La responsabilité culturelle de▶ l’Église (mars 1945)i
Il y a un accord frappant entre les principes ◀de▶ la Charte ◀de▶ l’Atlantique et les affirmations formulées par les grandes conférences œcuméniques. Mais il est non moins remarquable qu’aucun ◀de▶ ces documents ne fasse allusion à l’ordre culturel ◀de▶ demain. Et il est cependant certain que si les Églises continuent à négliger cette question, la cessation des hostilités introduira une période ◀de▶ la plus grande confusion.
Aperçu ◀de▶ la situation ◀d’▶après-guerre
La jeunesse ◀de▶ presque tous les pays du monde aura été soumise à plusieurs années ◀de▶ service militaire et à une interruption plus ou moins complète ◀de▶ toute activité intellectuelle. Il nous faut donc prévoir un abaissement général du niveau ◀d’▶instruction, une déflation ◀de▶ la culture classique, non seulement dans les pays ruinés par la guerre, mais autant, ou même plus, dans les pays comme les États-Unis.
Dans la guerre moderne tout contribue à un abaissement du niveau intellectuel : la propagande, la nécessité vitale ◀de▶ simplifier tous les problèmes, ◀de▶ juger selon des besoins utilitaires plutôt que selon les exigences ◀de▶ la vérité, ◀de▶ penser par masses ou par majorités, ◀de▶ placer tout le mal ◀d’▶un côté et tout le bon ◀de▶ l’autre, ◀de▶ soupçonner ◀de▶ sabotage ceux qui maintiennent une attitude ◀de▶ critique exigeante ou un sens normal ◀de▶ la justice.
En outre, la guerre a toujours pour effet ◀de▶ démoder les types ◀de▶ culture ◀de▶ la période ◀d’▶avant-guerre, même dans les pays vainqueurs. Dans les pays conquis la jeunesse accusera la culture ◀de▶ la génération précédente, celle ◀de▶ ses parents ◀d’▶avoir amené la catastrophe. Beaucoup des chefs, même ◀de▶ la génération présente, auront disparu. Il y aura une impérieuse exigence ◀de▶ chefs nouveaux, ◀de▶ valeurs nouvelles, ◀d’▶un idéal nouveau ; un désir puissant ◀de▶ repartir à neuf et ◀de▶ ne pas retomber dans les erreurs traditionnelles ou revenir aux disciplines ◀de▶ l’ère bourgeoise.
Il se pourrait que cette exigence, surgissant ◀d’▶un chaos matériel et spirituel, présente à nouveau l’apparence ◀d’▶un fascisme culturel : le besoin ◀de▶ chefs, la violence ◀de▶ la guerre transportée dans le domaine ◀de▶ l’esprit, un goût ◀d’▶aventure, mais aussi une extrême simplification intellectuelle. Nous avons vu apparaître quelque chose ◀d’▶analogue en Europe après la Première Guerre mondiale. Ce sera, cette fois, beaucoup plus violent car la Deuxième Guerre mondiale a mis en jeu des idéologies beaucoup plus puissantes et dynamiques. Il serait romantique ◀de▶ supposer que la guerre actuelle a détruit toutes les éternelles illusions ◀de▶ l’humanité. Nous avons des raisons ◀de▶ craindre, au contraire, qu’elles ne trouvent une nouvelle virulence sous ◀de▶ nouveaux noms. Les générations ◀d’▶après-guerre ne seront pas nécessairement plus positives ou plus cyniques — tout en prétendant l’être, à coup sûr. Mais sans aucun doute leur faim sera plus grande et leur soif ◀de▶ réponses à leurs questions, ◀de▶ conseils, ◀d’▶idéaux catholiques — au sens étymologique du mot — ◀de▶ solutions « totale » dans le domaine ◀de▶ la culture. Car l’époque bourgeoise a été une ère ◀de▶ division, ◀d’▶absence ◀de▶ parenté et ◀de▶ commune mesure entre idéal et pratique, entre les diverses disciplines ◀de▶ l’esprit, entre les diverses activités humaines et sociales.
Les années ◀d’▶après-guerre seront probablement caractérisées par les traits suivants : des lacunes intellectuelles, une soif ◀d’▶aventures spirituelles (chez les meilleurs), un besoin ◀de▶ direction ferme et ◀de▶ réalisations expéditives ◀d’▶allures totalitaires.
Le devoir des Églises
Si les Églises chrétiennes ne donnent pas cette direction ferme et vraiment catholique (embrassant tous les aspects ◀de▶ la vie), l’abîme s’élargira entre le monde religieux et la culture. Cette dernière s’établira contre le christianisme et probablement avec les orientations suivantes : science, (scientisme), eudémonisme païen, culte ◀de▶ ces valeurs que l’on dit « appartenir à la vie », création ◀de▶ nouveaux nationalismes religieux et virulents.
