L’▶Art poétique ◀de▶ Claudel
◀La▶ création tout entière est un discours adressé à ◀la▶ créature au moyen de ◀la▶ créature : car un jour ◀le▶ redit au suivant, une nuit ◀l’▶annonce à l’autre. Cette parole traverse tous ◀les▶ climats jusqu’aux confins du monde, et ◀l’▶on perçoit sa voix dans tous ◀les▶ dialectes.
Hamann (Paraphrase du Psaume 19.)
◀De▶ ◀l’▶Art poétique ◀de▶ Claudel, qui domine toute son œuvre ultérieure, je retiendrai d’abord deux mots : « poétique » dans ◀le▶ titre, et « connaissance » qui s’inscrit à chaque page.
◀La▶ rumeur quotidienne tend à faire ◀de▶ « poète » une circonstance atténuante, au bénéfice du maladroit s’il est aimable. Ou bien c’est ◀l’▶ornement ◀de▶ nos loisirs. Mais Claudel dit : ◀l’▶art poétique est art ◀de▶ faire.
Un gémissement célèbre, chez ◀les▶ clercs, déplore ◀l’▶antipathie tragique ◀de▶ ◀la▶ Vie et ◀de▶ ◀la▶ connaissance. Ceci tuerait cela. Et ◀de▶ cette dialectique, on a tiré quelques rayons ◀d’▶in-octavos. Mais Claudel : « Vivre c’est connaître », « Se connaître, c’est faire naître avec soi. »…
Il ne s’agit évidemment, ici et là, ni ◀de▶ ◀la▶ même poésie ni ◀de▶ ◀la▶ même connaissance.
Claudel choisit, contre ◀le▶ sens banal, ◀le▶ sens qu’indiquent ◀les▶ étymologies. C’est-à-dire qu’il choisit ◀de▶ choisir, car ◀l’▶étymologie est trop loin ◀d’▶être une science pour que ◀l’▶adoption même ◀d’▶une « origine » soit autre chose qu’un choix délibéré, — quand ce n’est pas un profond calembour.
« Il est permis à chacun ◀de▶ se servir ◀de▶ tel son qu’il lui plaît pour exprimer ses idées, pourvu qu’il en avertisse ». Cette phrase ◀de▶ ◀la▶ Logique ◀de▶ Port-Royal, dont Claudel s’il est réaliste doit récuser ◀la▶ principale82, peut néanmoins servir à préciser ce qui oppose ◀la▶ langue ◀d’▶un poète aux divers jargons ◀de▶ son temps ; c’est que l’une est une langue « avertie », posant un perpétuel avertissement, tandis que ◀les▶ autres ont plutôt ◀l’▶air ◀de▶ résulter ◀d’▶une série ◀d’▶oublis ◀d’▶avertir, ◀d’▶une série ◀de▶ contraventions dans ◀l’▶impunité générale.
Claudel montre partout son parti pris, qui est ◀de▶ s’en tenir aux origines, et à cette origine, entre plusieurs probables, qui lui paraît ◀la▶ plus concrète, ◀la▶ plus active, ◀la▶ plus proche de ◀la▶ chose et du geste. Poésie, ◀de▶ poiein, ce sera : faire. Connaître, ◀de▶ cognoscere, sera : co-naître. Il faut savoir ce que parler veut dire. (◀D’▶où ◀l’▶on vient, où ◀l’▶on va : tel est ◀le▶ sens.) Car ◀le▶ langage, parmi d’autres fonctions, a celle-là ◀de▶ permettre à nos pensées ◀de▶ circuler. Claudel se donne un règlement, et il observe ◀les▶ signaux. ◀Les▶ autres (voyez leurs journaux) se sont jetés dans un énorme embouteillage, il n’y a plus qu’à se laisser pousser dans ◀le▶ sens incertain ◀de▶ ◀la▶ masse.
Or ce sens, tellement incertain qu’il en devient presque indéfinissable (plus rien n’avance, c’est un sur-place exaspérant, tous ◀les▶ moteurs sont débrayés) ce sens partout évanouissant n’en est pas moins ◀le▶ sens « commun » — voire même, par antiphrase, ◀le▶ sens « courant ». Dans cette affaire, celui qui sait où il va risque encore ◀d’▶augmenter ◀l’▶embarras, et ◀de▶ se faire copieusement houspiller. Et pourtant, c’est lui seul qui détient ◀la▶ méthode efficace pour en sortir…
Mais quittons là cette métaphore avant qu’elle n’aille aussi s’embouteiller83. Ou encore essayons ◀de▶ ◀la▶ traduire.
