Les▶ règles du jeu dans ◀l’▶art romanesque (1944-1945)i
◀La▶ rhétorique est ◀l’▶art ◀de▶ persuader. ◀L’▶ignorance ou ◀l’▶abus en ont fait aujourd’hui ◀l’▶art ◀de▶ parler pour ne rien dire. Rhétorique est devenue synonyme ◀d’▶éloquence creuse et ◀de▶ clichés. J’en parlerai dans un tout autre sens.
Je voudrais désigner par rhétorique ◀l’▶ensemble des règles du jeu dans ◀l’▶art. Feraient partie ◀de▶ ◀la▶ rhétorique des éléments aussi divers que ◀les▶ lois ◀de▶ composition ◀d’▶un tableau, et sa limitation par ◀le▶ cadre ; ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶harmonie et du contrepoint ; ◀les▶ genres musicaux et littéraires ; ◀les▶ conventions ◀de▶ ◀l’▶opéra et ◀de▶ ◀la▶ danse ; ◀les▶ personnages constants du théâtre ; ◀les▶ ouvertures, levers ◀de▶ rideau, préfaces, finales, épilogues et points ◀d’▶orgue ; ◀la▶ règle des trois unités ; ◀les▶ transitions, récitatifs, coups ◀de▶ théâtre et contrastes ménagés ; ◀le▶ nombre fixe des syllabes dans un vers et des vers dans un sonnet ; ◀les▶ rimes et ◀les▶ césures, — bref, toutes ◀les▶ conventions acceptées en commun par ◀les▶ artistes et leur public.
Tout cela faisait ◀l’▶Art, aux grandes époques. Artiste était celui qui, ◀de▶ ces règles, savait tirer sa liberté. ◀L’▶inspiration passait par ces canaux et se communiquait par eux. ◀Les▶ règles étant connues, amateurs et critiques disposaient ◀d’▶une mesure commune avec ◀le▶ créateur. Ils pouvaient estimer ◀la▶ bienfacture ◀d’▶une œuvre, et faire ◀la▶ part ◀de▶ ◀l’▶invention par déduction ◀de▶ ◀la▶ coutume.
Presque tous ces critères effacés ou perdus, notre époque ne sait plus juger ◀d’▶une œuvre. Elle tient ◀la▶ rhétorique et ses figures pour arbitraires, artificielles, non contraignantes. (Et sans doute, ◀le▶ sont-elles devenues.) Mais dès ◀l’▶instant où ◀les▶ règles ◀d’▶un jeu cessent ◀d’▶être respectées comme absolues, qui pourrait désigner ◀le▶ gagnant ? Tricher même n’a plus aucun charme. Si vous vous soumettez aux règles des échecs, déplacer un seul pion du noir au blanc devient un acte passionnant, qui peut concentrer votre esprit pendant plusieurs minutes ◀de▶ recherches intenses ; ◀les▶ témoins avertis sauront immédiatement si vous avez bien ou mal fait, si vous avez risqué à bon escient, si vous avez inventé quelque chose. Ôtez ◀les▶ règles, et ce même déplacement devient ◀le▶ type du geste indifférent.
Dans ◀le▶ principe, et dans ◀les▶ hautes époques, ◀la▶ rhétorique au sens large, et ses règles, sont strictement non arbitraires. Elles traduisent des relations constitutives ◀de▶ notre corps, ◀de▶ ◀la▶ psyché et du Cosmos. ◀La▶ régularité et ◀l’▶alternance ◀de▶ ◀la▶ respiration, des nuits et des saisons, sont nécessaires à notre vie, comme ◀les▶ cadences et ◀les▶ contrastes composés sont vitaux pour nos œuvres ◀d’▶art. Au surplus, ◀les▶ figures ◀de▶ ◀la▶ rhétorique considérées dans toute ◀la▶ variété des arts, ne sont pas sans correspondances avec ◀les▶ formes régulières dont ◀le▶ rêve compose ses drames. Il se peut même que ces figures ne soient, à ◀l’▶origine au moins, que ◀l’▶affleurement ou que ◀la▶ fixation des archétypes ◀de▶ ◀l’▶inconscient, tels qu’un Jung put ◀les▶ retrouver dans ◀les▶ symboles des religions et des magies, spontanément réapparus au cours des âges et sur ◀les▶ points ◀les▶ plus divers ◀de▶ ◀la▶ planète. ◀Les▶ romantiques allemands ◀l’▶ont soupçonné : Jean-Paul invoque ◀la▶ « rhétorique des rêves ». Mais c’est Baudelaire qui touche ◀le▶ vrai point, lorsque, risquant un assemblage ◀de▶ mots qui devait paraître, ◀de▶ son temps, ◀le▶ plus scandaleusement paradoxal, il n’hésite pas à nous parler des artifices ◀d’▶une « rhétorique profonde ».
