Hollywood n’a plus d’▶idées (13 décembre 1945)c
Toujours plus impeccables du point de vue technique et toujours plus coûteux, de plus en plus semblables ◀les▶ uns aux autres et de plus en plus fades jusque dans leurs brutalités stéréotypées, voilà ◀les▶ films américains au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre.
◀Les▶ critiques, ◀les▶ échos ◀de▶ presse, et même ◀les▶ spectateurs, sont unanimes : Hollywood est à court ◀d’▶inventions. Hollywood achète n’importe quoi, un roman non terminé, un bout ◀de▶ conversation, ◀l’▶esquisse ◀d’▶une histoire, un « four » ◀de▶ Broadway, sur ◀le▶ soupçon qu’on pourrait y trouver « une idée ». Je soupçonne, pour ma part, que Hollywood n’y trouvera rien, ou si elle y trouve un germe, ◀le▶ nettoiera. Car Hollywood n’est plus qu’une machine. Elle transforme en argent tout ce qu’elle a envie ◀de▶ toucher, et c’est pourquoi son avidité même à se renouveler stérilise instantanément ◀les▶ nouveautés qu’il semblerait facile ◀d’▶y introduire, à première vue.
Cette technique trop parfaite n’est obtenue qu’au prix de telles dépenses et ◀d’▶une telle quantité ◀de▶ spécialistes neutralisant ◀l’▶originalité ◀les▶ uns des autres : elle suppose une telle application au détail matériel, au cadre, au son, à ◀l’▶éclairage, aux cravates et au faux-vrai luxe : elle doit tenir compte ◀de▶ tant ◀d’▶exigences personnelles des stars, collectives et supposées du public, tatillonnes et insanes du Comité ◀de▶ moralité, et ◀de▶ mille préjugés hérités ◀de▶ trente ans ◀de▶ triomphe, qu’il n’est pas ◀de▶ génie assez coriace pour survivre à pareille torture au ralenti, même avec une prime ◀d’▶un million, resplendissant au terme ◀de▶ ◀l’▶épreuve.
◀Le▶ moindre film européen ◀d’▶avant ◀la▶ guerre, projeté dans une petite salle ◀de▶ rétrospective, à New York, me semble en comparaison fait ◀de▶ bric et ◀de▶ broc et ◀de▶ ficelles partout visibles, mais touchant aux larmes, spirituel jusque dans ◀l’▶émotion, et tout crépitant ◀d’▶inventions étonnantes. ◀Le▶ rythme est cahotant, trop coupé, mais quand il s’établit sur une ou deux séquences, comme il entraîne !
Je rentre après cela dans une salle ◀de▶ Broadway : tout y marche et ronronne comme un moteur ◀de▶ luxe, tout est faux, tout le monde est beau, jamais on ne voit percer ◀la▶ trame nue du réel. Jamais un choc, pour tant de coups ◀de▶ poing, ◀de▶ coups de feu et ◀de▶ coups ◀de▶ théâtre. C’est que ◀le▶ public, me disent ◀les▶ producers, n’accepte pas que Hedy Lamarr soit mal habillée si elle joue une pauvresse, qu’Ingrid Bergman ressemble à ◀la▶ Suédoise qu’elle est, plutôt qu’à une star comme ◀les▶ autres. N’insistons pas : ◀la▶ décadence ◀de▶ Hollywood n’a pas ◀de▶ raisons mystérieuses ou accidentelles. Ses causes sont évidentes et inéluctables : ce sont celles-là mêmes qui firent son succès, et non pas d’autres. Pour mes cadets, d’ici dix ans, Hollywood ne sera plus qu’une légende : comme ◀l’▶est déjà Greta Garbo, symbole ◀d’▶un âge.
Ô Garbo ◀de▶ notre jeunesse, volupté du regard. Reine des neiges, Dame des rêves ◀de▶ ◀l’▶adolescence, femme ◀la▶ plus célèbre du monde, idée ◀de▶ ◀la▶ Femme régnant sur des millions ◀de▶ nuits, mythe évasif, que n’êtes-vous disparue comme un songe au matin ? Dans ce petit restaurant français ◀de▶ ◀la▶ 56e rue, à ◀l’▶ouest, un jour ◀de▶ l’autre hiver, ◀le▶ garçon vint me dire à ◀l’▶oreille : — Pouvez-vous céder votre table, nous avons besoin ◀d’▶une table ◀de▶ deux dans cinq minutes ? Merci. Vous allez voir que cela vaut ◀le▶ dérangement.
