Le dernier des Mohicans (11 octobre 1945)j
Lake George (USA)
Le▶ clapotis doux d’une pagaie trahit seul ◀le▶ glissement d’un canoë vers ◀le▶ pied du rocher où j’écris. Deux voiles inclinées se croisent lentement entre ◀les▶ troncs des pins sur un vert d’eau limpide. Une grande flèche rouge rase ◀les▶ cimes en silence, devient oiseau, devient petit avion luisant au cirque lumineux des collines, et va creuser un sillon d’or neigeux. Sur l’autre rive, ◀la▶ cloche du couvent des frères paulistes — joyeux nageurs, plongeurs bruyants — sonne pour ◀les▶ vêpres. Ce lac clair, qu’un jésuite français, au début du xviie siècle, baptisa lac du Saint-Sacrement pour ◀la▶ pureté lustrale de ses eaux, se nomme aujourd’hui ◀le▶ Lake George et fut ◀le▶ Horicon de Fenimore Cooper, ◀le▶ lieu des aventures et de ◀la▶ mort d’Œil de faucon et du dernier des Mohicans. Rien n’a changé dans ◀le▶ paysage depuis Cooper, lequel notait dans sa préface que tout était resté pareil depuis ◀l’▶époque des Iroquois et des Hurons. ◀Les▶ villages et ◀les▶ villes portent encore des noms de Sagamores ou de tribus fameuses : Saratoga, Mohawk ou Ticonderoga. ◀Les▶ maisons sont presque invisibles, dissimulées à ◀l’▶ombrage des pins cascadant en désordre des hauteurs, jusqu’aux bouleaux enchevêtrés des rives, parcourus d’écureuils et d’oiseaux-mouches. C’est ici ◀l’▶Amérique de mon enfance. Non point ◀la▶ vraie — il n’y en a point — mais l’une des vraies — elles ◀le▶ sont presque toutes.
Entre ◀les▶ pages de ◀l’▶exemplaire de Cooper trouvé dans ◀la▶ bibliothèque du salon, une petite carte de visite jaunie porte ◀le▶ nom d’un révérend qui fut évêque anglican d’Albany. Je connais bien son petit-fils. Roi du pays et chef de tribu politique, il possède la plupart des maisons riveraines, dont celle où je suis, ◀la▶ plus vieille : elle aura cent ans ◀l’▶an prochain. Mr T… fut jadis candidat républicain contre Roosevelt pour ◀l’▶élection au poste de gouverneur de cet État. Il est tanné comme un Indien, juste juge, roublard, riche et pieux. Sa femme préside, avec un optimisme effervescent ◀le▶ Comité pour ◀les▶ étudiants pauvres et démocrates de New York, qu’elle voudrait arracher au « totalitarisme », entendez aux idées communistes. Elle élève des milliers de poulets dans un domaine qu’elle a nommé ◀le▶ « Sommet du Monde », parce qu’il s’étend sur une colline dominant ◀le▶ lac aux cent îles. ◀L’▶aînée des filles vient d’épouser un avocat socialiste et sportif. La seconde est femme de pasteur. ◀La▶ cadette rêvant d’être actrice, on lui a bâti sur ◀le▶ Sommet du Monde un amphithéâtre de pierre où ◀les▶ amateurs du pays jouaient du Shakespeare avant ◀la▶ guerre. ◀Les▶ deux fils, officiers de marine, se sont battus dans ◀le▶ Pacifique. ◀Les▶ disputes politiques, à ◀la▶ table des T…, semblent passées depuis longtemps au rang de taquineries de famille. Simple question de générations, en apparence. On dit ◀le▶ benedicite avant de s’asseoir et ◀l’▶on pose au café des problèmes de roman détective. ◀Les▶ Européens vus d’ici, au travers des questions qu’on m’adresse, apparaissent inquiétants et inquiets, amers et pleins d’idées nouvelles. ◀La▶ vie de ce district est restée communale, patriarcale et paroissiale, dans ◀la▶ vraie tradition républicaine que « ces gens » de Washington sont en train de détruire à coups de décrets socialisants, capitalistes et centralisateurs. Point d’usine au village, mais quatre églises : ◀l’▶anglicane, ◀la▶ presbytérienne, ◀la▶ catholique, ◀la▶ méthodiste. Un curé canadien prêche en français : nous sommes ici un peu plus près de Montréal que de New York. ◀L’▶hôtel se nomme ◀le▶ Sagamore. Un avis discret à ◀l’▶entrée disait ◀l’▶an dernier restricted, signifiant que ◀les▶ Juifs n’étaient pas désirés. Des lois « contre ◀les▶ préjugés de race » ayant passé cet hiver dans ◀l’▶État, ◀la▶ pancarte porte aujourd’hui : « Nous sommes catholiques et protestants. » ◀Les▶ rives, ◀les▶ îles s’ornent de monuments souvent couverts de noms français : morts de Montcalm et morts des guerres d’Indépendance. ◀La▶ liberté et ◀la▶ démocratie montrent ici plus d’un visage. Comme ailleurs. Mais ici plus qu’ailleurs, on sent que liberté signifie quelque chose d’élémentaire : ◀la▶ possibilité de se mettre à ◀l’▶abri des menaces naturelles et matérielles, d’une sauvagerie profonde à portée de ◀la▶ main. D’où ◀la▶ méticuleuse propreté des maisons de bois blanc de cette contrée, et ◀la▶ rigidité de sa morale, de ses préjugés séculaires.
Il me semble avoir lu parfois que ◀l’▶Amérique est un pays sans traditions ni religion, où toutes ◀les▶ races se mêlent, où ◀l’▶argent seul existe… On voit New York et Chicago, Pittsburg sans doute. Qu’on n’oublie pas ◀l’▶esprit qui règne encore sur ◀les▶ forêts et sur ◀les▶ lacs innombrables du continent, ◀l’▶esprit subtil et ombrageux de ◀l’▶éternel dernier des Mohicans ! Vaincu, il a conquis ◀l’▶âme des pionniers et gouverne par elle une Amérique secrète, qui sent mieux son histoire réelle que ses trop larges ouvertures sur un avenir planétaire.