Penser avec les mains (janvier 1946)p
Il est temps de▶ proclamer vaine toute œuvre qui laisse son auteur intact, et son lecteur à son confort. Vaine et mauvaise toute œuvre qui ne te saisit pas comme avec une main, qui ne te pousse pas hors de toi-même, dans le scandale ou dans la joie ◀de▶ ta vocation créatrice.
Trop ◀de▶ penseurs inoffensifs secrètent des philosophies correctes, trop ◀de▶ drames inoffensifs se nouent par jeu dans nos romans, trop ◀de▶ scribes inoffensifs nous singent la fureur ou la révolte, l’indulgence ou la paix distinguée. Inoffensifs tous ceux dont l’œuvre n’est pas ce lieu ◀de▶ combat sans merci où quelque chose qu’il ne peut plus fuir attaque l’auteur et tout ce qu’il reflète ◀d’▶une ambiance domestiquée.
Il est grand temps que la pensée redevienne ce qu’elle est en réalité : dangereuse pour le penseur, et transformatrice du réel. « Là où je crée, là je suis vrai », écrivait Rilke. Et c’est pourquoi nous prendrons au sérieux cette distinction : il y a des hommes qui sont l’orgueil ◀de▶ notre esprit, — et d’autres qui s’enorgueillissent ◀de▶ notre esprit. Il y a des hommes qui créent, d’autres qui enregistrent : il ne faudra plus les confondre. Il y a Pascal et Goethe, Dostoïevski et Kierkegaard, — il y a aussi les fins lettrés, les bons esprits, les professeurs, pour lesquels la pensée est un art ◀d’▶agrément, un héritage, une carrière libérale, ou un capital bien placé. Cerveaux sans mains ! et qui jugent ◀de▶ haut, mais ◀de▶ loin, et toujours après coup, la multitude des mains sans cerveau qui travaillent sans fin par le monde, peinant peut-être en pure perte, si ce n’est pour notre perte à tous. Or, ces gens forment l’opinion, sans aucun doute, et ils le savent. Toute l’opinion du monde en est à peu près là, que la pensée ne peut venir qu’à la remorque ◀d’▶événements qui n’ont cure ◀de▶ ses arrêts. C’est que l’on confond la pensée avec l’usage inoffensif ◀de▶ ce que des créateurs ont pensé, au prix de leur vie souvent, et toujours par un acte initiateur et révolutionnaire.
Les uns pensent, dit-on, les autres agissent ! Mais la vraie condition ◀de▶ l’homme, c’est ◀de▶ penser avec les mains.