Mais si une Église veut être en mesure ◀d’▶intervenir dans le développement ◀de▶ la culture, elle doit être fondée sur une doctrine ferme, sur une théologie qui soit en même temps rigoureuse et vitale à l’intérieur de l’Église. Une Église dont la théologie est vague n’a plus rien à dire dans le domaine ◀de▶ la culture.
Une telle Église peut donner un avis sur le plan politique. Elle peut, par exemple, approuver un document comme la Charte ◀de▶ l’Atlantique qui n’émane pas ◀d’▶une théologie, ni même directement du christianisme. Elle peut se rallier à une attitude politique, inspirée par un pur humanisme. Mais, dans le domaine ◀de▶ la culture, il en est tout à fait autrement. Ici une Église ne peut adopter des idéologies créées par d’autres. Sa parole n’aura ◀de▶ poids que si elle parle au nom de sa propre théologie, et en rattachant ce qu’elle dit ◀de▶ la façon la plus directe à cette théologie.
C’est ainsi que l’Église catholique romaine fut à la tête du mouvement philosophique du Moyen Âge, que les réformes ◀de▶ Luther et ◀de▶ Calvin combattirent avec succès la Renaissance et inspirèrent un vaste mouvement culturel. Plus tard, lorsque les théologies romaines et réformées s’atrophièrent, elles n’osèrent plus, ni ne purent davantage, intervenir comme influences inspiratrices dans le débat culturel. L’abîme commença à s’ouvrir entre l’Église et la culture. Un chrétien du xixe ou du xxe siècle, par exemple, pouvait croire aux doctrines officielles ◀de▶ sa confession et en même temps admirer Wagner, Whitman, ou Renoir, sans seulement se demander si cela était compatible avec sa foi. Car en fait la théologie avait cessé ◀d’▶être vivante, précise et exigeante, et donc source ◀d’▶inspiration.
Le thomisme a inspiré Dante, le calvinisme Rembrandt, le luthérianisme Bach, le puritanisme Milton. Mais le protestantisme libéral du xixe ou xxe siècle n’a inspiré aucun artiste, musicien, poète ou philosophe créateur, parce qu’il n’avait aucune exigence claire et ferme, parce qu’il n’offrait à l’instinct créateur aucune charpente et qu’il ne fixait aucune limite qui soit en même temps un stimulant et un guide.
Premièrement, donc, si l’Église n’a rien à donner, si elle n’a rien à exiger ◀de▶ la culture, cette dernière s’en trouvera appauvrie et désorientée. Elle sera coupée ◀de▶ ses racines. Car toute la culture occidentale est née ◀de▶ la théologie et ◀de▶ la liturgie chrétienne ; soit en se soumettant au code chrétien, soit en se révoltant contre lui. (Les grandes philosophies modernes, celles ◀de▶ Descartes et ◀de▶ Hegel, sont nées ◀d’▶une controverse manifestement théologique à ses origines.)
Et, en second, lieu, si la culture perd contact avec l’Église, avec sa doctrine et son culte, l’Église perd ses moyens les plus efficaces ◀d’▶agir sur le siècle, ◀de▶ transformer ses croyances en action créatrice. Les forces ◀de▶ création lui échappent. Tout ce qui est créé est alors créé en dehors de l’Église ou en opposition à elle et devient difficile à intégrer dans une conception chrétienne du monde. Ceci est particulièrement frappant dans les pays protestants où le souci ◀de▶ rattacher tout travail ◀de▶ culture à une théologie stricte a entièrement disparu — en raison du manque ◀de▶ stricte théologie. L’Église romaine a mieux retenu les forces ◀de▶ création intellectuelles parce qu’elle est attentive à préserver les droits et les devoirs ◀de▶ la critique théologique sur tous les plans et pas seulement ◀d’▶une façon négative et restrictive.
Que peuvent alors faire les Églises pour collaborer à la création ◀d’▶un ordre culturel dans le chaos ◀de▶ demain ? Nous proposons une réponse simple. Les Églises pourront agir et inspirer si elles sont fondées sur une doctrine ferme et complète. Elles auront autorité dans la mesure où elles interviendront au nom de leur théologie. Elles auront autorité si elles se montrent exigeantes au lieu de se désintéresser ou ◀de▶ suivre avec retard les tendances du jour.
Vocation : le principe fondamental
Pour passer ◀de▶ la théologie ◀d’▶une Église à des applications sociales, culturelles, politiques ou économiques, il semblerait bon ◀de▶ fixer certains principes ou stades intermédiaires entre la théologie et les éthiques.
