la visibilité ◀de▶ toute église (tant réformée que romaine), un attachement à sa vérité propre qui, lui, est moins évangélique qu’individualiste, ou même rationaliste. Certes je m’en voudrais ◀de▶ critiquer une exigence ◀d’▶honnêteté qui rappelle parfois Kierkegaard. Gide répugne à paraître plus qu’il n’est, à affirmer plus qu’il ne croit. Il décrit X, « forcé ◀de▶ s’asseoir au culte ◀de▶ famille. Sa gêne. L’horreur du geste qui puisse dépasser son sentiment… » Kierkegaard, lui aussi, répétait : je ne suis pas chrétien. Mais c’était par désir ◀de▶ sauver une conception pure ◀de▶ la foi, dont il ne s’estimait pas digne, et qu’il confessait par là même. Gide paraît surtout attentif à sa nature complexe et réticente. Or toute nature, irrémédiablement, s’éprouve complexe et réticente. Et l’acte ◀de▶ foi consistera toujours à passer outre au doute naturel, à confesser ce que la chair ni le sang par eux-mêmes ne sauraient confesser. Alors seulement pourrait se poser en termes nets le problème ◀de▶ l’église visible, ◀de▶ l’obéissance à une orthodoxie qui ne prétende pas s’emparer ◀de▶ l’Évangile, mais au contraire s’y ordonner. « Orthodoxie protestante — écrit Gide — ces mots n’ont pour moi aucun sens. Je ne reconnais point ◀d’▶autorité ; et si j’en reconnaissais une, ce serait celle ◀de▶ l’Église » (donc ◀de▶ Rome). Allons donc ! Pour un protestant, ce dilemme est aussi choquant que le serait pour un Anglais ou pour un Scandinave le dilemme entre l’anarchie et l’étatisme totalitaire. Assimiler l’autorité au romanisme est d’ailleurs une erreur des plus courantes, en France surtout, et même chez certains protestants détachés ◀de▶ la vie ◀de▶ leur église. Tout ce que je me sens le droit ◀de▶ dire ici, c’est que la Réforme a rejeté les prétentions du pape ◀de▶ Rome non par dégoût ◀de▶ l’autorité en soi, mais au contraire par grande fidélité à l’autorité ◀de▶ l’Évangile, fondement unique et suffisant ◀de▶ la seule orthodoxie libératrice.
II
Retenons ◀de▶ ce qui précède et confrontons ces trois remarques :
1. Le Journal ◀de▶ Gide se présente comme une illustration ◀de▶ sa sincérité. Mais il nous donne ◀de▶ son auteur une image finalement déformée, faute de retouches « artificielles. »
2. Gide nous dit qu’il a supprimé ◀de▶ ses carnets les pages qu’il jugeait trop « écrites ». Entendons que l’effort ◀de▶ style y déformait la spontanéité, et se voit condamné comme insincère.
3. Et cependant, une certaine légèreté avec laquelle il lui arrive ◀de▶ prendre position — quoi qu’il en ait, et malgré son génie du scrupule — sur des questions infiniment complexes, sociales ou théologiques, ne saurait s’expliquer autrement que par une défiance ◀d’▶artiste à l’égard des idées en soi, ◀de▶ l’analyse méthodique, et ◀de▶ tout ce qui peut alourdir la démarche ◀de▶ la pensée. Insister, discuter, citer sources et faits, ce serait encore ◀de▶ la sincérité, face à l’objet ; mais cela nuirait à l’élan spontané du sentiment, non moins qu’à l’élégance du style.
Tout cela relève ◀d’▶une conception ◀de▶ la sincérité qu’on pourrait nommer descriptive : elle se borne en effet, volontairement, à déceler et constater les plus secrètes fluctuations ◀de▶ l’individu naturel. Elle se refuse aux simplifications convenues, aux partis pris ◀de▶ la morale, à ses silences intéressés, bref aux censures qui tendent à réduire les contradictions spontanées. Elle voudrait adopter une attitude ◀d’▶accueillante impartialité vis-à-vis de l’individu. « Les autres forment l’homme, je le récite », semble-t-elle dire après Montaigne. Et cependant, nous pressentons qu’elle masque une arrière-pensée polémique, certain désir aussi ◀de▶ justification : en somme, elle insinue que la morale est fausse, et que nos contradictions sont légitimes. Elle porte ainsi, malgré son intention, des jugements ◀de▶ valeur implicites. Sous le couvert desquels pourront s’avouer des régions nouvelles ◀de▶ l’humain…
À cette sincérité qui entend décrire sans parti pris, et qui n’admet en fait rien que ◀de▶ spontané, j’oppose une sincérité qu’on pourrait nommer constructive. Tout existe dans l’homme, dit-elle, mais tout n’y est pas ◀d’▶égale valeur. Et ce n’est pas hypocrisie, bien au contraire, que ◀de▶ déclarer ses valeurs. Nos contradictions sont réelles, nos hiérarchies éthiques ne le sont pas moins, mais celles-ci tendent à réduire celles-là, par une série ◀de▶ choix vitaux où s’exprime l’être en action, c’est-à-dire sa tendance dominante, le style ◀de▶ son existence. C’est dans ce sens quelque peu élargi qu’il conviendrait ◀de▶ répéter que le style est ◀de▶ l’homme même. Il est en nous le trait révélateur ◀d’▶une unité intentionnelle, ◀d’▶un parti pris aussi sincère, si ce n’est plus, que la pluralité des pulsions instinctives. Fixer, en les notant, certaines contradictions ◀d’▶humeur, c’est parfois moins « se réciter » que se déformer. Car une introspection microscopique n’est pas sans action sur la vie ; elle introduit dans les combinaisons à étudier un quantum ◀de▶ lucidité qui modifie les données naturelles.