Au milieu du xviiie siècle, trois phénomènes curieux sollicitent ◀l’▶attention : ◀l’▶enseignement ◀de▶ ◀la▶ rhétorique entre en décadence, cependant que ◀le▶ journalisme fait son apparition, et que ◀la▶ réalité quotidienne s’introduit dans ◀les▶ romans. Conjonction lourde ◀de▶ présages. Quelques années plus tard éclate ◀la▶ Terreur, balayant ◀les▶ symboles sacrés, ◀les▶ rites sociaux et ◀les▶ cérémonies dont ◀l’▶élite a perdu ◀le▶ sens, pour instaurer ◀le▶ culte dépouillé ◀de▶ ◀la▶ Raison.
◀La▶ terreur dans ◀les▶ arts vint au siècle suivant. Elle aussi fit ◀la▶ chasse aux « ci-devants » : genres établis, situations convenues, rimes, unités, précautions oratoires et procédés ◀de▶ composition. Mais elle alla plus loin. Elle déclara que ◀la▶ rhétorique en tant que telle était mauvaise, insincère, et contraire à ◀l’▶inspiration libre. Dans ses recettes magiques et artifices profonds, elle ne vit que recettes et artifices, et commanda ◀de▶ ◀les▶ éliminer. ◀De▶ ses fleurs, elle fit des clichés1.
Abandonné à ◀l’▶inspiration pure, comme ◀la▶ colombe ◀de▶ Kant qui s’imagine qu’elle volerait mieux dans ◀le▶ vide, ◀l’▶artiste crut qu’il irait loin… Il tomba dans « ◀la▶ réalité », coupa ses ailes et se fit romancier ou paysagiste d’après nature. ◀Le▶ sociologue et ◀le▶ photographe ◀l’▶observaient ◀d’▶un œil ironique.
◀La▶ naissance, ◀le▶ triomphe et ◀le▶ déclin du roman comme genre littéraire, illustrent à merveille ces brèves indications sur ◀l’▶office ◀de▶ ◀la▶ rhétorique et ◀le▶ danger ◀de▶ ◀l’▶écarter à ◀la▶ légère.
◀L’▶origine du roman est dans ◀le▶ conte. ◀La▶ société primitive a des mythes, courts récits mémorables destinés à fixer des événements ◀de▶ ◀l’▶âme ou du Cosmos dans un jeu ◀de▶ personnages et ◀d’▶aventures très simples. ◀Le▶ mythe se développe en légende, et ◀la▶ légende sacrée convoie un enseignement religieux. ◀L’▶épopée perpétue ensuite ◀le▶ souvenir des héros ◀de▶ ◀la▶ tribu. Mais à mesure que ◀les▶ dieux prennent figure ◀d’▶hommes, que ◀les▶ statues se mettent à ressembler aux hommes, que ◀l’▶homme devient de plus en plus son propre centre et son sujet ◀d’▶étonnement favori, ◀le▶ mythe se rapproche ◀de▶ ◀l’▶histoire. Il gagne en intérêt tout ce qu’il perd en magie. Naît alors ◀le▶ récit en prose, illustration ◀de▶ vérités morales communes à ◀l’▶élite ◀d’▶une société donnée.
Nous avons fait, en quelques lignes, tout ◀le▶ chemin qui sépare les premiers chapitres ◀de▶ ◀la▶ genèse ◀d’▶un roman comme ◀L’▶Astrée. Mais ◀L’▶Astrée n’est encore qu’un rêve éveillé, donné pour tel par son auteur. C’est avec ◀La▶ Princesse de Clèves que ◀l’▶on atteint ◀la▶ phase critique où ◀la▶ féerie cède à ◀l’▶observation, ◀la▶ vérité créée, aux données vraisemblables. À cet instant naît ◀le▶ roman moderne.
