Théologie et littérature (1946)b
1. Il faut tenir la▶ théologie chrétienne pour ◀la▶ mère ◀de▶ ◀la▶ pensée occidentale, de même que ◀l’▶Église, par son culte, est ◀la▶ mère ◀de▶ presque tous nos arts.
◀La▶ musique est née dans ◀le▶ chœur des églises et des chapelles ◀de▶ couvents. ◀La▶ peinture et ◀la▶ sculpture se sont constituées sur ◀les▶ autels, dans ◀les▶ nefs, et autour des architectures sacrées.
Nos premiers rythmes poétiques ont été propagés par ◀le▶ latin ◀d’▶église. Et ce n’est point que tous ces arts classiques ne soient sortis ◀de▶ ◀l’▶enceinte ecclésiastique dès ◀le▶ déclin du Moyen Âge, mais il n’en est aucun dont ◀l’▶esprit et ◀l’▶histoire ne manifestent à chaque instant ◀l’▶influence ◀de▶ telles origines.
Or ◀le▶ lien ◀de▶ filiation entre nos disciplines ◀de▶ pensée et ◀la▶ théologie, pour être moins généralement reconnu, n’en est pas moins étroit ni moins fécond à observer.
2. Depuis ◀les▶ temps où ◀la▶ philosophie n’était que ◀la▶ servante ◀de▶ ◀la▶ théologie, ses efforts ◀d’▶émancipation ◀les▶ plus violents, et même couronnés ◀de▶ succès, n’ont pu que confirmer une dépendance qui n’est certes plus ◀de▶ droit, mais n’en demeure pas moins ◀de▶ fait et ◀de▶ nature, autant que ◀d’▶origine. ◀Les▶ grandes doctrines encore vivantes et agissantes au xxe siècle ont toutes pris ◀le▶ départ dans une polémique spécifiquement théologique. ◀Le▶ marxisme ne fait pas exception à cette règle, comme on s’en convaincra par ◀la▶ lecture des écrits du jeune Marx sur ◀la▶ dialectique hégélienne. ◀De▶ nos jours, ◀le▶ vocabulaire technique s’est transformé, ◀les▶ références aux dogmes ont disparu, ◀l’▶appareil logique emprunté aux sciences physico-mathématiques tend à remplacer ◀l’▶appareil scolastique — c’est du moins ce que proclament ◀les▶ philosophes, avec une insistance parfois suspecte — mais ◀le▶ débat central reste théologique, qu’on ◀le▶ veuille ou non, qu’on ◀l’▶admette comme Bergson vers ◀la▶ fin ◀de▶ sa carrière, qu’on cherche à ◀le▶ camoufler comme Heidegger, ou qu’on préfère ◀l’▶ignorer comme Dewey.
3. ◀Les▶ rapports entre ◀la▶ théologie et ◀la▶ littérature ne sont pas aussi clairs, ni aussi facilement définissables et contrôlables.
Il est vrai que certaines influences directes, attestées par ◀les▶ écrivains eux-mêmes, ont fait ◀l’▶objet ◀de▶ travaux fameux : ainsi ◀l’▶influence ◀de▶ saint Thomas sur Dante, ◀de▶ Calvin sur ◀d’▶Aubigné, du jansénisme sur Pascal et Racine, ◀de▶ Swedenborg sur Balzac, ◀de▶ Newman sur Gerard Manley Hopkins. Mais il ne me paraît pas que ◀le▶ problème dans son ensemble ait été clairement posé ou étudié, ni par ◀les▶ docteurs ◀de▶ ◀l’▶Église, ni par ◀les▶ critiques littéraires. Et cependant comment en nier ◀l’▶importance, dans un siècle où ◀la▶ littérature exerce sur ◀le▶ public cultivé un empire comparable à celui ◀de▶ ◀la▶ radio sur ◀les▶ masses, tandis que ◀la▶ prédication chrétienne semble réduite, dans ◀la▶ cité, aux proportions ◀d’▶un chuchotement intermittent ? ◀L’▶ignorance réciproque dans laquelle théologiens et écrivains se sont installés pour la plupart, est-elle vraiment sans conséquence pour ◀les▶ uns et ◀les▶ autres, et pour ◀l’▶élite en général ?
