Les▶ résultats de ◀la▶ guerre (21 décembre 1945)l
Depuis des mois, ◀les▶ grandes manchettes sur huit colonnes ont disparu de la première page des journaux américains. Libéré de ◀la▶ pression d’une actualité haletante qui renouvelait chaque matin depuis six ans ses énormes péripéties, ◀l’▶esprit se sent soudain menacé d’ennui. Mais en même temps, c’est comme s’il s’éveillait d’une longue torpeur stupéfiée. ◀Le▶ temps de réfléchir est revenu. S’il n’y a rien dans ◀le▶ journal, cherchons dans notre tête. Nous y trouverons d’abord une grande question : qu’est-il donc sorti de cette guerre ? Quelles nouveautés ?
Aucune, répondent beaucoup. Rien que du négatif : ◀l’▶écrasement matériel des nazis, et des ruines.
Trois grandes nouveautés, répondrai-je au contraire. ◀Le▶ triomphe d’un régime. Une idée. Et une arme. (Je n’ai guère parlé que de ces trois sujets dans mes chroniques précédentes.)
Ce régime, c’est ◀la▶ démocratie, que plus personne qui compte n’ose attaquer, et dont toutes ◀les▶ puissances dignes du nom se réclament aujourd’hui par ◀les▶ bouches officielles.
Cette idée, c’est ◀l’▶unité des peuples de ◀la▶ planète, c’est ◀le▶ rêve d’un gouvernement planétaire, c’est ◀la▶ « pensée globale », comme disent ◀les▶ Anglo-Saxons.
Et cette arme, c’est ◀la▶ bombe atomique.
Or, remarquez que ◀la▶ démocratie triomphante (en théorie), ◀l’▶idée planétaire, et ◀l’▶arme vingt mille fois plus puissante que toutes ◀les▶ autres jouent dans ◀le▶ même sens, se prêtent appui et se renforcent mutuellement. Voici comment.
Un gouvernement mondial court deux risques principaux : celui d’être trop faible pour gouverner effectivement, et celui d’être trop fort pour que survivent ◀les▶ libertés nationales ou régionales. Mais si ce gouvernement devient seul détenteur de ◀la▶ bombe atomique, il se voit doté du même coup d’une arme proportionnée à ◀l’▶ampleur de sa tâche, qui est de faire ◀la▶ police des nations, et d’une arme qui, par nature, serait démesurée pour un seul peuple, tandis qu’elle devient effective à ◀l’▶échelle planétaire, précisément. Voici donc ◀le▶ danger de faiblesse écarté. D’autre part, ◀le▶ triomphe universel du principe démocratique fournit une garantie de contrôle des autorités élues, et diminue ◀le▶ danger d’un coup de force opéré contre ◀le▶ pouvoir international par une des nations constituantes : ◀la▶ guerre ne vient-elle pas d’éliminer ◀les▶ dictatures impérialistes ?
Ces trois nouveautés, ces trois grands résultats de ◀la▶ lutte dont nous sortons, semblent donc converger vers un seul et même but, indiquer une seule et même voie, une solution proche et définitive des conflits internationaux. ◀L’▶idée, ◀la▶ nécessité, et ◀la▶ possibilité pratique d’un gouvernement fédéral de ◀la▶ planète nous sont apparues simultanément. Elles se proposent à ◀l’▶esprit avec tant de clarté qu’on est tenté d’y voir ◀l’▶indication d’une fatalité : il n’est pas d’autre voie praticable, ◀la▶ raison nous pousse à ◀la▶ suivre, nous devons donc arriver très vite au but…
Telles sont ◀les▶ perspectives théoriques. ◀L’▶Histoire n’en a pas connu de plus vastes, ni de plus pacifiantes. Mais ◀l’▶Histoire nous apprend aussi que ◀l’▶homme est stupide et mauvais, qu’il a peur de voir grand, et qu’il préfère en général ses vieux litiges locaux, qu’il appelle intérêts, à ses vrais intérêts, qu’il appelle utopies.
◀La▶ grande tâche politique du siècle, dans ces conditions, paraît claire.
Il faut d’abord dresser devant ◀les▶ peuples une vision simple des possibilités d’union mondiale qui sont ouvertes désormais, et insister sur ◀le▶ caractère inévitable de cette solution : tout nous y mène, et tôt ou tard elle s’imposera, malgré nous, si ce n’est par notre action.
Ensuite, il s’agit de combattre ◀les▶ obstacles à cette union. Ils sont dans ◀l’▶étroitesse de nos esprits, non pas dans ◀la▶ raison, ni dans ◀les▶ faits. Au premier rang, on ne manquera pas de désigner ◀le▶ nationalisme en plein essor, contrecoup fatal de ◀la▶ guerre, et fièvre spécifique des démocraties physiquement ou moralement déprimées. J’y reviendrai.