À partir du xviiie siècle, ◀le▶ roman se sépare volontairement du conte. Aussitôt, on ◀le▶ voit se gonfler ◀de▶ psychologie, ◀de▶ lyrisme, ◀d’▶histoire, ◀de▶ politique, ◀de▶ documentation. Commence alors ◀l’▶inflation romanesque, dont ◀le▶ plus grand spéculateur s’appelle Balzac. Avec lui, après lui plus encore, ◀le▶ roman tourne à ◀l’▶« étude » du réel, quand ◀le▶ conte, ◀la▶ légende, et même ◀l’▶épopée, étaient créations pures ◀de▶ ◀l’▶imagination. Et ◀l’▶on ne sait plus si ◀le▶ roman est une pseudo-science ou un faux art. Regardons de plus près ce passage ◀de▶ ◀l’▶invention réelle au réalisme allégué.
◀Le▶ terroriste détruit ce qui soutenait ◀l’▶envol ◀de▶ ◀l’▶imagination librement vraie : il détruit ◀les▶ figures convenues, ◀les▶ rites constants ◀de▶ ◀l’▶illusion, dont ◀le▶ conteur connaissait ◀les▶ pouvoirs. Il ne lui reste pour appui que ◀la▶ réalité telle qu’il ◀la▶ voit. Mais cette réalité — c’est-à-dire : ◀l’▶extérieur — ne peut fournir que des objets à exprimer, non pas des moyens ◀d’▶expression. Mieux on ◀l’▶imite et plus on s’écarte ◀de▶ ◀l’▶art. Avec une incroyable étourderie, certains demandent alors un « art vivant ». Comme si ◀les▶ règles ◀d’▶un jeu devaient être vivantes ! Plus personne ne pourrait jouer2. ◀Le▶ jeu ne sera vivant et passionnant qu’à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀la▶ fixité même ◀de▶ ses règles indiscutées.
◀L’▶art consistait jadis à donner sens aux propositions ◀de▶ ◀la▶ vie. Ses règles émergeaient ◀de▶ ◀la▶ nature profonde, elles prolongeaient ◀la▶ nature naturante, au lieu de copier ◀la▶ nature naturée. Et ◀la▶ psyché réinventait un réel significatif. Comment rejoindrait-on ◀le▶ sens profond des choses et des événements ◀de▶ ◀la▶ vie, en décalquant ◀le▶ désordre varié des objets ou des sentiments ? Par ◀l’▶extérieur on ne rejoint que ◀l’▶insignifiance observable.
C’est ce qui va se produire après Balzac. ◀Le▶ roman pousse deux branches ◀d’▶importance inégale. La première est ◀la▶ monographie : Adolphe, Obermann, Dominique. Ces récits intéressent ◀le▶ lecteur s’il se retrouve dans ◀le▶ héros. ◀La▶ part ◀de▶ ◀l’▶art y est réduite à celle du style.
L’autre branche sera celle du réalisme social. C’est là que va triompher ◀la▶ terreur, se déchaîner ◀la▶ chasse impitoyable aux artifices ◀de▶ ◀la▶ fabulation. Maintenant, ◀le▶ romancier prétend décrire. Il s’excuse ◀d’▶imaginer. Il ambitionne ◀de▶ conformer son art aux « lois ◀de▶ ◀la▶ vie », non plus aux procédés du conte. « ◀Le▶ roman, dit M. Jaloux, ne connaît d’autres lois que ◀les▶ lois mêmes ◀de▶ ◀la▶ vie. » Cette proposition des plus étranges est reçue sans ◀le▶ moindre étonnement par ◀la▶ critique moderne et par ◀le▶ grand public. Elle rend compte ◀de▶ ◀l’▶insignifiance, au sens littéral ◀de▶ ce terme, où devait choir fatalement ◀le▶ roman dès qu’il refusa ◀d’▶être fable.