Il est clair que ◀la▶ théologie n’a pas besoin ◀de▶ ◀la▶ littérature et peut s’en désintéresser sans grand dommage. Si ◀l’▶on admet qu’elle a pour objet principal ◀de▶ formuler et ◀de▶ critiquer ◀le▶ dogme chrétien dans ◀l’▶Église, elle est en droit ◀de▶ laisser à d’autres ◀le▶ soin ◀d’▶appliquer ses critères hors de ◀l’▶Église. Mais il est beaucoup moins évident que ◀la▶ littérature puisse se passer impunément ◀de▶ ◀la▶ théologie. Et il est bien certain que lorsqu’elle s’en passe, ◀les▶ effets s’en font sentir dans ◀l’▶Église même. Car ◀le▶ clergé et ◀l’▶élite des fidèles ne sauraient échapper à ◀l’▶influence ◀de▶ leurs lectures, cependant qu’ils éprouvent une difficulté croissante à juger celles-ci du point de vue ◀de▶ leur foi : ◀le▶ vocabulaire ◀de▶ ◀la▶ piété et celui ◀de▶ ◀la▶ littérature, ◀les▶ atmosphères qu’elles créent, ◀les▶ problèmes qu’elles envisagent, ◀les▶ valeurs morales qu’elles tiennent pour allant ◀de▶ soi, tout est devenu trop différent, et presque sans commune mesure. À qui ◀la▶ faute ?
4. Certes, je suis le premier à redouter que ◀les▶ théologiens se mettent à faire ◀de▶ ◀la▶ critique littéraire, comme il arrive qu’on en lise sous leur nom dans ◀les▶ revues ◀de▶ pensée religieuse : il s’agit trop souvent ◀de▶ comptes rendus ◀d’▶amateurs qui cherchent à parler des livres « comme tout le monde » et à faire oublier leur « spécialité ». Mon idée serait bien plutôt ◀d’▶exiger des critiques littéraires un minimum ◀de▶ connaissances théologiques, dont ils se montrent cruellement dépourvus. Et de même, je suis le premier à protester contre ces citations ◀d’▶auteurs à ◀la▶ mode — ou plus souvent à ◀la▶ mode ◀d’▶il y a cinquante ans — dont ◀les▶ prédicateurs modernes ont coutume « ◀d’▶orner » leurs sermons. Ce n’est pas ◀la▶ littérature qui doit prêter secours à ◀la▶ Parole ◀de▶ Dieu, mais c’est ◀le▶ contraire. S’il arrive qu’un pasteur ou un prêtre juge opportun ◀de▶ parler ◀d’▶un livre, j’attends, à la fois comme fidèle et comme écrivain, qu’il en parle en théologien, et non pas en homme cultivé, en moraliste ou en artiste.
Nonobstant ces réserves préalables, j’ai une requête précise à présenter aux jeunes théologiens qui me liront. Je voudrais que certains d’entre eux se consacrent à ◀l’▶examen, à ◀la▶ critique et même, cas échéant, à une sorte ◀de▶ direction spirituelle des tendances littéraires ◀de▶ leur époque ; mais ceci, je ◀le▶ répète en tant que théologiens, non point en tant qu’écrivains-amateurs ou gens ◀de▶ goût. Sans rien préjuger du succès ou ◀de▶ ◀l’▶influence possible ◀d’▶une intervention ◀de▶ ce genre, elle aurait en tout cas ◀l’▶avantage ◀de▶ donner aux fidèles — et à leur clergé — certains critères ◀de▶ jugement, un certain vocabulaire, et par suite une certaine orientation ◀de▶ ◀l’▶esprit propres à rétablir, petit à petit, des éléments ◀de▶ commune mesure entre ◀le▶ croyant et ◀le▶ lecteur dans un même homme.
Ceci dit, j’en reviens à mon propos, qui était ◀de▶ soulever une question, et ◀de▶ suggérer pour son étude quelques hypothèses ◀de▶ travail.
5. ◀L’▶ignorance générale où sont ◀les▶ écrivains modernes des rudiments ◀de▶ ◀la▶ théologie a pour conséquence immédiate qu’ils se condamnent à découvrir, tous ◀les▶ vingt ans, des Amériques depuis longtemps colonisées.
