La▶ guerre est morte (5 septembre 1945)i
◀La▶ principale victime de ◀la▶ bombe atomique a été ◀la▶ guerre, qui en est morte en trois jours. Sous sa forme militaire — c’était ◀la▶ guerre tout court — elle a moins de chances de renaître et moins d’avenir que ◀les▶ ordres de chevalerie.
Et je ne dis pas que ◀les▶ conflits vont cesser ; que ◀les▶ forts vont renoncer à se montrer forts, ou ◀les▶ faibles à s’agglutiner pour ◀les▶ abattre ; que ◀les▶ classes vont se fondre, ◀les▶ frontières s’évanouir, ◀les▶ gangsters de tous ordres modérer leurs ardeurs ; que ◀les▶ microbes vont faire ◀la▶ paix avec ◀les▶ globules blancs, et ◀les▶ tigres devenir végétariens. Mais je dis que ◀les▶ militaires n’ont plus qu’à se consacrer aux sports. Que ◀la▶ guerre n’est plus leur métier. Et que par conséquent il n’y aura plus de guerre au sens classique et multimillénaire du mot.
« Il y aura toujours des guerres ! », nous disaient-ils. Sans doute, mais ce ne seront plus ◀les▶ leurs, ◀les▶ « vraies », ◀les▶ héroïques, costumées et casquées, avec mouvements tournants, percées au centre, retraites stratégiques, mordant de ◀l’▶infanterie, ordres du jour électrisants et grands chefs adulés par des effectifs considérables. Il faut en prendre son parti : ◀l’▶ère des militaires a pris fin ◀le▶ 6 août à Hiroshima.
◀L’▶arithmétique élémentaire qui suffisait à combiner grosso modo des kilomètres, des bataillons, des trajectoires et des vitesses d’avions, fait place aux raffinements ultramathématiques de ◀la▶ physique post-einsteinienne. ◀La▶ question de compétence est tranchée sans réplique au détriment définitif des généraux, au bénéfice des « intellectuels à lunettes ». ◀La▶ bravoure, ◀la▶ prestance, ◀la▶ discipline aveugle, ◀les▶ grands coups de gueule, ◀les▶ traditions de corps, ◀le▶ génie du poker et ◀la▶ cravache, n’ont pas d’emploi dans ◀les▶ laboratoires. ◀Les▶ capitaines au grand cœur et ◀les▶ armées en bel arroi qui s’avanceraient avec une mâle vertu au-devant de ◀la▶ bombe atomique, nous reviendraient après quelques minutes sous forme de buée légère. N’insistons pas : ◀l’▶appareil militaire qu’ont chanté ◀les▶ Déroulède de tous ◀les▶ temps, appartient en principe aux musées, depuis ◀le▶ 6 août. ◀Les▶ Alexandre, ◀les▶ Condé, ◀les▶ MacArthur et leurs troupes même motorisées, ne pourront plus servir, à ◀l’▶occasion, que pour ◀le▶ combat de rues, ◀les▶ petites guerres civiles et autres différends d’intérêt local, voire municipal, au titre de ◀la▶ police et des pompiers.
Il ne faut pas se dissimuler que ce déclassement brusque de ◀la▶ guerre va provoquer dans ◀le▶ monde entier un sentiment de vague et vaste frustration. (◀L’▶Europe sera plus touchée que ◀l’▶Amérique.) On ne se guérit pas facilement de ◀l’▶ablation à chaud d’une coutume ancestrale, du goût des uniformes, du jeu des soldats de plomb, et de ◀l’▶usage quotidien de métaphores guerrières, intimement lié, depuis Lancelot, à ◀la▶ sexualité occidentale. Quelles fêtes, quels carnavals mondiaux remplaceront désormais, pour nous et nos enfants, ◀les▶ « grandes parades » qui firent ◀le▶ principal de notre Histoire ?
Tel est l’un des problèmes psychologiques que pose au siècle ◀la▶ bipartition d’un seul atome. Il en est d’autres, dont nous avons parlé abondamment ces derniers jours : ◀les▶ maisons à hélicoptères vont rétablir ◀le▶ nomadisme ; ◀les▶ grandes cités deviendront mobiles — leur seule défense imaginable — et ◀la▶ circulation sera dégorgée dans ◀l’▶invisible stratosphère… Quant aux voyages ? Ils vont mourir aussi, avec ◀la▶ poésie de ◀la▶ durée, de ◀la▶ distance et de ◀la▶ nostalgie. Jusqu’au jour où ◀l’▶humanité, sur ◀les▶ traces d’un grand philosophe, découvrira ce luxe inouï : ◀la▶ lenteur au sein du silence.