Deux presses, deux méthodes : l’▶Américain expose, ◀le▶ Français explique (4 avril 1946)e f
Peu de temps avant ◀la▶ guerre, un grand journal du soir, qui disposait d’un poste de radio, m’interviewa au sujet du petit livre que je venais de publier sur ◀l’▶Allemagne. J’expliquai que ◀la▶ presse hitlérienne me paraissait meilleure que celle de France, parce qu’elle donnait plus de nouvelles du monde, et d’une manière plus objective, du fait même que ses partis pris étaient connus et déclarés. ◀Le▶ directeur du journal en question censura cette partie de ◀l’▶interview, en vertu de ◀la▶ politique qu’on attribue par erreur à ◀l’▶autruche. Je suis certain qu’il avait tort, comme ◀la▶ suite ◀l’▶a prouvé d’ailleurs. ◀Le▶ directeur de Carrefour admettra-t-il que je récidive, à propos cette fois-ci de ◀l’▶exemple américain ?
Exposé de points de vue contradictoires
◀Les▶ grands journaux américains admettent dans leurs colonnes ◀l’▶exposé de points de vue contradictoires, et je précise : ils ◀l’▶admettent justement à ◀l’▶occasion des débats ◀les▶ plus graves et ◀les▶ plus passionnés, tels que ceux que provoquent une période de grèves, ◀le▶ renvoi bruyant d’un ministre, ou même d’une élection présidentielle. Dans quel autre pays de notre monde du xxe siècle verrait-on un journal de ◀l’▶importance du New York Times donner une page entière au discours de son candidat, et une page entière, en regard, au discours de son adversaire ? Cependant que ◀l’▶éditorial commente en termes mesurés ◀les▶ mérites respectifs des personnes en présence ? Et s’il s’agit d’une grève de vastes dimensions, comme celle qui vient d’interrompre pendant plusieurs mois ◀la▶ production de ◀la▶ General Motors, vous trouverez tous ◀les▶ jours ◀les▶ points de vue affrontés du patronat et de ◀l’▶union syndicale, dont ◀les▶ déclarations officielles seront citées in extenso.
Pas de polémique contre un autre journal
Ainsi ◀la▶ controverse réelle est exposée, pièces à ◀l’▶appui, devant ◀le▶ lecteur. Mais ce que vous ne verrez jamais, dans ce même journal, c’est une polémique contre un autre journal. Ceci me paraît très important. En France, il arrive trop souvent que ◀le▶ débat réel reste mal défini, ◀les▶ positions des parties en présence n’ayant pas été déclarées dans ◀les▶ termes exacts où elles s’arrêtent. Ce que ◀l’▶on trouve dans son journal, c’est un débat à propos d’un débat. C’est un torrent de jugements contradictoires, mais trop exactement prévus — sous ◀la▶ rubrique revue de ◀la▶ presse — au sujet d’un problème qui, semble-t-il, importe moins en soi que ce qu’en disent ◀les▶ partis. Ainsi ◀l’▶on peut « causer » à ◀l’▶infini, mais sans trop de chances de se former une opinion plausible ou réaliste. Tartempion pense ceci, Durand déclare cela, mais l’un est radical et l’autre communiste, je ◀le▶ savais bien, parbleu ! comme dirait Gide. Et je savais que quel que fût ◀le▶ problème posé, ils resteraient attachés « indéfectiblement », comme des moules, à leurs vieux principes. Mais ◀le▶ problème subsiste et je voudrais qu’on me dise comment ◀le▶ résoudre pratiquement. Au lieu de quoi Tartempion me ressasse que Durand n’est qu’un radical. De quoi donc parlait-on ? Qu’allons-nous faire ?
Ce n’est pas que ◀les▶ journaux américains craignent ◀la▶ discussion violente, ◀la▶ dénonciation personnelle ou ◀le▶ scandale. Quand ils s’y lancent, ils n’y vont pas de main morte. Mais leur objectif principal, ou si ◀l’▶on veut, leur arme favorite, reste ◀l’▶information toute nue, ou presque. Sur trente-deux pages de leur édition quotidienne, ◀le▶ Times ou ◀le▶ Tribune consacrent à peu près deux tiers de page à leurs éditoriaux, dont ◀la▶ moitié traite de ce qui se passe dans tel pays de ◀l’▶Amérique du Sud ou de ◀l’▶Europe. ◀Le▶ reste du journal se compose de dépêches d’agences, récrites et délayées sous forme d’articles signés, et d’articles de correspondants spéciaux publiés sous forme de longues dépêches ; de commentaires ou « colonnes syndiquées » (qui paraissent ◀le▶ même jour dans vingt autres journaux) ; et des rubriques régulières : sports, religion, finance, livres, théâtre, correspondance, jardin, etc.