Qui voudrait nous écrire une histoire des principales écoles modernes ◀d’▶un point de vue strictement théologique ? Une histoire qui nous montrerait non seulement ce que ◀les▶ écrivains, à leur insu, doivent à ◀l’▶atmosphère religieuse ◀de▶ leur époque, mais surtout comment ils pâtissent ◀de▶ n’avoir point connu ◀l’▶existence ◀de▶ traditions soit orthodoxes soit hérétiques, c’est ◀le▶ cas ◀le▶ plus fréquent, dont à grands frais ils redécouvrent quelques bribes, des encyclopédistes aux existentialistes, en passant par ◀les▶ romantiques, ◀les▶ symbolistes et ◀les▶ surréalistes ? T. S. Eliot, dans un livre trop court (After Strange Gods) a donné ◀l’▶esquisse ◀d’▶une étude des hérésies dans ◀la▶ littérature moderne. Pour ma part, j’ai tenté ◀de▶ montrer comment ◀les▶ troubadours, dont ◀la▶ doctrine fut reprise par ◀les▶ auteurs du Tristan, ◀d’▶où sont issus presque tous nos romans, étaient nourris ◀de▶ ◀l’▶hérésie manichéenne, et ◀l’▶ont ainsi fait vivre jusqu’à nous et parmi nous, bien que vulgarisée et déprimée au point ◀d’▶en devenir méconnaissable. Petit exemple que je mentionne faute de mieux pour ◀l’▶entreprise et non pour ◀le▶ succès. Il y aurait tout et tant à dire sur ◀la▶ renaissance endémique, dans nos écoles ◀d’▶avant-garde, des déviations ◀les▶ plus connues du mysticisme, du gnosticisme, ◀de▶ ◀l’▶arianisme et du libéralisme romantique. Qui voudra et pourra ◀l’▶expliquer aux disciples ◀de▶ ces mouvements ? Il y faudrait un théologien. Lever ◀les▶ bras au ciel, ou pointer ◀le▶ doigt du moraliste, n’est pas faire acte ◀de▶ charité à l’égard des efforts ◀de▶ ◀l’▶avant-garde, d’autant qu’ils jouent, aux yeux de beaucoup et des meilleurs ◀de▶ nos contemporains, ◀le▶ rôle ◀d’▶une spiritualité ardente et courageuse. Pourquoi faudrait-il qu’à ◀l’▶obscurantisme théologique qui dénote ◀la▶ culture ◀d’▶aujourd’hui, réponde chez ◀les▶ théologiens un « refus ◀d’▶informer » symétrique, fait ◀de▶ méfiance, ◀d’▶incuriosité, ◀de▶ réprobation morale et ◀de▶ timidité bourgeoise, plutôt que ◀de▶ rigueur théologique ? Au nom des besoins ◀de▶ ◀la▶ paroisse ◀de▶ campagne, trop souvent prise comme prétexte chez ◀les▶ protestants, va-t-on laisser certaine élite intellectuelle du siècle sans nul secours ? Va-t-on lui tourner ◀le▶ dos parce qu’elle est tapageuse, scandaleuse et ◀d’▶une conduite peu régulière, ◀la▶ confirmant ainsi dans sa persuasion que ◀l’▶Église est bonne pour ◀les▶ petits bourgeois, n’a rien à dire aux esprits libres et « avancés », et ne tolère que ◀le▶ mauvais art du dernier siècle ? Au lecteur convaincu comme moi ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ rétablir des ponts entre ◀la▶ théologie et ◀les▶ lettres vivantes, je soumets à titre ◀d’▶exemples et sans nul ordre préconçu, ◀les▶ thèses suivantes.
6. C’est ◀l’▶extrémisme théologique qui agit aujourd’hui sur ◀les▶ écrivains, tandis que ◀le▶ libéralisme tendait à se mettre à ◀l’▶école ◀de▶ leurs complaisances, et par suite ne leur donnait rien.
Exemple : Kierkegaard. Il ne fut pas un théologien au sens strict, mais toute son œuvre manifeste une attitude théologique parfaitement cohérente et intransigeante, ◀d’▶où son influence profonde et indéniable sur Ibsen, sur Unamuno, sur Rilke, sur Kafka, et sur un très grand nombre ◀de▶ poètes, ◀de▶ romanciers et ◀d’▶essayistes des plus jeunes générations, en Europe, en Angleterre et dans ◀les▶ deux Amériques. Notons que si cette influence s’est montrée décisive dans beaucoup de conversions, elle n’a pas eu pour effet (ou très rarement) ◀l’▶adhésion des convertis à une Église déterminée. N’est-ce point là ◀le▶ signe ◀d’▶une incompatibilité inquiétante entre ◀l’▶élite active et ◀les▶ « milieux ◀d’▶Église » ?
7. Une théologie orthodoxe (je ne dis pas sclérosée) favorise, soutient et nourrit des œuvres ◀de▶ style classique, tandis qu’une théologie libérale se lie aux mouvements romantiques.