◀Les▶ modes, ◀l’▶usage, ◀l’▶usure des mots, aggravés par ◀la▶ presse et par ◀la▶ politique, ont peu à peu fait passer pour communes des significations qui à vrai dire, et dans ◀le▶ fait, ruinent ◀les▶ bases ◀de▶ ◀la▶ communauté. On convient ◀de▶ s’entendre sur des malentendus. Tout le monde parle ◀d’▶esprit sans nulle définition, sans déclarer ce que ◀le▶ mot sous-entend et qui se révélerait ◀le▶ plus souvent absurdement contradictoire. À ce prix ◀l’▶on nourrit une paix sans racines. (Alors que toute communauté réelle naît ◀d’▶une entente passionnée sur ◀le▶ sens ◀de▶ certains maîtres-mots : esprit, nation, révolution, salut…) Et, comme pour protéger ces conventions précaires, on ◀les▶ rend aussi vagues et abstraites qu’on ◀le▶ peut. Opération inverse ◀de▶ celle du poète : on s’arrête à ◀l’▶acceptation neutre, ◀la▶ moins active, ◀la▶ plus anecdotique — rompant ainsi ◀le▶ contact immédiat entre ◀le▶ nom et ◀la▶ chose qu’il exprime, entre ◀le▶ verbe et ◀l’▶acte qu’il commande, entre ◀le▶ parler et ◀le▶ faire, entre ◀la▶ pensée et ◀la▶ main.
Connaître commande naître ; comprendre : entraîner avec soi ; assister : prêter assistance, etc. Parce que « rien ne s’achève sur soi seul », tout porte à conséquence, tout appelle, et d’abord ◀la▶ parole ! Mais ◀l’▶usure des mots ◀les▶ édente, notre langage est débrayé. Comment rétablir ◀le▶ contact ?
Claudel n’écrira pas : je vais vous expliquer cela clairement, mais : « Tel est ◀le▶ mystère qu’il s’agit ◀de▶ reporter sur ◀le▶ papier ◀de▶ ◀l’▶encre ◀la▶ plus noire. » Au lieu de : Réfléchissons, analysons : « Ruminons ◀la▶ bouchée intelligible ». Toujours une chose-image, au lieu d’une formule faite, ◀d’▶un terme abstrait. C’est ◀le▶ style du livre ◀de▶ Job.
Cependant cet effort ◀de▶ Claudel, restituant à chaque mot son sens ◀le▶ plus poignant, par là même ◀le▶ plus apte à ranimer une communion vivante entre ◀les▶ hommes, se trouve produire exactement ◀l’▶effet contraire : son succès même va s’inscrire dans une œuvre incommunicable au très grand nombre. Rendre au mot sa valeur ◀d’▶appel, appeler sans cesse à grands cris ◀l’▶univers (cette « version à ◀l’▶unité »), ◀la▶ plénitude, ◀le▶ rassemblement ◀de▶ tous ◀les▶ êtres, ◀le▶ branle-bas ◀de▶ toute ◀la▶ création vers son achèvement intelligible, c’est là vraiment « poétiser », collaborer à ◀l’▶ouvrage ◀de▶ Dieu, et recréer ◀la▶ catholicité. Mais c’est aussi dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui, se condamner à n’être pas compris. Paradoxe ◀d’▶un génie « catholique », isolé ◀de▶ ◀la▶ foule des hommes, par ce qui manifeste, justement sa volonté ◀de▶ catholicité !
Non qu’il soit méconnu, bien sûr. Mais parmi tant ◀d’▶admirateurs, combien connaissent à ◀la▶ raison ◀de▶ ses beautés, énoncées dans ◀l’▶Art poétique ? ◀De▶ cet ouvrage très sévère, et sublime en tant de passages, combien accepteraient ◀l’▶inquisition ? Qu’on ne dise pas que ◀la▶ philosophie ◀d’▶un grand poète importe moins que son humanité, que son lyrisme, ou que ce je ne sais quoi ◀de▶ bouleversant obscurément qui saisit ◀l’▶auditeur ◀le▶ plus profane ◀de▶ Tête ◀d’▶or. Ce serait aggraver ◀d’▶une sottise cette Séparation, notre péché, contre laquelle toute ◀l’▶œuvre ◀de▶ Claudel se soulève à ◀l’▶appel ◀de▶ ◀la▶ Joie.
◀Le▶ monde qu’interprète ◀l’▶Art poétique ne connaît pas Descartes ◀le▶ diviseur, ne connaît pas ◀de▶ localisation du spirituel, ne connaît pas ◀de▶ lois mais seulement des formes. C’est un monde en recréation perpétuelle, et tout s’y tient parce que chaque être y agit pour tout ce qu’il n’est pas. « Tout cherche partout sa fin, complément ou efférence, sa part dans ◀la▶ composition ◀de▶ ◀l’▶image, ◀le▶ mot qui profère son sens. » C’est un univers du discours, où ◀les▶ objets qui « veulent dire » s’assemblent en propositions (à ◀l’▶homme), seul discours proprement cohérent, puisqu’il ne tire ses règles et sa nécessité que ◀de▶ ◀la▶ fin totale qu’il glorifie. Ce n’est pas notre monde tel qu’il est 84 mais notre monde tel qu’il est sauvé, relié solidement par ◀la▶ Promesse et remis en marche vers elle, — ◀le▶ monde retrouvé dans ◀l’▶anticipation ◀de▶ ◀l’▶enthousiasme poétique.
