Monsieur Denis de Rougemont, de passage en Europe, nous dit… [Entretien] (4 mai 1946)f g
Monsieur, quel bon vent vous amène ?
J’avais besoin de me retrouver dans une atmosphère française ; la▶ production littéraire demande qu’on ne séjourne pas indéfiniment dans ◀le▶ climat étranger. En outre, j’ai des éditeurs à voir à Paris et en Suisse. Et je serais rentré il y a un an déjà si ◀les▶ circonstances s’y étaient prêtées.
Êtes-vous venu en Suisse directement ?
Oui, à part un arrêt de quelques jours à Paris.
Votre impression de ◀la▶ capitale française ?
J’ai été frappé par son extraordinaire beauté, contrastant brutalement avec ◀la▶ foule qui ◀la▶ peuple et que je ne reconnaissais plus : des visages sans gaieté, des corps petits, comme affaissés… Un vrai cauchemar…
N’était-ce pas ◀le▶ contraste avec ces grands diables d’Américains ?
Non, car en Suisse je n’ai rien éprouvé de semblable. À Paris c’était véritablement oppressant…
Remontons ◀le▶ cours de votre voyage. Puis-je vous demander où vous aviez vos assises en Amérique et quelles furent vos occupations durant ◀le▶ temps où ◀la▶ Suisse vous avait en quelque sorte perdu de vue ?
J’ai surtout habité New York, à part ◀les▶ quatre mois que j’ai passés en Argentine à faire ◀les▶ conférences qu’impliquait ma mission. Je pensais alors regagner ◀la▶ Suisse, quand ◀l’▶entrée en guerre des États-Unis me bloqua sur place.
J’avais constaté que ◀les▶ conférences n’étaient pas un très bon moyen de propagande. ◀Les▶ Américains en écoutent énormément, et ◀les▶ oublient ◀le▶ lendemain. J’ai donc écrit un livre sur ◀la▶ Suisse, en collaboration avec Mme Maurice Muret, qui s’intitule ◀Le▶ Cœur de ◀l’▶Europe et qui eut un grand succès. C’est ◀le▶ seul ouvrage que ◀les▶ Américains peuvent consulter, pour se renseigner sur notre pays, et il s’en vend encore régulièrement.
J’ai été professeur — et ◀le▶ suis encore en titre — à ◀l’▶École libre des hautes études, université française en exil dirigée à ses débuts par Maritain et feu Focillon, aujourd’hui par ◀le▶ Belge H. Grégoire. Cet institut est maintenant destiné aux jeunes Américains. Je crois qu’on en a peu parlé en Suisse ?
En effet. Qu’y enseigniez-vous ?
J’avais une chaire de philosophie-sociologie. Mes collègues, de Strasbourg, Rouen, ◀la▶ Sorbonne, etc. étaient charmants.
◀La▶ vie intellectuelle était donc fort active à New York ?
Au point que trois maisons françaises d’édition s’y sont fondées pendant ◀la▶ guerre. J’ajoute que ◀l’▶École des hautes études a lancé une revue, Renaissance. De là, j’ai passé au ministère américain de ◀l’▶information de guerre, où j’étais chargé de ◀l’▶émission « ◀La▶ voix de ◀l’▶Amérique parle aux Français », retransmise par Londres. Il me fallait faire chaque jour 20 à 30 pages, soit un quart d’heure de nouvelles et autant de commentaires, dans un bruit trépidant et en s’inspirant des directives des chefs locaux de Londres et des Américains. C’était extrêmement fatigant et j’ai abandonné au bout de deux ans.
Ce qui fut sans doute tout bénéfice pour ◀les▶ lettres ?
Je rapporte quatre manuscrits, dont trois sont terminés et vont être publiés à Paris. Ce sont des essais sur ◀les▶ mythes grecs : Doctrine fabuleuse ; un recueil d’articles intitulé Vues sur ◀l’▶Amérique ; et 18 Lettres sur ◀la▶ bombe atomique (qui seront traduites en anglais, en danois, en hollandais, en espagnol), d’un style du genre voltairien, dans lesquelles je montre que ◀les▶ armées de masse sont devenues inutiles et que ◀la▶ guerre militaire est morte, et qu’un gouvernement mondial est devenu possible, mais doit émaner des peuples et non des États.
Vos derniers ouvrages ont-ils été traduits à ◀l’▶usage des Américains ?
J’ai un contrat avec une maison américaine qui a commencé par éditer en anglais ◀La▶ Part du diable et ◀Les▶ Personnes du drame . D’autres de mes ouvrages seront traduits. En outre, on va rééditer à Paris Politique de ◀la▶ personne , Penser avec les mains et ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident .
Vous allez donc faire une rentrée massive sur ◀le▶ marché du livre ?