C’est que ◀l’▶écrivain romantique croit voir dans ◀les▶ dogmes autant ◀d’▶entraves à ◀l’▶essor créateur, tandis que ◀le▶ classique y trouve à la fois des appuis et des gênes fécondes. Le premier, semblable à ◀la▶ colombe ◀de▶ Kant, s’imagine qu’il volerait mieux dans ◀le▶ vide. Le second, mieux assuré ◀de▶ ◀la▶ force ◀de▶ ses ailes, cherche une atmosphère dense pour exercer en plein ses énergies. Dante demande à Thomas d’Aquin un cadre, des repères solides, une résistance effective et valable aux incartades ◀de▶ ◀l’▶imagination. Ainsi fait ◀le▶ fougueux ◀d’▶Aubigné s’armant ◀de▶ ◀la▶ doctrine ◀de▶ Calvin. À ◀l’▶inverse, je soupçonne ◀les▶ romantiques ◀d’▶avoir cherché dans ◀la▶ théologie ◀de▶ leur époque et sous ◀le▶ nom ◀de▶ liberté, ◀de▶ coûteuses licences intellectuelles, ou ◀de▶ simples facilités…
8. ◀La▶ littérature en général trouve à se nourrir moins dans telle doctrine théologique régnante que dans ◀l’▶atmosphère et ◀l’▶ambiance ◀de▶ controverses théologiques mêlées à des questions politiques.
Exemples : ◀La▶ poésie des troubadours, née dans la seconde partie du xiie siècle, en plein conflit entre cathares et catholiques, féodaux du Nord et « démocrates » du Sud ; ◀la▶ poésie calviniste au xvie siècle ; ◀le▶ théâtre et ◀le▶ lyrisme élisabéthains ; et parmi nous, ◀la▶ renaissance notable ◀d’▶une poésie ◀d’▶inspiration religieuse en France, pendant ◀l’▶occupation et tôt après.
9. Une Église à tendance liturgique marquée offre ◀le▶ terrain ◀le▶ plus favorable à ◀l’▶entente ou au conflit significatif des théologiens et des écrivains dans une nation donnée.
Je me bornerai à citer ici ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶Église anglicane dont ◀le▶ Prayer Book a formé ◀la▶ langue des poètes depuis près de quatre siècles, et dont ◀le▶ rôle dans ◀l’▶histoire des lettres anglaises s’avère capital, ◀de▶ John Donne à T. S. Eliot, en passant par ◀le▶ Doyen Swift, ◀l’▶évêque Berkeley, Coleridge, Lewis Carroll, et vingt autres noms du même ordre. Ce qui ne signifie rien, bien entendu, pour ou contre ◀le▶ ritualisme, mais indique une direction ◀de▶ recherches peut-être féconde.
10. Une critique théologique ◀de▶ ◀la▶ littérature devra mettre en garde son public contre ◀l’▶illusion courante qui consiste à ne prendre en considération comme auteurs « chrétiens » ou « religieux » que ceux qui parlent ◀de▶ Dieu et traitent ◀de▶ sujets religieux.
Ici encore, « ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur ! Seigneur !… mais ceux qui font ◀la▶ volonté ◀de▶ mon Père… » que nous devons prendre au sérieux. Faire ◀la▶ volonté ◀de▶ Dieu, en écrivant, ce n’est pas simplement parler ◀de▶ Dieu et ◀de▶ sa volonté, ni même en parler avec cette simplicité trop aisément atteinte aux dépens du mystère, et pour laquelle ◀les▶ protestants anglo-saxons montrent un goût immodéré. Je connais un bon nombre ◀d’▶ouvrages religieux dont ◀le▶ style journalistique est incompatible avec aucune espèce ◀de▶ réalité spirituelle. ◀L’▶auteur ne cesse ◀de▶ mentionner cette réalité, mais en fait il échoue à ◀l’▶exprimer ; il se livre à des efforts visibles ◀de▶ propagande en faveur des « valeurs spirituelles », mais par là même, il trahit peut-être une certaine absence ◀de▶ ◀l’▶Esprit dans ◀la▶ genèse ◀de▶ son œuvre. Il oublie que ◀le▶ style ◀d’▶un écrit transmet pour son compte et par lui-même un « message » souvent beaucoup plus réel et agissant que celui qui fait ◀l’▶objet déclaré du dit écrit. Parfois ces deux messages s’accordent et se renforcent ; ◀le▶ plus souvent hélas ils se contredisent, et l’un ruine l’autre secrètement dans ◀l’▶esprit du lecteur. Ce qu’il importe ◀de▶ rappeler ici, c’est que toute œuvre littéraire, si profane qu’en soit ◀le▶ sujet, implique une théologie (fût-ce à ◀l’▶insu ◀de▶ son auteur), et qu’elle ◀l’▶exprime par ◀les▶ mouvements mêmes du style, plus fidèlement et ◀d’▶une manière plus contraignante que par son argumentation. Expliciter cette théologie serait rendre un service important aux auteurs non moins qu’au public.
Ces brèves remarques atteindront leur objet, si par leur insuffisance même, elles incitent quelques jeunes théologiens à pousser plus avant dans un domaine que j’espérais simplement désigner.