Tout ◀l’▶intérêt du conte, effectivement, tenait aux conventions qu’il savait mettre en œuvre. ◀Le▶ conte multipliait ◀les▶ rencontres fortuites, ◀les▶ coïncidences opportunes. Sa rapidité folle – par rapport à ◀la▶ vie réelle – tenait ◀l’▶auditeur en haleine ; son rythme était autorité. ◀Les▶ événements extraordinaires qu’il présentait, portaient ◀les▶ sentiments jusqu’au sublime, proposaient des types ◀de▶ vie haute, et réveillaient des forces endormies. ◀Le▶ conte était ◀le▶ libre déploiement des réalités mêmes ◀de▶ ◀l’▶âme, qu’il décrivait en personnages selon certains procédés et figures surgis des profondeurs ◀de▶ ◀l’▶être, identiques à ceux du rêve, et crus comme tels avec reconnaissance, au double sens ◀de▶ ◀l’▶expression.
Mais que se passe-t-il lorsque ◀le▶ romancier nous fait savoir qu’il a mis dans son livre ce qui est, et non plus ce qu’il a inventé ? ◀L’▶abandon ◀de▶ ◀la▶ rhétorique entraîne deux séries ◀de▶ conséquences qui se révèlent également ruineuses.
1°) — ◀Le▶ romancier moderne a perdu ◀l’▶autorité magique du conteur. Il s’est privé volontairement du bénéfice ◀de▶ « ◀l’▶art ◀de▶ persuader » traditionnel.
Quand, par exemple, ◀le▶ conteur débutait par ◀la▶ formule « Il y avait une fois… », il créait aussitôt chez ◀l’▶auditeur un état très particulier ◀de▶ réceptivité et ◀de▶ créance. On savait qu’un jeu commençait, amusant ou profond, et significatif. On croyait tout : c’était ◀le▶ jeu. ◀Le▶ jeu ne tolère pas ◀de▶ scepticisme. Observez un enfant quand il attend « ◀l’▶histoire ». Dès que ◀la▶ formule consacrée tombe des lèvres ◀de▶ ◀la▶ grande personne, ◀l’▶enfant change ◀de▶ visage, ◀l’▶état second paraît. C’est ◀l’▶état passionné ◀d’▶attente où naît ◀l’▶illusion romanesque. Il a suffi des mots rituels pour suspendre ◀le▶ sens critique, et voici ◀le▶ plaisir extrême : Peau ◀d’▶âne va lui être conté. Mais si vous alliez dire au même enfant, avant de lui raconter ◀la▶ même histoire, que cela s’est passé tout à ◀l’▶heure, dans ◀la▶ rue, il ferait aussitôt mille objections. Il vous jugerait avec toute ◀la▶ sévérité que ◀les▶ enfants réservent aux adultes futiles.
Au siècle passé, ◀les▶ conteurs populaires et certains des meilleurs écrivains avaient encore coutume ◀de▶ débuter par des phrases stéréotypées : « Par une belle matinée ◀de▶ novembre, un voyageur vêtu ◀d’▶un macfarlane gris chevauchait sur ◀la▶ route qui va ◀de▶ N… à X… » (Fenimore Cooper, j’imagine). Ou bien c’était une lente description des lieux, introduisant dans ◀l’▶atmosphère du récit. (◀Le▶ début ◀de▶ ◀Le▶ Rouge et ◀le▶ Noir.) Ces procédés ◀d’▶avertissement retenaient encore une règle élémentaire : marquer ◀le▶ début du jeu par un signal convenu, isoler ◀de▶ ◀la▶ vie courante ◀la▶ partie jouée.
Mais ◀le▶ romancier réaliste ambitionne ◀d’▶imiter ◀la▶ vie, qui ne commence et ne finit jamais. Force lui est donc ◀d’▶entrer comme par hasard, au milieu d’une situation, ◀d’▶une atmosphère, ou même ◀d’▶une phrase, « N’importe où et n’importe comment » — c’est à quoi vise son effort. « Gontran sortit son briquet ◀de▶ nacre, alluma une cigarette blonde et consulta ◀l’▶indicateur. » Il s’agit ◀de▶ me faire croire que c’est vrai. Il faut donc me fournir des preuves et des observations exactes. Mais à la première preuve, je commence à douter ; après tout, j’ai vu cela, moi aussi, ou quelque chose qui ressemble à cela. « ◀La▶ vraie vie », je ◀la▶ connais autant que cet auteur. Je me méfie, et bientôt discute. Et plus ◀l’▶auteur paraît désireux ◀de▶ me convaincre — au lieu de s’abandonner à son rythme ◀d’▶images — plus j’exige un récit vraisemblable. À ◀la▶ limite, il serait impossible qu’un lecteur tombe jamais d’accord avec ◀l’▶auteur. Car il n’est pas deux expériences humaines superposables. Et je ne renoncerais à la mienne pour faire crédit à celle ◀de▶ ◀l’▶écrivain que si, d’abord, il renonçait à démontrer, et m’entraînait par d’autres charmes… Du conteur pur, je n’exigeais qu’un sens, valable et vérifiable en soi.
