Un climat tempéré (22 août 1945)h
New York, août
Une nouvelle vague de chaleur sur New York, et voici les▶ balcons, ◀les▶ terrasses, ◀les▶ jardins suspendus jusqu’au trentième étage qui se couvrent d’un peuple nu, quêtant un souffle de ◀la▶ mer, un courant d’air de ◀l’▶East River, quelque soupir… ◀La▶ vie s’arrête. ◀Le▶ business même s’alourdit et s’endort. Dans ◀la▶ rue des gens tombent. ◀Le▶ veston sur ◀le▶ bras, on erre dans un bain de vapeur, cherchant ◀les▶ salles réfrigérées où ◀l’▶on entre ◀le▶ souffle coupé et d’où ◀l’▶on ressort avec un rhume. ◀La▶ semaine dernière, il gelait presque. ◀L’▶Américain doit conserver sa garde-robe entière et tout son équipement d’appareils électriques à chauffer, à glacer, à tempérer, en état de mobilisation permanente, d’un bout à l’autre de ◀l’▶année. Une bonne partie de ses soucis, de ses inventions, de ses dépenses, vont à neutraliser ◀les▶ sautes d’humeur d’un climat fantaisiste à ◀l’▶extrême, souvent brutal.
Comme chaque jour à New York, je pense à ◀la▶ planète. Mais je ne puis penser aujourd’hui qu’aux climats inhumains de ◀la▶ planète. À ces îles des tropiques où ◀le▶ litre de rhum qu’on boit par jour et par personne, enfants compris, n’est qu’une défense, d’ailleurs désespérée, contre ◀la▶ torpeur écrasante qui tombe des arbres et du ciel. Aux régions polaires sans été. Au faux printemps perpétuel de carte postale qui baigne ◀la▶ cuvette californienne et qui explique cette irréalité fade et flatteuse de tant de films tournés à Hollywood. Aux toundras, steppes, déserts, pampas, glaciers, et jungles qui couvrent neuf dixièmes des continents… Notre terre est à peine habitable, dans ◀l’▶ensemble ! Et dans ◀les▶ régions plutôt rares où ◀les▶ conditions naturelles tolèrent ◀la▶ subsistance des vies humaines, c’est au prix d’un effort épuisant d’adaptation, de protection, de réaction ou de réfrigération, qui laisse peu d’énergie de surcroît.
Où trouver un pays qui ne harcèle pas ◀l’▶homme, et qui lui laisse ◀le▶ loisir d’être humain, au lieu de ◀le▶ forcer sans trêve à défendre sa vie d’animal ? J’en vois un, c’est peut-être ◀le▶ seul.
Là, point de catastrophes naturelles, d’avalanches, de tornades, de volcans, d’invasions de sauterelles ou de termites ; rien à craindre des tremblements de terre, des fleuves envahissants, des sécheresses périodiques ou de ces moiteurs dissolvantes. ◀Les▶ quatre saisons bien distinctes s’y succèdent dans un ordre classique. Noël tombe en hiver, non pas en plein été comme dans ◀l’▶hémisphère sud. Pays qui ne connaît d’autres désastres que ceux qu’organise ◀l’▶homme lui-même : ◀la▶ guerre et ◀la▶ révolution. Seul pays dont tous ◀les▶ manuels nous apprennent dès ◀l’▶enfance — et nul ne s’en étonne — qu’il possède un climat tempéré. C’est ◀la▶ France. Ses habitants croient que ◀la▶ nature dont ils jouissent est ◀le▶ climat normal de ◀l’▶homme. Ils ont raison, s’ils n’oublient pas toutefois que ce climat « normal », sur ◀la▶ planète, est une exception surprenante.
Tout ce que nos pères considéraient comme simple, typique, évident et « normal », ◀la▶ paix, ◀la▶ lumière blanche, ◀l’▶atome d’hydrogène, ◀la▶ géométrie d’Euclide, ou ◀le▶ Français moyen, se révèle à ◀l’▶analyse du xxe siècle comme autant de cas d’exception, dont il est stupéfiant qu’ils se produisent si ◀l’▶on parcourt ◀les▶ statistiques. ◀La▶ France au climat tempéré, avec son type d’humains normalement adaptés à une nature jugée normale, est une réussite hautement improbable. Mais c’est par cela même qu’elle se trouve chargée d’une mission universelle. Pendant des siècles, ◀l’▶homme a pu y consacrer son ingéniosité à faire des arts, des armes et des lois, de ◀la▶ politique, des robes et une littérature, plus quelques âmes de climat dur, de Pascal à Rimbaud, de Calvin à Saint-Just. Chance anormale : chance de créer, pour ◀l’▶ensemble du genre humain, des normes idéales de ◀l’▶homme, ◀le▶ luxe même.
◀La▶ France, disposant des énergies que libère une nature amie de ◀l’▶homme, se trouve placée par cette nature même au rang de grande puissance d’invention — et je prends ◀le▶ mot puissance au sens de potentiel. Si elle doit cesser demain de tirer d’un privilège unique ◀les▶ créations qu’on attend d’elle dans tous ◀les▶ ordres, que se passera-t-il ? On verra ◀le▶ reste du monde, et pendant des siècles peut-être, s’efforcer de reproduire et de rejoindre par ◀les▶ plus coûteux artifices, ce climat qu’un Français moyen reçoit à son berceau, cadeau des fées, comme point de départ d’une vie vraiment humaine.