Les▶ quatre libertés (30 mars 1946)q
◀Les▶ Quatre Libertés ont figuré ◀le▶ but ◀de▶ guerre idéal des Nations unies, comme elles restent ◀l’▶idéal officiel ◀de▶ ◀la▶ paix. Mais j’ai remarqué qu’assez peu de personnes sont capables ◀de▶ ◀les▶ énumérer. Il semble qu’on se soit battu « pour » quelque chose qui n’était pas trop clair, ni bien facile à retenir dans ◀l’▶esprit… Vous rappelez-vous ? C’était Roosevelt qui ◀les▶ avait énoncées le premier au début ◀de▶ 1942 dans son discours sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶Union : « freedom of speech, freedom of religion, freedom from want, freedom from fear », ce qui se traduit un peu malaisément dans notre langue par liberté ◀de▶ parole et ◀de▶ religion, libération ◀de▶ ◀la▶ misère et ◀de▶ ◀la▶ crainte.
Donc les Nations unies ayant gagné ◀la▶ guerre, il est temps ◀de▶ nous demander quel est ◀l’▶état présent des libertés qui faisaient ◀l’▶enjeu ◀de▶ ◀la▶ lutte.
La deuxième, celle du culte ou ◀de▶ ◀la▶ religion, paraît en bonne voie ◀de▶ s’établir dans ◀les▶ pays récemment libérés, de même qu’en Russie soviétique et au Japon. On brûle encore, à ◀l’▶occasion, quelques églises protestantes au Mexique, mais dans ◀l’▶ensemble ◀la▶ situation n’est pas mauvaise. J’ignore d’ailleurs si ce progrès doit être attribué à moins ◀de▶ fanatisme de la part des masses religieuses, ou à plus ◀d’▶indifférence de la part des masses « éclairées », comme disent leurs chefs.
Quant aux trois autres libertés, voici ◀le▶ tableau : ◀la▶ liberté ◀de▶ parole se voit partout mise en échec par des censures officielles ou commerciales, ◀la▶ misère règne, ◀la▶ police règne, et ◀les▶ vainqueurs eux-mêmes vivent dans ◀la▶ peur ◀les▶ uns des autres. Quant à ◀la▶ Bombe, elle a multiplié par 20 000 au moins ◀la▶ liberté ◀de▶ craindre ◀le▶ pire à chaque instant.
Tout cela, nous disent, non sans raison, ◀les▶ gouvernants, n’est que ◀le▶ résultat déplorable, mais fatal, ◀de▶ ◀la▶ guerre. (Étrange activité qui « fatalement » prolonge ou aggrave ◀les▶ tyrannies qu’elle avait pour seul but ◀d’▶écraser. Mais ceci est une autre histoire.) Ma génération est-elle donc condamnée à subir au double ou au triple tout ce qu’elle s’est épuisé à combattre ? Doit-elle accepter ◀de▶ se passer ◀d’▶au moins trois libertés sur quatre, avec ◀l’▶espoir que ses enfants ◀les▶ recevront plus tard — données par qui ? Sommes-nous voués à ◀l’▶esclavage ◀d’▶État par nécessité matérielle ?
On m’en voudra ◀de▶ ces questions, parce qu’elles ne paraissent comporter que des réponses amères et humiliantes, si ◀l’▶on reste au niveau des faits, des dures nécessités, des ruines. Or ◀le▶ rappel des fameuses Quatre Libertés nous y rabat impitoyablement par ◀la▶ comparaison qu’il nous oblige à faire ◀de▶ ◀l’▶idéal et du présent.
Je propose donc que nous changions ce qui peut être immédiatement changé : notre idéal, en attendant ◀le▶ reste. Je propose que nous remplacions ◀la▶ revendication des quatre libertés, pour ◀le▶ moment inaccessibles, par une affirmation unique ◀de▶ Liberté indivisible, qu’il ne dépend que ◀de▶ nous ◀de▶ saisir à l’instant. Il n’y a pas quatre libertés. Il n’y a que « ◀la▶ » liberté, ou non. Je ◀le▶ prouverai par une parabole.
Je connais certains hommes qui jouissent en fait des quatre libertés susdites. « Une » : Ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent à leurs voisins ; « deux » : ils reçoivent gratuitement ◀les▶ secours ◀de▶ ◀la▶ religion ◀de▶ leur choix ; « trois » : ils n’ont plus à se préoccuper ◀de▶ leur subsistance ; « quatre » ils sont solidement protégés contre tous ◀les▶ périls extérieurs. Ce sont ◀les▶ détenus des prisons américaines. (On leur donne même des séances ◀de▶ cinéma ◀le▶ samedi soir.)
◀La▶ liberté ne peut pas être détaillée ni débitée en tranches : elle est vivante. Elle ne peut pas non plus être donnée. Elle exige ◀d’▶être affirmée sur ◀le▶ champ, et coûte que coûte, quels que soient ◀les▶ obstacles. Il y aura toujours des obstacles. Ceux qui ont peur ◀d’▶être libres en feront leurs prétextes comme ◀l’▶ont fait ◀les▶ Allemands sous ◀l’▶hitlérisme.
◀La▶ liberté fondamentale dont tout dépend, c’est celle ◀de▶ se « réaliser personnellement ». Or nous ne pourrons jamais ◀la▶ recevoir ◀d’▶autrui. Sans elle ◀les▶ autres libertés ne comptent guère. Par elle seule, elles peuvent être conquises. Nous ◀l’▶affirmons et nous ◀le▶ démontrons par notre lutte contre toutes ◀les▶ « nécessités » qui s’y opposent sans relâche. Et cette lutte est toujours possible. Cette Résistance ne fait que commencer. Mais si nous décidons que ◀les▶ obstacles à ◀l’▶exercice ◀de▶ notre liberté sont fatals, nécessaires et surhumains, aussitôt nous ◀les▶ rendrons tels, aussitôt nous cesserons ◀d’▶être libres. Et ◀l’▶État aura tous ◀les▶ droits, puisque nous lui laisserons tous ◀les▶ devoirs.
Ce qu’il nous faut, ce n’est pas d’abord un monde bien arrangé autour de nous. (Certaines prisons sont très bien arrangées). Ce qu’il nous faut pour être libres, uniquement et tout simplement, c’est du courage.
Car nous sommes libres, si nous sommes prêts à payer ◀le▶ prix ◀de▶ ◀la▶ liberté, qui sera toujours : payer ◀de▶ sa personne. Un homme libre, c’est un homme courageux, non pas un homme qui aurait reçu (◀de▶ qui ?) trois ou quatre ou trente-six libertés. On entend dire : « X… est un esprit libre. » ◀De▶ qui tient-il sa liberté ? Ni ◀de▶ ◀l’▶État, ni ◀de▶ ◀la▶ Révolution, ni des Soviets, ni ◀de▶ ◀la▶ Démocratie, et surtout pas ◀de▶ leurs experts. Il ◀la▶ tient ◀de▶ sa vision seule et ◀de▶ son courage ◀de▶ lutter pour ◀la▶ joindre. Lénine, sous ◀le▶ tsarisme, était plus libre qu’un fonctionnaire sous Staline. Et George Washington était plus libre qu’un citoyen américain qui tourne ◀le▶ bouton ◀de▶ sa radio. Ils combattaient.