2°) — Par ◀la▶ suppression des cérémonies ◀d’▶introduction et ◀de▶ sortie3, ◀le▶ romancier moderne veut créer ◀l’▶illusion du réel quotidien. Pourtant il ne dispose que ◀de▶ mots, quoi qu’il fasse. Ce dernier artifice paraît ◀le▶ gêner d’autant qu’il essaie ◀de▶ ◀le▶ faire oublier. ◀D’▶où cet axiome ◀de▶ ◀la▶ critique moderne : un roman ne doit pas être « écrit ». Tous ces efforts trahissent ◀le▶ curieux embarras ◀de▶ ne pouvoir faire entrer dans un livre des personnages grandeur nature. ◀La▶ volonté ◀d’▶éliminer toutes ◀les▶ conventions narratives, pour peu ◀d’▶exigence qu’on y mette, aboutit à faire du roman quelque chose ◀d’▶interminable, et quelque chose ◀de▶ méthodiquement insignifiant.
Quelque chose qui n’en finit plus, car ◀la▶ vie ne met jamais ◀de▶ point final. Il y a jeu quand ◀les▶ conséquences s’épuisent avec le dernier coup ; mais ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀la▶ vie est, par définition, ◀le▶ domaine des conséquences indéfinies. ◀L’▶hésitation du romancier moderne à terminer son livre par une décision ◀de▶ ◀l’▶esprit ou par un artifice ◀de▶ rhétorique, telle est ◀la▶ source impure du roman-fleuve. ◀La▶ longueur des ouvrages ◀de▶ ce genre est ◀l’▶expression ◀de▶ ◀l’▶embarras ◀d’▶un écrivain qui s’est privé des secours ◀de▶ ◀l’▶art. D’ailleurs cet allongement, trop souvent excessif pour ◀l’▶intérêt romanesque, sera toujours insuffisant pour égaler ◀la▶ durée réelle ◀d’▶une vie.
Quelque chose ◀de▶ méthodiquement insignifiant. Car la-vie-telle-qu’elle-est ne signifie presque rien. Or, c’est elle qu’on veut reproduire en multipliant ◀les▶ observations exactes et ◀les▶ personnages quelconques. Et c’est au nom de cette fidélité à ◀la▶ vie que M. Jules Romains va s’interdire, dit-il — « ◀les▶ enchaînements arbitraires et ◀le▶ picaresque », ◀les▶ rencontres qu’on ne voit pas dans ◀la▶ réalité, bref, tous recours au « hasard qui fait trop bien ◀les▶ choses ». J’extrais ces propositions ◀de▶ ◀la▶ préface aux Hommes ◀de▶ bonne volonté, bon témoignage sur ◀l’▶opinion moyenne du grand public contemporain, ◀le▶ morceau n’étant visiblement qu’une captatio benevolentiae où ◀l’▶auteur se montre attentif à ne promettre rien qu’il ne sache attendu.
« ◀Le▶ roman, écrit encore M. Romains, ne connaît pas ◀de▶ vraies servitudes. Ce qui diminue peut-être pour ◀le▶ roman comme genre ◀les▶ occasions ◀d’▶acquérir un mérite esthétique supérieur… mais ce qui en tout cas lui interdit ◀de▶ cultiver ◀les▶ conventions. » Ceci corrigerait donc cela ? M. Romains connaît bien son public. Il sait que ◀l’▶absence ◀de▶ conventions sera tenue pour avantage, et compensera, aux yeux de ses contemporains, ◀l’▶absence ◀de▶ mérite esthétique. (Alors que la première absence est en réalité ◀la▶ cause immédiate ◀de▶ la seconde.)