La catégorie intermédiaire qui paraît la plus féconde dans le domaine culturel et social est celle ◀de▶ Vocation (au sens calviniste et luthérien du mot, qui est plus large que celui dans lequel l’entend Rome). L’Évangile nous apprend que chaque homme est susceptible ◀de▶ recevoir une vocation, un appel spécial qui le distingue ◀de▶ son genre et qui lui confère une dignité inaliénable dans la mesure où il obéit à cet appel. C’est le principe fondamental ◀de▶ tout ordre social que l’on peut appeler chrétien. On peut aussi accepter l’idée ◀d’▶une vocation générale ou collective, appliquée à une nation ou même à une génération. Chaque être individuel ou collectif, pour lequel l’Église peut prier, est susceptible ◀de▶ recevoir une vocation.
Maintenant les grandes maladies sociales et culturelles des temps modernes ont toutes cette caractéristique commune : elles nient la vocation personnelle (que ce soient les collectivismes nationalistes, ◀de▶ race ou ◀de▶ classe, ou les matérialismes biologiques, moraux ou bourgeois). De même l’individualisme est une déviation morbide du sens ◀de▶ la vocation car elle nie ses conséquences sociales et communautaires. La principale critique que l’on puisse adresser à ce point de vue est la suivante : une idéologie qui nie la vocation personnelle ou un régime social qui dépouille l’homme ◀de▶ la liberté ◀d’▶obéir à sa vocation sont incompatibles avec le christianisme.
Par exemple, toutes les idéologies totalitaires nient par définition le fait ◀de▶ la vocation personnelle. Elles la remplacent par un ersatz : la fonction du citoyen à l’intérieur de l’État ou du Parti, conformément au décret ◀de▶ l’État ou du Parti. Elles nient l’existence ◀de▶ toute différenciation ou la qualifient ◀de▶ morbide, réactionnaire, individualiste, antisociale. Elles sont, par conséquent, incompatibles avec l’ordre chrétien qui présuppose l’union dans la diversité.
Toutes les doctrines unitariennes, cherchant à établir une homogénéité mécanique et rigide, qu’elle soit imposée ◀d’▶en haut (État, tyran), ou ◀d’▶en bas (égalitarisme poussé à l’extrême) nient la vocation personnelle, ou la vocation ◀d’▶un groupe et la considèrent comme dangereuse et scandaleuse. Ces doctrines sont par là incompatibles avec l’ordre chrétien, qui implique l’union et non l’uniformité et qui respecte la diversité des dons, la diversité des membres dans un même corps, beaucoup de maisons dans le Royaume ◀de▶ Dieu.
Un ordre social ne peut être qualifié ◀de▶ chrétien à moins qu’il ne soit fondé sur le respect ◀de▶ la vocation, et qu’il n’assure à chaque homme (et à chaque groupe ou entité collective) la liberté ◀de▶ réaliser cette vocation divine, unique et inaliénable. Un ordre social chrétien sera ainsi œcuménique plutôt qu’unitarien. Il sera fédéral plutôt que centralisé (dans les domaines culturels, religieux et sociaux). Il placera les droits et les devoirs ◀de▶ l’individu (c’est-à-dire ◀de▶ l’individu chargé ◀d’▶une vocation) avant les droits et les devoirs ◀de▶ l’État (l’organisme dont le devoir est ◀d’▶assurer la liberté ◀de▶ l’individu au point de vue matériel).
Les conséquences sociales ◀de▶ la vocation
1) Une doctrine chrétienne, centrée sur l’idée ◀de▶ la vocation des individus, mettra toujours l’accent sur le devoir plutôt que sur les droits. Prenons l’exemple ◀de▶ l’armée : les règlements militaires ne fixent pas les droits ◀d’▶un capitaine mais seulement ses devoirs et ses fonctions. Il va sans dire que l’organisation ◀de▶ l’armée est telle qu’un capitaine aura toujours les moyens ◀d’▶accomplir son devoir : c’est là sa liberté, il n’en a pas d’autres. Or l’Ecclesia militans ressemble à une armée beaucoup plus qu’elle ne ressemble à une constitution abstraite fixant les droits ◀de▶ l’individu indépendamment des devoirs ◀de▶ sa charge.
2) Une doctrine chrétienne qui prend au sérieux le fait ◀de▶ la vocation divine ◀d’▶un homme ou ◀d’▶un organisme collectif condamnera tout système qui, mécaniquement, empêche la réalisation ◀de▶ cette vocation. Elle condamnera, par conséquent, au nom de la théologie, les grandes machines bureaucratiques dans lesquelles les individus sont abstraitement dirigés selon les besoins ◀de▶ la machine et non selon leur vocation réelle. Elle condamnera le système du capital privé dans la mesure où le mouvement des biens ◀de▶ la puissance matérielle y est fonction des hasards ◀d’▶opérations ◀de▶ Bourse, par exemple, et non des droits conférés par l’exercice ◀d’▶une vocation. Elle condamnera tout système économique qui fait ◀de▶ l’homme le jouet des intérêts ◀de▶ l’État, ◀d’▶un trust, ◀de▶ la production matérielle, ◀de▶ la volonté ◀de▶ puissance individuelle ou collective.