Mais ◀le▶ fait est qu’une dépêche de Paris, par un correspondant américain, qui occupe chaque matin une ou deux colonnes de son journal, en apprend davantage sur ce qui se passe en France que ◀la▶ lecture de dix journaux français. Tous ◀les▶ Français, qui viennent ici, en tombent d’accord.
New York a neuf journaux, Paris en a…
◀Le▶ correspondant-américain-à-l’étranger est une espèce humaine bien définie. ◀Le▶ grand reporter français cherche à expliquer, il tend à ◀l’▶essai. ◀Le▶ correspondant américain cherche à faire voir, il tend au roman. Sa gloire et son statut social éclipsent bien souvent ceux des grands romanciers.
Ce qui pose chaque jour aux rédacteurs d’un journal américain, en plus des problèmes d’un grand quotidien, ◀le▶ problème d’une volumineuse revue de vulgarisation. Ce qui suppose un état-major et un personnel gigantesques, spécialisés à ◀l’▶infini ; des pages de publicité aussi chères qu’abondantes ; ou un propriétaire aux dollars inépuisables. Ce qui s’oppose enfin à ◀la▶ multiplication des journaux. New York, pour sept millions d’habitants, ne possède que neuf grands journaux ; Paris en publie sept fois plus, qui, d’ailleurs, tirés sur deux pages, feraient, réunis en une seule liasse, tout juste un numéro du Times, pour ◀le▶ volume de mots imprimés.
Deux pages pour ◀la▶ religion, pas de roman-feuilleton
Trois remarques au sujet des rubriques régulières. Celle des sports, contrairement à ce que ◀l’▶on attendrait, ne tient pas plus de place que dans ◀la▶ presse française. Par contre, celle de ◀la▶ religion, qui n’existe aucunement en France, occupe souvent deux pages entières. Enfin, vous ne trouverez pas dans ◀les▶ journaux américains cet héritage inexcusable de ◀la▶ presse du siècle dernier, que nous appelons ◀le▶ roman-feuilleton, et que je vois encore, en pleine période de disette de papier, encombrer ◀le▶ tiers de la seconde et dernière page de plusieurs journaux parisiens. ◀Le▶ censeur astucieux, possédé par ◀l’▶idée d’empêcher ◀le▶ peuple de savoir ce qui se passe, n’eût pas trouvé de meilleur expédient : s’ils demandent des nouvelles, contez-leur une histoire. « S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent des brioches ! » ◀Le▶ siècle est en révolution, ◀l’▶Europe en ruine, ◀la▶ France en crise pour dire ◀le▶ moins, c’est bien ◀le▶ moment de lire Paul de Kock…
Des moyens d’information dignes de ce nom
◀La▶ France possède, depuis ◀la▶ guerre, un ministère de ◀l’▶Information, dont jusqu’à plus ample informé, je ne mettrai pas en doute ◀l’▶utilité. Mais elle ne possède pas d’organes d’information dignes du nom. Sur quoi peut bien régner ce ministère ? J’imagine qu’il a pris à tâche de créer un nouvel esprit, un nouveau sens des devoirs civiques de ◀la▶ presse, une école de reportage, un journal type… et surtout des campagnes d’information. Je me permettrais, dans ce cas, de lui suggérer ◀le▶ modèle du Christian Science Monitor, du New York Times ou du Herald Tribune. Ce sont ces grands journaux que j’avais dans ◀l’▶esprit en écrivant ce qui précède. J’ai préféré ne point parler de ◀la▶ « presse Hearst » et des journaux de McCormick, qui règnent sur ◀le▶ Middle West, et dont ◀les▶ tares ◀les▶ plus connues sont ◀la▶ brutalité de langage, ◀la▶ haine posthume de Roosevelt, ◀l’▶isolationnisme impénitent, ◀le▶ racisme et ◀le▶ préjugé antieuropéen.
Toutes ◀les▶ comparaisons du genre de celles que je viens d’esquisser courent ◀le▶ risque d’opposer ◀le▶ meilleur d’un des termes à ◀la▶ moyenne ou même au pire de l’autre. Il resterait à opposer ◀la▶ tenue littéraire, mettons du Figaro à ◀la▶ vulgarité totale du Journal and American. Mais il est difficile d’être à la fois juste et utile, en temps de crise. Et j’ai voulu courir au plus pressé.