Parlant encore ◀de▶ son propre roman, M. Romains ajoute : « ◀Le▶ lecteur se demandera : où cela va-t-il ? Des personnages se perdent… » Mais, répond notre auteur, comme pour se justifier, n’en va-t-il pas de même dans ◀la▶ vie ? ◀Les▶ romans traditionnels « préoccupés qu’ils sont, au nom des vieilles règles, ◀de▶ commencer et ◀de▶ finir ◀le▶ jeu avec ◀les▶ mêmes cartes », échouent à exprimer ce désordre, ce décousu, ces inconséquences du sort…
Bien sûr. Mais pourquoi ◀les▶ romans devraient-ils exprimer tout cela ? Et d’ailleurs, comment ◀le▶ pourraient-ils ? Si longs qu’ils soient, ils seront toujours trop courts pour imiter sans conventions ◀le▶ décousu ◀de▶ ◀la▶ vie réelle.
Avouer ◀l’▶ambition ◀d’▶écrire un livre en se conformant aux « lois ◀de▶ ◀la▶ vie », c’est doublement tricher : avec ◀la▶ vie, et surtout avec ◀l’▶art. Cette tricherie généralisée doit amener, nécessairement, ◀la▶ dissolution du roman dans ◀le▶ documentaire plus ou moins commenté. Où ◀l’▶art, d’ailleurs, reparaîtra bientôt avec ◀les▶ conventions, plutôt frustes mais fixes, du découpage, du montage, et ◀de▶ ◀la▶ présentation dramatisée. Ces conditions, dans une vue commerciale, sont très jalousement maintenues par ◀les▶ « producers », éditeurs et directeurs ◀de▶ magazines à grand tirage.
◀Le▶ genre proprement romanesque s’éteindra dans ◀le▶ même temps que ◀l’▶ère bourgeoise et pour avoir commis ◀la▶ même erreur : qui était ◀de▶ croire ◀les▶ conventions « conventionnelles » au sens dépréciatif ◀de▶ ◀l’▶épithète. Ces légèretés ne pardonnent pas.
Une contre-épreuve ◀de▶ notre diagnostic nous sera fournie par ◀le▶ succès du roman policier.
Je ne pense pas qu’on puisse expliquer ce succès par un intérêt pour ◀le▶ crime, qui serait particulier à notre époque. ◀Le▶ roman policier est populaire parce qu’il demeure ◀le▶ seul genre défini, obéissant aux lois ◀d’▶une rhétorique précise.
C’est un jeu, et un jeu serré, qui ne tolère aucune faiblesse, aucune tricherie. Ses lois sont connues et communes : dès Conan Doyle, elles ont pris force contraignante. Ses personnages sont constants comme ceux ◀de▶ ◀la▶ Commedia dell’arte, ou ceux des cartes et des échecs : ◀le▶ détective élégant, volontiers philosophe, ◀l’▶agent ◀de▶ police bonne brute ou puits ◀de▶ sagesse populaire ; ◀la▶ femme à bijoux, comtesse ◀de▶ palaces ; ◀le▶ valet de chambre silencieux et astucieux, etc. ◀La▶ situation, donnée ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu, se résout complètement à ◀la▶ fin du livre, et ne comporte qu’un nombre fini ◀d’▶éléments. ◀Le▶ lieu ◀de▶ ◀l’▶action est circonscrit : c’est généralement une maison dont il semble que personne n’ait pu y entrer ni en sortir, et qui contient ◀le▶ problème sous forme de cadavre. Parfois, ce n’est qu’une chambre4. Toutes ces conditions satisfont à ◀l’▶excellente définition du jeu proposée par J. Huizinga5 : une action dont ◀le▶ début et ◀la▶ fin sont nettement marqués, qui a lieu dans un espace nettement délimité et qui obéit, entre ces limites spatiales et temporelles, à des règles indiscutées.
◀Le▶ roman policier passionne dans ◀la▶ mesure même où il tient compte des règles, soit pour ◀les▶ appliquer avec une perfection classique, soit pour y introduire quelque ingénieuse variation. ◀La▶ fixité même des règles fondamentales permet ◀de▶ mesurer ◀l’▶invention ◀de▶ chaque auteur, et ◀les▶ progrès du genre. Une grande partie ◀de▶ ◀l’▶intérêt que ◀l’▶amateur apporte à ◀la▶ lecture ◀de▶ ces ouvrages, tient au raffinement ou à ◀la▶ complication croissante des règles. (◀Le▶ lecteur ◀de▶ romans policiers devient très vite un spécialiste.) Et cette rhétorique ne manquera pas ◀d’▶exercer son pouvoir créateur ◀de▶ communauté : des clubs ◀de▶ fanatiques du roman policier se sont fondés un peu partout.