3) Les Églises combattront pour tout ce qui assure à un organisme individuel ou collectif la liberté légale et les moyens matériels ◀d’▶accomplir sa vocation. Elles le feront au nom de leur doctrine, et avec une grande précision. Elles ne le feront pas au nom de conceptions purement humanistes ou religieusement neutres comme le progrès, la justice sociale (◀de▶ gauche), ou l’ordre social (◀de▶ droite), l’intérêt national ou la prospérité économique.
Le devoir des Églises est ◀de▶ repenser toutes ces catégories et ◀de▶ les critiquer ◀d’▶un point de vue spécifiquement chrétien. Il doit y avoir, par exemple, une redéfinition des « quatre libertés » dans les conditions ◀de▶ fonctionnement ◀d’▶une doctrine chrétienne ◀de▶ la vocation. (Être libre à l’abri ◀de▶ la nécessité, ne signifie pas que l’on prend pour but la prospérité, mais que l’on demande la possibilité matérielle pour chacun ◀de▶ réaliser sa vocation, etc.)
Alors, et alors seulement, les Églises retrouveront une autorité effective. Elles cesseront ◀de▶ s’identifier aux yeux de l’homme ◀de▶ la rue à une certaine classe sociale, à un ordre établi, ou à la réforme du moment. Elles cesseront ◀d’▶être traînées dans le sillage ◀de▶ mouvements entrepris par d’autres, avec des motifs et pour des buts qui ne sont pas nécessairement chrétiens.
Les conséquences culturelles
Deux dangers menacent la culture moderne au point de vue ◀d’▶une éthique fondée sur la vocation : a) un faux universalisme fruit ◀d’▶une éducation sans couleur confessionnelle, philosophique ni régionale, et sans aucun lien défini avec une communauté réelle et b) nationalisme, autarchie spirituelle.
La vocation ◀d’▶un homme ou ◀d’▶un groupe est à la fois distinction et intégration. Ces deux éléments devraient être conciliés et sauvegardés avec vigilance — l’élément ◀d’▶universalisation et celui ◀de▶ distinction.
Il est grandement souhaitable, par exemple, que des établissements ◀d’▶enseignement (collèges, universités) soient fondés sur une base confessionnelle clairement établie, à côté ◀d’▶établissements laïques, neutres ou non chrétiens, et que tout l’enseignement, dans chaque matière, y soit dominé par la doctrine ◀de▶ l’Église en question, comme c’est le cas dans les instituts catholiques et à l’Université calviniste ◀de▶ Hollande.
Mais, en même temps, pouddr19490200semr sauvegarder le facteur universaliste, il est nécessaire que, dans les écoles confessionnelles, un enseignement suffisamment poussé des autres confessions soit donné : la partie œcuménique. Car ce n’est qu’en apprenant à connaître les autres que nous en venons à nous connaître nous-mêmes, comme ce n’est qu’en nous comprenant nous-mêmes que nous parvenons à connaître les autres.
L’attitude générale serait alors ◀d’▶approfondir et ◀d’▶intégrer le plus possible chaque vocation culturelle du groupe (qu’il soit religieux ou national), le tout en vue de l’union (fédérale ou œcuménique) ◀de▶ ces vocations dans un ensemble beaucoup plus large — le corps et ses membres ; ne jamais chercher l’union en neutralisant les différences et les particularités, mais au contraire en cherchant à les comparer.
Le deuxième problème à envisager est celui ◀d’▶une collaboration plus étroite entre l’Église et l’Intelligentzia. Dans le présent état des choses, cette collaboration organique fait défaut. Seuls les mouvements œcuméniques ont donné l’occasion à un certain nombre ◀de▶ savants, historiens et écrivains ◀de▶ travailler pour les Églises dans leur ensemble. Mais la plupart des confessions (spécialement les protestantes) n’ont pas les moyens ◀de▶ mettre en contact organique les créateurs ◀de▶ culture et l’Église comme telle — l’Église comme corps ◀de▶ doctrine et comme communauté. Sur ce plan tout reste à créer. Et quelque chose doit être créé si nous voulons éviter que la culture ◀de▶ demain se développe selon des voies qui s’éloignent de plus en plus ◀d’▶une conception chrétienne du monde.