Je me déplace. Elle entre sur ses talons plats, avec son chapeau ◀de▶ feutre gris souris relevé ◀de▶ côté, et ◀le▶ profil du rêve. J’eusse préféré ne ◀la▶ voir jamais, mais j’avoue qu’elle est très jolie, malgré ◀la▶ minceur ◀de▶ ses lèvres. Un peu plus tard, c’est une party ◀de▶ Pâques russe chez une amie. « Venez très tôt, vous aurez une surprise. » J’arrive très tôt et ne trouve qu’un géant, Robert Sherwood, ◀le▶ dramaturge et l’un des conseillers intimes ◀de▶ Roosevelt. Mais une minute plus tard, un pas rapide dans ◀l’▶escalier : c’est elle encore, en robe courte ◀de▶ soie grise, et déjà nous choquons nos petits verres ◀de▶ vodka. On ◀l’▶a présentée comme « Miss G… » (prononcez Djie), ainsi qu’on fait parfois des souverains en voyage. Comme elle est gaie ! J’ai passé une demi-heure à causer avec elle, sur un sofa, et plus tard nous avons soupé, assis par terre, dans une foule, mais dos à dos, et voici ◀l’▶étonnant ◀de▶ ◀l’▶histoire : je ne trouve rien à me remémorer ◀de▶ ses propos. Elle a ◀le▶ génie ◀de▶ ne rien dire qui ◀la▶ rende plus réelle qu’une image. Ne serait-ce pas là son secret ? Se prêter à ◀la▶ fantaisie ◀de▶ toutes ◀les▶ imaginations. Comme elle est belle et comme elle est absente ! Quelle élégance dans ◀l’▶irréalité ! Comme elle est gaie pour un fantôme…
Revenons à nos moutons ◀de▶ Hollywood. Je ne vois qu’un homme en Amérique, qui ait su tirer du cinéma quelques-uns des moyens ◀d’▶expression radicalement neufs qu’il permet : c’est Walt Disney. ◀Les▶ autres en sont encore à photographier des comédies, des drames, des ameublements ou des jardins comme nous pouvons en voir sans ◀l’▶aide ◀d’▶une caméra, et sur ◀les▶ rythmes habituels ◀de▶ notre vie. C’est dire qu’ils oublient ou refusent ◀de▶ prendre avantage des possibilités uniques du cinéma. ◀L’▶analyse du mouvement, ◀la▶ vitesse ou ◀la▶ lenteur folle, ◀les▶ objets qui montent et volent au lieu de tomber, ◀les▶ déformations expressives, ◀les▶ superpositions ◀d’▶images ou ◀de▶ corps par transparence, ◀la▶ synchronisation des gestes et ◀de▶ ◀la▶ musique, vingt autres procédés moins faciles à définir, en deux mots : voilà ◀le▶ domaine que Disney seul a ◀le▶ courage ◀d’▶explorer aujourd’hui.
Mickey et Donald le Canard font partie ◀de▶ ◀la▶ légende ◀de▶ ce siècle. Je ◀les▶ vois s’agiter sur ◀l’▶écran comme des ludions qui nous rendraient visibles ◀les▶ mouvements délirants ◀de▶ ◀l’▶Inconscient moderne. Battus comme plâtre, et toujours Tartarins, cupides ou entravés comme ◀les▶ figures du rêve, passant en une seconde ◀de▶ ◀l’▶aplanissement physique à ◀la▶ mégalomanie, extravagants, sentimentaux entourés ◀de▶ monstres sadiques, souvent sadiques eux-mêmes et avec quelle joie entièrement partagée par ◀les▶ publics ◀d’▶enfants, ils évoluent dans un univers ◀de▶ machines féroces, ◀d’▶explosions, ◀de▶ flammes instantanées et ◀de▶ bruits déchirants qui, bien avant la dernière guerre, nous donnèrent seuls ◀la▶ sensation du Blitz. Ils sont ◀de▶ notre temps ◀d’▶une manière plus profonde que leur auteur, sans doute, n’eût osé ◀le▶ soupçonner. Car il n’est pas intelligent, s’il est génial.
