Dialogues sur la bombe atomique : Post-scriptum (27 avril 1946)t
— Un dernier mot. (Et dire que j’allais l’oublier !) La Bombe n’est▶ pas dangereuse du tout.
— ◀Êtes▶-vous fou ? De quoi donc parliez-vous dans vos cinq dialogues précédents ? Faut-il penser que vous vous moquiez du monde ?
— J’◀étais▶ sérieux. Je prenais au sérieux les événements qui nous menacent à bout portant. La fin des armées, par exemple. Mais cela ne ◀serait▶ rien encore, quoi qu’en pensent quelques généraux. Je parlais de la fin du monde…
— Et maintenant vous nous dites : aucun danger ! C’est là sans doute votre manière paradoxale, comme de coutume, d’avouer que vous exagériez. Savez-vous que beaucoup l’ont pensé, sans vous le dire ? Il ◀est▶ bien naturel que l’événement d’Hiroshima nous ait jetés pour quelque temps dans un état d’esprit d’Apocalypse. Mais dix mois ont passé, et rien ne se passe. Dieu ◀soit▶ loué, nous avons repris nos sens. Certains pressentent déjà que la Bombe ◀est▶ en train de se dégonfler, pour ainsi dire. Après tout, nous devions le prévoir, car nous avons vécu un précédent : la guerre des gaz. Tout le monde s’y préparait, vous rappelez-vous ? Dans toutes les capitales d’Europe, on voyait en 1939 les civils se promener avec leur boîte à masque en bandoulière. Eh bien, la guerre des gaz n’a pas eu lieu, parce que tout le monde en avait une peur bleue, et que personne, même pas Hitler, n’a eu le courage de commencer. À plus forte raison pour la Bombe…
— Je ne trouve pas la raison bien forte, en vérité. Hitler n’a pas eu recours aux gaz, c’est entendu. Mais pensez-vous qu’une timidité subite l’ait arrêté, ou quelque amour tardif de notre humanité ? Simplement, il a fait son calcul. Les Alliés pouvaient riposter, et la valeur militaire de cette arme ◀était▶ loin de compenser, même à ses yeux, le risque moral qu’il eût couru à l’employer. Le cas de la Bombe ◀est▶ différent. Je vous répète qu’elle supprimera la possibilité de riposter, c’est-à-dire jouera militairement le rôle d’une bataille décisive. Elle supprimera donc les scrupules de l’agresseur éventuel. Car nos scrupules naissent en général d’une rapide évaluation des conséquences fâcheuses, pour nous-mêmes, de nos actes. Si l’emploi de la Bombe ◀est▶ décisif, il n’y a pas de punition à redouter. Il ◀est▶ donc clair qu’on l’emploiera, au risque de faire sauter la Terre.
— Alors, pourquoi dites-vous : la Bombe n’◀est▶ pas dangereuse ?
— Pour une raison très simple. La Bombe ◀est▶ un objet. Les objets ne ◀sont▶ jamais dangereux.
Ce qui ◀est▶ dangereux, horriblement, c’est l’homme. C’est lui qui a fait la Bombe, et c’est lui seul qui se prépare à l’employer. Quand je vois qu’on nomme des comités pour la retenir ! Comme si elle ◀était▶ tombée du ciel, animée de mauvaises intentions ! C’est d’un comique démesuré. Le contrôle de la Bombe, que l’on discute à longueur de colonne, dans toute la presse, ◀est la plus belle absurdité de l’Histoire. Comprenez-vous bien de quoi l’on parle ? Contrôler cet objet inerte ? C’est comme si tout d’un coup l’on se jetait sur une chaise pour l’empêcher d’aller casser les vases de Chine. Si on laisse la Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra bien coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas d’histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle de l’homme.
— Ah ! ça, c’est une autre question.
— C’est la question de l’Autre. C’est la seule. On ne peut plus l’éviter depuis que la Bombe nous menace et nous tente à la fois. Et voilà bien le progrès le plus sensationnel du siècle.
— Un progrès ?
— Oui, j’appelle ainsi tout ce qui nous rapproche des vraies questions, et nous oblige à y faire face.