Le▶ savant et ◀le▶ général (8 novembre 1945)k
À une heure de New York, à Princeton où je suis en train de m’installer, tout respire une paix claustrale. ◀Les▶ bâtiments de ◀l’▶Université, en style néogothique d’Oxford, dernier confort, s’espacent dans des parcs dont ◀l’▶automne encore tiède glorifie ◀le▶ luxe songeur. C’est dans ce cadre trop parfait, cette ambiance d’innocence, de sports et d’ombres vertes, que vivent et pensent quelques-uns des esprits qui auront ◀le▶ plus contribué à transformer ◀la▶ condition du siècle. Hier soir, au cinéma, un hello derrière moi, c’était N., l’un des as du très petit groupe de mathématiciens et de physiciens qui a mis au point ◀la▶ bombe atomique. Tout à ◀l’▶heure, devant ma fenêtre, un homme en sweater bleu et pantalon de flanelle passait ◀les▶ cheveux au vent — deux belles touffes blanches en désordre « génial » — et c’était l’un de mes voisins, Albert Einstein, ◀le▶ patriarche du nouvel âge, ◀le▶ Moïse de la Terre atomique. Il passe ainsi chaque jour, vers onze heures du matin. Quand il fait froid il porte un manteau noir. Sa chevelure m’indique ◀la▶ direction du vent, et son aspect met en fuite ma petite fille. À quoi pense-t-il ? De ce cerveau est sortie ◀l’▶équation qui est en train de bouleverser ◀le▶ monde. Je me ◀la▶ répète chaque fois que je ◀le▶ vois : E = mc2. ◀L’▶énergie est égale au produit de ◀la▶ masse par ◀le▶ carré de ◀la▶ vitesse lumineuse. On n’a jamais tant dit en si peu de signes. Mais je ne suis pas un physicien, et n’ai d’autre spécialité que de réfléchir aux conséquences générales des découvertes particulières, et aux liaisons humaines qu’elles affectent.
Comme partout en Amérique — mais dans notre réserve d’intellectuels avec plus de compétence qu’ailleurs — ◀la▶ discussion sur ◀l’▶avenir de ◀la▶ Bombe bat son plein. Bien entendu, ◀l’▶opinion des savants domine tout. Leur mauvaise conscience ◀les▶ a rendus prudents et sages. Ils se sentent accusés sourdement d’avoir causé trois-cent-mille morts et créé une menace planétaire. Aussi défendent-ils tous ◀l’▶idée que ◀la▶ guerre des bombes serait ◀la▶ fin des hommes, et que ◀le▶ seul moyen de ◀l’▶empêcher est un gouvernement mondial. Ils partagent mon avis sur ◀l’▶inutilité des armées et des flottes de ◀l’▶air ou de ◀la▶ mer, cependant que ◀les▶ généraux, ◀les▶ journalistes et ◀les▶ politiciens continuent de déraisonner comme un seul homme. ◀Le▶ New York Times de ce matin fournit de nouveaux arguments, très puissants mais contradictoires, aux deux factions. Je dis puissants : ◀les▶ uns par ◀la▶ logique, ◀le▶ bon sens et ◀le▶ réalisme, ◀les▶ autres par ◀l’▶autorité et ◀les▶ passions qui ◀les▶ soutiennent.