Disney, quand il se trompe, n’y va pas ◀de▶ main morte. Je pense surtout à Fantasia, essai ◀d’▶illustration mouvante ◀de▶ quelques symphonies sérieuses (non plus silly) entrecoupées ◀de▶ vues en gros plan sur ◀la▶ chevelure blanche, ◀les▶ mains précieuses ou ◀la▶ nuque rose et violacée ◀de▶ Stokowsky. Par malchance, c’est au lendemain ◀de▶ la première ◀de▶ Fantasia à Buenos Aires que j’ai rencontré Walt Disney. Nous ◀l’▶attendions à déjeuner chez Victoria Ocampo, plutôt déprimés par ◀la▶ représentation ◀de▶ ◀la▶ veille. Il entre avec sa femme. Il a l’air ◀d’▶un bon garçon bien correct et bien banal. On essaie ◀de▶ parler musique, Mozart et Stravinsky — deux des principales victimes ◀de▶ son film. Il coupe court ◀d’▶un ton neutre : « Mrs Walt Disney n’aime pas ◀la▶ musique classique. » Un froid, et chacun pense : Que ne ◀l’▶a-t-elle empêché ◀de▶ s’en occuper !
Son mauvais goût me paraît irrémédiable, étant celui ◀de▶ ◀l’▶Américain moyen en matière ◀d’▶art et surtout ◀de▶ peinture. (◀La▶ fin ◀de▶ Fantasia, sur ◀l’▶Ave Maria de Schubert, n’est qu’une suite ◀de▶ cartes ◀de▶ bons vœux comme il s’en envoie des millions à chaque Noël en Amérique.) Mais il a ◀le▶ secret ◀de▶ ce rythme endiablé, cette ingéniosité foisonnante, follement gaspillée, et cette maîtrise impitoyable dans ◀l’▶agencement ◀d’▶une suite ◀de▶ catastrophes qui laissent ◀le▶ spectateur soulagé et heureux, parce que son inconscient a pu se déchaîner devant lui, bien visible, pendant un bon quart d’heure, avec ◀l’▶assentiment du rire ◀de▶ ◀la▶ foule.
◀Les▶ créations géniales ◀de▶ Disney remontent à ◀la▶ période où il travaillait seul, à ◀l’▶aventure, avec des moyens peu coûteux. ◀Les▶ producers ◀de▶ Hollywood travaillent aujourd’hui avec des milliers ◀d’▶employés, dans ◀le▶ cadre ◀d’▶une routine technique stupidement respectée par tous ◀les▶ nouveaux venus, et qui exige des sommes fabuleuses. Pour que ces sommes rapportent, il faut ◀le▶ plus grand public possible. Pour satisfaire ce plus grand public, il faut se garder ◀d’▶innover ou ◀de▶ faire plus vrai que ◀la▶ convention du jour. ◀Les▶ milliers ◀d’▶employés déjà cités se livrent donc à une chasse impitoyable à ◀la▶ situation neuve ou vraie, pour ◀la▶ tuer. En même temps, ◀les▶ producers se plaignent ◀de▶ ce que ◀les▶ auteurs n’aient plus ◀d’▶idées…
Je vais leur donner gratis ◀le▶ moyen ◀d’▶en sortir, et mon idée tient en trois mots : — Messieurs, sabrez vos budgets ! Essayez ◀de▶ faire pour une fois : « ◀le▶ film ◀le▶ meilleur marché du monde », au lieu de rivaliser dans ◀la▶ dépense. Tout changera, comme par enchantement ! Vous verrez ◀les▶ idées affluer. Quant au public… Eh bien ! pendant que j’y suis, un bon conseil : ne croyez pas que ◀le▶ grand public déteste autant que vous ◀la▶ nouveauté. Il a aimé Disney. Et qui sait s’il ne va point préférer ◀les▶ films européens, dès qu’il pourra ◀les▶ voir ? Tous ◀les▶ signes sont là. Dépêchez-vous !
Mais peut-être qu’il est trop tard : et qu’ils s’en doutent. ◀L’▶importance des studios ◀de▶ New York s’accroît sans cesse. On parle ◀d’▶un nouveau centre ◀de▶ production qui se créerait bientôt du côté de Miami. ◀Les▶ barrières commerciales qui s’opposent à ◀l’▶entrée des films russes, anglais et français, cèderont au jour… Et j’imagine alors Hollywood déserté, une ghost town pareille à ces villes éphémères que fit surgir dans ◀le▶ Colorado ◀la▶ ruée vers ◀l’▶or, et qui n’offrent plus aujourd’hui qu’un asile délabré aux bandits, et des sujets ◀de▶ scénarios historiques. Il se peut que Hollywood, après sa mort, devienne une merveilleuse « idée ◀de▶ film », et renaisse à ◀l’▶écran sous ◀la▶ forme du chef-d’œuvre que, vivante, elle n’a fait que rêver.