◀La▶ vogue actuelle du roman historique pourrait être invoquée, elle aussi, bien que ◀l’▶exemple soit moins pur et moins frappant. ◀Le▶ roman historique garde ◀le▶ bénéfice du cadre : son action circonscrite par définition, est isolée du réel quotidien par ◀l’▶éloignement dans ◀le▶ temps. Mais ◀l’▶impureté du genre, c’est qu’il peut se passer ◀de▶ ◀la▶ crédibilité intrinsèque du conte, par ◀le▶ recours à ◀l’▶autorité tout extérieure du fait accompli. Cette possibilité ◀de▶ tricherie est voisine ◀de▶ celle qui consiste à forcer ◀la▶ vraisemblance par une accumulation ◀de▶ faits observables.
◀Le▶ roman mourra donc, comme sont mortes ◀la▶ tragédie classique et ◀les▶ chroniques en vers. Il mourra pour avoir épuisé ses possibilités formelles, et pour avoir poursuivi ◀la▶ chimère ◀d’▶une liberté sans condition. Quelques phénomènes extérieurs viendront précipiter sa fin. Son sort se trouvait lié, dès sa naissance, aux conceptions bourgeoises ◀de▶ ◀la▶ vie, soit qu’il ◀les▶ décrivît d’abord, soit qu’ensuite il n’utilisât que leurs tabous comme ressorts ◀de▶ ◀l’▶action, ou qu’enfin il se fît un prestige ◀de▶ ◀les▶ contredire et miner. Tout cela ne durera plus que ◀le▶ temps ◀de▶ liquider un héritage saccagé par ◀la▶ guerre actuelle et par ◀l’▶avènement des masses. ◀La▶ révolution que nous vivons déclassera la plupart des objets dont ◀le▶ roman faisait toute son « étude ».
Mais ◀le▶ besoin ◀de▶ lire des fables ne s’éteindra pas pour si peu ; et moins encore, ◀le▶ besoin ◀d’▶en conter. ◀L’▶imaginaire, délivré du souci ◀d’▶une vraisemblance insignifiante ou statistique, retrouvera ◀l’▶usage proprement « fabuleux », ◀le▶ pouvoir créateur des formes fixes et ◀la▶ dialectique des symboles.
◀Le▶ conteur, renonçant à imiter ◀la▶ vie, ◀la▶ récréera ; et renonçant à prouver qu’il dit vrai, aussitôt se verra restituer ◀les▶ prestiges ◀de▶ ◀la▶ persuasion.
Notre monde retentit ◀d’▶événements incroyables et pourtant mortellement réels. ◀Les▶ faits ◀les▶ plus flagrants du siècle défient nos imaginations. Seul un art délirant ◀de▶ fantaisie a su préfigurer ◀le▶ rythme ◀de▶ nos catastrophes. ◀Les▶ dessins animés ◀de▶ Walt Disney jouaient dans ◀le▶ registre du fou rire populaire avec ◀l’▶instinct sadique et ◀le▶ goût des orgies ◀de▶ destruction que devait traduire, quelques années plus tard, ◀la▶ guerre totale. Ne fût-ce que pour rester au niveau de nos épreuves et ◀de▶ nos désastres réels, ◀l’▶art ◀de▶ demain va revenir au jeu des amplifications, raccourcis et miracles qui constituaient ◀la▶ rhétorique des contes. Il ne rejoindra ◀le▶ sens vrai ◀de▶ nos vies qu’en se livrant à ◀la▶ logique profonde des symboles et des mythes ◀de▶ ◀l’▶âme.
Tout porte à tenir pour probable que ◀les▶ grandes œuvres narratives qui vont naître au lendemain ◀de▶ cette guerre, se rapprocheront des types ◀de▶ libre création, des paraboles que furent en d’autres temps Gargantua, Don Quichotte, Robinson Crusoe, ou Gulliver, monstrueux dessins animés où ◀l’▶homme n’a pas cessé ◀de▶ reconnaître son image ◀la▶ plus convaincante.