Or il est très curieux ◀de▶ remarquer que Gide adopte dans sa vie — telle que la révèle son Journal — la première conception ◀de▶ la sincérité, alors que toute son œuvre est dominée par la seconde.
Toute l’esthétique ◀de▶ Gide — son style écrit — s’ordonne au choix le plus classique : concision, raccourci, sacrifice ◀de▶ l’incident à l’essentiel et du foisonnement spontané à la ligne pure ◀de▶ la phrase. C’est une discipline ◀de▶ l’esprit, mieux : une éthique ◀de▶ l’expression. Tantôt civilité très raffinée, ou stricte austérité du verbe. Le calvinisme que fuyait l’Enfant prodigue fait son retour en force dans le style du récit ! Étonnant paradoxe ◀d’▶une esthétique châtiée, réglant une œuvre dont le grand message est qu’il faut se libérer des règles.
Gide, à l’interviewer fictif qui lui demandait ce qu’est l’éthique, répond : Une dépendance ◀de▶ l’esthétique. Or non seulement l’exemple ◀de▶ sa vie ne confirme guère cette boutade, mais l’exemple ◀de▶ son art tendrait à l’inverser : c’est dans son esthétique que se réfugie son éthique la plus rigoureuse, et elle y règne au point qu’on pourrait dire que la première dépend ◀de▶ la seconde. Cela va jusqu’à la casuistique : l’intérêt passionné ◀de▶ Gide pour les détails les plus subtils ◀de▶ l’écriture est attesté par cent pages du Journal. Je n’oublie pas qu’il a coupé les morceaux trop « écrits » à son gré. Mais ce qui reste ne saurait tromper.
On ne se débarrasse pas si facilement ◀de▶ la morale, même déguisée en exigence sémantique. Un styliste a autant ◀de▶ peine à « mal écrire » ou à « ne pas écrire » qu’un puritain à se laisser aller. Et si le puritain est un styliste ◀de▶ la morale, Gide reste un puritain du style.
Peut-être tenons-nous ici le principe ◀de▶ l’intime hiérarchie révélatrice ◀de▶ sa personne. Ce serait la tension instituée entre une exigence esthétique dont le principe est proprement « moral », et une éthique qui se voudrait « immoraliste ». Tension finalement résolue au bénéfice — énigmatique — ◀de▶ la morale, c’est-à-dire ◀de▶ la règle et du choix.
Règles et choix — convenir et créer — ce sont les conditions ◀de▶ toute culture. Toutefois, j’ai dit la méfiance ◀d’▶artiste que Gide nourrit à l’endroit des « idées ». C’est par là que je sens le mieux la distance qui sépare ◀de▶ la sienne ma génération littéraire.
Notre culture est beaucoup plus philosophique — je simplifie — que littéraire. Non point par préférence, loin de là. Mais les problèmes qui se posent à nous, nous n’avons pas pu les choisir, et moins encore les circonscrire dans un domaine privilégié : celui des lettres et ◀de▶ leur morale, qui est l’esthétique. Les problèmes qui nous sont posés nous contraignent parfois davantage qu’ils ne servent nos goûts naturels. ◀D’▶où le danger ◀de▶ didactisme que nous courons tous plus ou moins. À cet égard, il m’apparaît que la leçon ◀de▶ Gide, pour ceux ◀de▶ mon âge, est moins urgente dans l’ordre ◀de▶ l’éthique que dans celui ◀de▶ l’esthétique. C’est le maître-artisan ◀de la langue plus que l’immoraliste qui nous importe, et qui nous intéresse au double sens du mot. Ceci n’exclut d’ailleurs aucun revirement dans les générations qui nous suivront : je prévois le jour où nos cadets nous opposeront l’exemple du probe adversaire des orthodoxies orgueilleuses, que Gide, n’en doutons pas, restera jusqu’au bout.