Dialogues sur la▶ bombe atomique : ◀La▶ pensée planétaire (30 mars 1946)r
◀Le▶ xxe siècle est en train de découvrir ce qu’on savait depuis un certain temps mais qu’on n’avait jamais très bien compris, à savoir que ◀la▶ terre est ronde. ◀D’▶où il résulte, entre autres conséquences, que si vous tirez devant vous avec une arme assez puissante, vous recevrez ◀le▶ projectile dans ◀le▶ dos, au prochain tour. Cette figure signifie quelque chose ◀d’▶important : c’est que tout ◀le▶ mal que nous faisons à nos voisins nous atteindra bientôt nécessairement, si nos moyens passent à ◀l’▶échelle planétaire. ◀La▶ flèche servait à ◀la▶ guerre des villages ; ◀le▶ fusil à ◀la▶ guerre des provinces ; ◀le▶ canon à ◀la▶ guerre des nations ; et ◀l’▶avion à ◀la▶ guerre des continents. Voici ◀la▶ Bombe, à quoi servira-t-elle ? À ◀la▶ guerre planétaire, c’est-à-dire : à une guerre qui nous atteint tous, et que nous ne faisons donc qu’à nous-mêmes. ◀Les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ communauté normale, pour une époque donnée, me paraissent pouvoir être mesurées à ◀la▶ portée des armes connues dans cette époque. (Vous avez ici ◀les▶ prémices ◀d’▶une théorie sociologique flambant neuve.) À ◀l’▶arme planétaire correspond donc une communauté universelle, qui relègue ◀les▶ nations au rang ◀de▶ simples provinces.
Laissez-vous entraîner quelques instants dans ce jeu gravitant des symboles : ◀la▶ Terre, ◀le▶ Globe, ◀la▶ Boule, ◀la▶ Tête, ◀la▶ Bombe, et ◀l’▶Unité considérée partout et ◀de▶ tout temps comme objet rond, pomme, sphère ou sceptre ◀d’▶or, que ce soit ◀l’▶Univers, ou ◀l’▶Empire, ou ◀l’▶atome. Ici ◀les▶ extrêmes se reflètent. ◀Le▶ microcosme répond au macrocosme. Si notre siècle arrive à digérer et intégrer cette pensée-là, il aura fait une révolution bien plus grande que ◀la▶ Renaissance.
Il semble que la dernière guerre, j’entends celle ◀de▶ 39-45, a beaucoup fait pour éveiller dans ◀les▶ nations ◀le▶ sentiment ◀de▶ leur relativité. ◀La▶ guerre ◀de▶ Chine, cette plaisanterie ◀de▶ chansonniers du temps ◀de▶ Montmartre, intéressa pendant dix ans, directement, ◀la▶ vie courante des habitants des Amériques Nord, Centre, Sud, et ◀de▶ ◀l’▶Asie, c’est-à-dire ◀la▶ moitié du genre humain. L’autre moitié en subit ◀les▶ effets moins directs, mais pourtant notables : ◀les▶ Français eussent mieux mangé, en 1944 et 1945, si ◀les▶ cargos alliés n’avaient été trop occupés dans ◀le▶ Pacifique. ◀Les▶ Anglais eussent peut-être voté différemment. ◀La▶ solidarité pratique des différentes parties du globe est un fait durement établi au niveau de notre existence matérielle. Avant qu’elle puisse devenir un fait ◀de▶ droit, il nous faudra probablement passer par une étape intermédiaire, qui est celle du fait psychologique : ◀la▶ formation ◀d’▶une conscience planétaire.
Nous retardons, il n’y a pas ◀de▶ doute, nous retardons sur nos réalités. Nous poursuivons nos existences provinciales, Londoniens, Madrilènes, Parisiens ou Romains, avec nos clans, nos écoles, nos partis et nos disputes centenaires ou quinquennales, avec nos allusions perfides ou flatteuses qui perdent pointe et sens si ◀l’▶on se déplace un peu, disons à quelques heures ◀d’▶avion.
Ce n’est rien ◀de▶ traduire une langue : ◀les▶ problèmes nationaux restent intraduisibles pour qui ne peut y aller voir et sentir. Et notre époque n’est pas celle des voyages, mais seulement celle des « missions » comme on dit. Une mission ne se promène pas, ne voit rien, n’a pas ◀de▶ temps à perdre. C’est un raid. Nous n’apprendrons rien. Cependant qu’un beau jour ◀le▶ paysan normand et ◀le▶ boutiquier ◀de▶ Lyon ne pourront plus boucler leurs comptes parce que ◀les▶ Noirs se seront révoltés en Caroline du Sud ou à Harlem ; et ◀les▶ mineurs du pays de Galles n’auront plus ◀de▶ viande pendant des mois, parce que ◀les▶ péons ◀d’▶Argentine se seront enfin organisés contre ◀les▶ grands estancieros. Vous pourrez toujours essayer ◀d’▶expliquer aux victimes ◀de▶ ◀la▶ crise que ce n’est pas ◀la▶ faute du député local ni ◀de▶ « ◀l’▶hypocrisie américaine ».
Que faire ? Tout le monde ne peut pas tout savoir, encore moins tout voir et tout comprendre. ◀Les▶ problèmes ◀les▶ plus angoissants ◀de▶ nos compagnons ◀de▶ planète restent pour nous terres inconnues, et psychologiquement inexplorées. Hic sunt leones inscrivaient ◀les▶ géographes du Moyen Âge dans ◀les▶ grandes marges ◀de▶ leurs cartes ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et pourtant nous sommes destinés à découvrir un jour que ces lions sont des hommes, qui d’ailleurs nous prenaient nous aussi pour des lions. (Il ne manque pas ◀de▶ Persans pour se demander : Comment peut-on être Français ?)
Je parlais ◀d’▶une conscience planétaire. C’est sa nécessité qu’il faut d’abord sentir. Et qu’aussitôt ◀la▶ presse et ◀la▶ radio, ◀le▶ cinéma surtout ◀l’▶éveillent et ◀la▶ propagent, sous ◀de▶ larges rubriques créant un appel ◀d’▶air. Ce n’est pas une question ◀d’▶information d’abord, vous m’entendez, mais ◀de▶ sens, ◀de▶ vision, ◀d’▶ouverture ◀de▶ ◀l’▶esprit… Forçant à peine, je dirais : c’est d’abord une question ◀de▶ poésie. Est-ce un hasard si, parmi tous nos écrivains, ceux que je vois manifester ◀le▶ sentiment ◀le▶ plus direct et ◀le▶ plus contagieux ◀de▶ ◀la▶ planète sont précisément deux poètes : ◀le▶ Saint-John Perse de l’Anabase et ◀de▶ ◀l’▶Exil, et Paul Claudel, notre grand écrivain « global » ? Dans leur prose et dans leurs longs versets, quel qu’en soit ◀le▶ sujet allégué, nous avons pour la première fois senti, sous ◀le▶ drapé ◀d’▶un français riche et pur, battre ◀le▶ pouls mesuré ◀de▶ ◀l’▶Asie, ◀le▶ cœur violent des Amériques.
Vous alliez me dire que j’oubliais ce grand joueur ◀de▶ Boule que fut « Saint-Ex ». À Dieu ne plaise que j’oublie jamais celui qui le premier me parla ◀de▶ ◀la▶ Planète comme ◀d’▶un amour et ◀d’▶une souffrance intime !…