Diviser, séparer, isoler, faire scission, ce n’est pas seulement cartésien ; et Descartes n’a fait qu’enregistrer ◀les▶ effets antipoétiques ◀d’▶un relâchement originel. Rompre ◀le▶ lien ◀de▶ ◀l’▶homme avec son origine, c’est rompre aussi sa communion avec ◀la▶ fin universelle. Alors ◀l’▶homme se complaît dans une fin qu’il fait sienne, c’est-à-dire qu’il s’isole et s’abstrait du mouvement ◀de▶ ◀la▶ Création. « Et c’est pourquoi une fin lui fut en effet donnée » — qui est sa mort. Mais ◀l’▶œuvre du poète, ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ charité cosmique ◀de▶ ◀la▶ personne chrétienne identiquement, c’est alors ◀d’▶embrasser ◀d’▶un seul geste, ◀de▶ réunir, ◀de▶ relancer vers sa vraie fin tout ce qu’une durée mauvaise a disjoint et altéré. « Car ◀l’▶attente ardente ◀de▶ ◀la▶ Création, attend ◀la▶ révélation des enfants ◀de▶ Dieu, parce que ce n’est pas ◀de▶ son propre gré qu’elle a été assujettie à vanité » (Rom. VIII, 19-20).
Ne fût-ce que par son style, et ◀l’▶intention, partout, qu’il manifeste avec puissance, Claudel répond à ◀la▶ proposition universelle.
Qu’on parle alors ◀de▶ procédé, si ◀l’▶on y tient, mais il faut en comprendre ◀l’▶office. Traiter chaque mot selon ◀la▶ chose qu’il représente tout d’abord, rendre un corps et refaire des racines matérielles aux dérivés ◀les▶ plus exsangues, c’est rénover ◀l’▶action cosmique ◀de▶ ◀la▶ parole. Comment cela ? « ◀Le▶ mot appelle, provoque en nous ◀l’▶état ◀de▶ co-naissance qui répond à ◀la▶ présence sensible des choses mêmes ». ◀Le▶ nom, qui désigne ◀la▶ chose, appelle un geste ◀de▶ ◀l’▶homme pour cette chose. ◀Le▶ verbe, désignant ce geste appelle une phrase, un rythme ◀d’▶actes concertés. Ainsi ◀l’▶homme se trouve mis « en communication avec ◀la▶ source continue qu’il contient en lui dans son être : son geste n’est plus que ◀la▶ traduction, dans ◀l’▶univers matériel, du sanglot ◀de▶ ◀l’▶origine ». En même temps que ◀la▶ chose qui ◀le▶ provoque, ◀le▶ verbe exprime ainsi ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶homme qui ◀le▶ profère. « ◀L’▶acte par lequel ◀l’▶homme atteste ◀la▶ permanence des choses, par lequel, en dehors du temps, en dehors des circonstances et causes secondes, il formule ◀l’▶ensemble des conditions permanentes dont ◀la▶ réunion donne à chaque chose son droit ◀de▶ devenir présente à ◀l’▶esprit, par lequel il ◀la▶ conçoit dans son cœur, et répète ◀l’▶ordre qui ◀l’▶a créée, s’appelle ◀la▶ parole. »
Nous voici donc « chargés du rôle ◀d’▶origine ». ◀L’▶homme est ◀le▶ « sceau ◀de▶ ◀l’▶authenticité ». Il est, par son action recréatrice, une étymologie vivante ◀de▶ tout ce qui est. Et maintenant, pour se connaître il lui suffit ◀d’▶agir sa vocation. Dans ◀l’▶acte conscient ◀de▶ ◀la▶ fin qui ◀l’▶englobe, il n’y a plus ◀de▶ distinction du matériel et du spirituel. ◀L’▶homme « se connaît donc à son pas et à ◀l’▶extension ◀de▶ ses mains, à ◀la▶ facilité plusoumoindrea qu’il éprouve à se servir des instruments dont il a ◀la▶ propriété. » Et son corps lui est comme « un document où il suit ◀les▶ œuvres ◀de▶ ◀l’▶esprit qui ◀le▶ remue ».
Penser dans ◀le▶ train ◀de▶ ◀la▶ création, reformer sans cesse toutes ◀les▶ formes selon ◀l’▶intention qu’elles expriment, c’est proprement penser avec les mains.
Au sixième jour ◀de▶ sa Semaine, Du Bartas parlant ◀de▶ ses mains ◀les▶ appelle, assez curieusement, d’abord : « Singes ◀de▶ ◀l’▶Éternel » et aussitôt : « Ministres ◀de▶ ◀l’▶esprit ». Ô singerie géniale et ministère manifeste ! Art poétique, art ◀de▶ refaire ◀le▶ monde — tel que Dieu ◀l’▶a connu ◀de▶ toute éternité !