Oui, peut-être même un peu trop : tout compte fait, j’aurai 18 publications cette année ! C’est beaucoup à la fois.
Vous n’êtes plus ◀l’▶intellectuel en chômage…
Au contraire, je vais maintenant pouvoir me consacrer entièrement à mes livres.
Quelques-unes de vos lettres sur ◀la▶ bombe atomique ont paru dans ◀Le▶ Figaro ?
Oui, elles ont causé du scandale dans certains milieux, mais aussi beaucoup d’approbations enthousiastes.
Savez-vous si ◀les▶ Soviets ont, pu s’emparer du secret de ◀la▶ bombe atomique ?
Non, et nul ne ◀le▶ sait, je crois, en Amérique. Mais une polémique ardente, sur ◀l’▶opportunité de ◀le▶ livrer, alimente encore quotidiennement ◀la▶ chronique, là-bas.
Avez-vous été séduit par ◀l’▶Amérique ?
Je ◀l’▶aime énormément ; c’est une autre civilisation que ◀la▶ nôtre, mais qui a ses valeurs à elle.
Peut-on employer ce mot de civilisation pour un peuple si neuf ?
Disons que leur conception de ◀la▶ vie est différente. C’est une question de mœurs, de rapports quotidiens. Ils n’ont pas de culture proprement dite, mais bien une civilisation scientifique, non exempte d’un certain pédantisme. Des armées de savants étudient par exemple ◀la▶ meilleure façon de s’alimenter, et ◀la▶ font enseigner aux écoliers. C’est d’ailleurs une très belle race qui est en train de se former, et de gens extrêmement gentils.
Y a-t-il bien, à votre avis, une puérilité américaine ? Et quel jugement porter sur ◀les▶ histoires d’un pittoresque extravagant qui nous viennent de là-bas ?
Puérils, ils ◀le▶ sont à nos yeux sur certains points, et nous ◀le▶ sommes à leurs yeux sur certains autres (par exemple, ◀la▶ manie de nous battre). À côté d’eux, nous sommes un peu « névrosés ». Ils sont évidemment très simplistes dans ce qu’ils impriment, et manquent d’esprit critique. Quant à leurs loufoqueries, ne croyons pas qu’ils ◀les▶ prennent au sérieux : c’est un genre d’humour qui leur plaît, et ils ne font que s’en amuser. Si on ◀les▶ compare aux Français, il est indéniable que ces derniers, quoi qu’on dise, sont beaucoup plus « sérieux ».
◀L’▶Amérique est du reste un pays si vaste, si mélangé et si divers, que tout y est toujours vrai quelque part. C’est un résumé de ◀la▶ planète. On se sent à New York, en particulier, si cosmopolite aujourd’hui, comme au centre du monde. Et, ne serait-ce que pour mieux comprendre leur continent grâce à ◀l’▶éloignement, il faudrait que ◀le▶ plus grand nombre possible d’Européens eussent ◀l’▶occasion de quitter leur « province » pour s’y rendre.
N’ont-ils donc rien à craindre de ◀l’▶américanisme ?
Pour ce qui est du matérialisme, avec son culte du confort et de ◀la▶ machine, son admiration pour ◀le▶ progrès technique, ◀les▶ Américains n’ont en somme pas grand-chose à nous apprendre, et c’est là une de leurs grandes ressemblances (il y en a beaucoup) avec ◀les▶ Suisses. Non, plutôt que ◀l’▶influence de ◀la▶ standardisation matérielle, c’est ◀la▶ standardisation de ◀la▶ pensée qui me paraît très dangereuse. De ◀la▶ pensée et des jugements moraux : par ◀la▶ synchronisation de ◀la▶ presse ; par ◀le▶ prestige incroyable d’Hollywood, qui donne ◀le▶ ton, et où ◀l’▶Amérique semble copier ◀l’▶image qu’elle s’y fait d’elle-même ; par ◀la▶ baisse du niveau intellectuel auquel ◀les▶ éditeurs contribuent en ne faisant de gros tirages que pour ◀les▶ ouvrages médiocres. Quand un livre a du succès, on ◀le▶ refait cent fois. À part une ou deux exceptions, ◀les▶ bons auteurs américains sont beaucoup plus connus en Europe qu’en Amérique.
Ce qui est tout à notre honneur !
◀L’▶Europe reste ◀le▶ continent de ◀la▶ création. ◀L’▶Amérique ne crée pas. Elle est plutôt complémentaire de ◀l’▶Europe. Cela permettrait entre elles une entente fructueuse et solide.
Et, à ce propos, on a tort en Europe de craindre ◀l’▶impérialisme américain. J’ai peur, quant à moi, qu’il ne soit beaucoup trop timide ! Car ◀les▶ Américains redoutent énormément d’avoir l’air impérialiste. Et cette politique pourrait avoir d’assez graves conséquences pour ◀l’▶Europe…1