Voici d’abord ◀l’▶opinion du chef suprême des forces américaines, ◀le▶ général Marshall. ◀La▶ bombe atomique, déclare-t-il, devant une commission parlementaire, loin de rendre ◀l’▶armée superflue, ne peut qu’augmenter ◀l’▶importance des troupes de terre. C’est bien ◀l’▶avis qu’on attendait d’un général. Et il illustre sa pensée. « Supposez, dit-il, deux savants, l’un en Allemagne et l’autre à Washington. Chacun pèse sur un bouton, et une terrifiante explosion se produit dans ◀le▶ territoire de l’autre. ◀Le▶ processus se poursuit, jusqu’au jour où quelqu’un s’empare d’un des boutons : et voilà qui suppose une force armée. » ◀Le▶ général Marshall ajoute : « ◀Les▶ gens qui parlent d’une guerre purement technique oublient ◀le▶ fait qu’une pareille guerre exige des effectifs plus importants que par ◀le▶ passé. Il faut des troupes pour mettre ◀les▶ instruments en position, il faut des troupes pour s’emparer d’une île qui nous servira de base de tir. » Et il conclut que ◀les▶ conditions fondamentales de ◀la▶ guerre n’ont pas changé davantage qu’elles ne ◀le▶ firent lors de ◀l’▶invention de ◀la▶ poudre. Mais trois colonnes plus loin, sur ◀la▶ même page du New York Times, je lis ceci : « ◀Le▶ docteur Oppenheimer, chef du service des recherches atomiques à Los Alamos, a été interrogé hier par un comité du Sénat. À ◀la▶ question : “Est-il vraisemblable qu’un seul raid atomique contre ◀les▶ centres populeux des États-Unis puisse tuer 40 millions d’Américains ?”, ◀le▶ savant a répondu : “Je crains que oui.” »
Or ceci tue cela, me semble-t-il. Si impertinent qu’il paraisse de critiquer ◀l’▶avis d’un militaire que ◀le▶ président Truman déclarait récemment « plus grand que tous ◀les▶ capitaines connus, y compris Alexandre », je pense que ◀le▶ général Marshall a tort, si ◀le▶ docteur Oppenheimer a raison. Mettons-nous dans ◀la▶ situation. Pour transporter ◀l’▶infanterie et ◀les▶ chars nécessaires à ◀la▶ conquête d’une île ou des bases ennemies, il faudra plusieurs heures, sinon plusieurs jours. Or au moment où ces troupes partiront, un tiers de ◀la▶ population aura été tué. Pendant ◀le▶ voyage, un autre tiers subira probablement ◀le▶ même sort. Imaginons ◀le▶ moral de ces soldats. Ils sauront qu’ils ont peu de chances de recevoir des renforts et des munitions de leur pays, plus qu’à moitié détruit. Ils verront que ◀la▶ guerre n’a plus de sens humain. D’ailleurs ◀l’▶île qu’ils iront conquérir sera déjà réduite en fine poussière, si ◀l’▶ennemi n’est pas stupide.
Supposez encore que ◀la▶ Russie attaque ◀l’▶Amérique par ◀la▶ stratosphère. Que peut faire ◀l’▶infanterie américaine ? Attaquer ? Où et quand ? Se défendre ? Contre qui ? On dit : « C’est toujours ◀l’▶infanterie qui termine une campagne en occupant ◀le▶ terrain. Mais dans ◀le▶ cas d’une guerre atomique, il n’est pas sûr, ni même probable, que ◀l’▶agresseur juge bien utile de venir disputer à ses victimes des ruines encore radioactives. De même, si ◀la▶ Russie est attaquée par ◀l’▶Amérique, ou encore si l’une des deux attaque ◀l’▶Europe. Calculez ◀les▶ distances. Supputez ◀le▶ temps qu’il faut à un corps expéditionnaire pour ◀les▶ franchir, et ◀les▶ conditions dans lesquelles il s’ébranlera. Il a fallu deux ans aux Américains pour débarquer en Europe, et leur pays était resté à ◀l’▶abri des bombardements. Même s’il leur faut seulement deux heures ◀la▶ prochaine fois, ils arriveront une heure trop tard.
Il se peut que ◀le▶ général Marshall, qui a su tout cela mieux que personne au monde, ait mystérieusement raison ; mais ce n’est certainement pas pour ◀les▶ raisons qu’il donne. Et pourquoi n’en pas donner d’autres, si elles existent ? ◀La▶ guerre n’a plus d’autres secrets que ceux de ◀l’▶industrie, qui sont ceux de ◀la▶ science, qui n’a d’autre désir que de ◀les▶ publier.
Je maintiens que ◀la▶ guerre est morte, ◀la▶ guerre des militaires, ◀la▶ vraie.
Parce que nous avons passé ◀l’▶âge des guerres considérées comme jeux réglés. Si l’un des partis en présence disait à l’autre : — Messieurs ◀les▶ Anglais, tirez les premiers ! il n’y aurait plus personne pour tirer en second, et retourner ◀le▶ feu, comme on disait naguère. ◀Le▶ général Marshall ◀l’▶aurait-il oublié, lorsqu’il parle tout tranquillement d’« un processus qui se poursuit » ?
◀La▶ discussion, comme on dit, reste ouverte. Souhaitons qu’elle ◀le▶ reste longtemps. Car il s’agit d’un problème dont ◀la▶ preuve, si elle était jamais administrée, ne pourrait plus intéresser qu’un auditoire brusquement raréfié.